Opéra et écologie : une chimère ?

Opéra
Edito

Opéra et écologie : une chimère ?

Le 29 Sep 2021
Déchargement du décor de Foxie! La Petite Renarde rusée de Leoš Janá ek, mise en scène Christophe Coppens, La Monnaie, 2017. Photo Bernd Uhlig.
Déchargement du décor de Foxie! La Petite Renarde rusée de Leoš Janá ek, mise en scène Christophe Coppens, La Monnaie, 2017. Photo Bernd Uhlig.
Déchargement du décor de Foxie! La Petite Renarde rusée de Leoš Janá ek, mise en scène Christophe Coppens, La Monnaie, 2017. Photo Bernd Uhlig.
Déchargement du décor de Foxie! La Petite Renarde rusée de Leoš Janá ek, mise en scène Christophe Coppens, La Monnaie, 2017. Photo Bernd Uhlig.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145
Tout nous ramène à l’écologie 

Le café colom­bi­en que l’on prend le matin en songeant aux petits exploitants d’un pays d’Amérique latine ; la chemise en coton qui nous fait penser à des petites mains abîmées dans les usines obscures d’un pays du Sud ; la voiture et ses embouteil­lages sur le périphérique et notre incom­préhen­sion face au sens des choses, demain j’arrête tout, je plaque tout, je change de vie ; la mes­sagerie débor­dante de mails, trop c’est trop ; la pluie inces­sante qui, un bref instant, nous ras­sure face à un réchauf­fe­ment plané­taire trop effrayant ; la vue agréable des arbres à tra­vers la fenêtre et l’angoisse, juste après cette courte trêve, de leur dis­pari­tion prochaine, comme celle de toutes les forêts du monde ; ces embal­lages en plas­tique qui nous exas­pèrent ; ces vacances à organ­is­er – mais que faire, par­tir loin, en avion, ce n’est peut-être pas une si bonne idée, tan­dis que le train, c’est mieux et puis les com­pag­nies fer­rovi­aires nous indiquent notre empreinte car­bone, alors d’accord, on ne sait pas exacte­ment com­ment c’est cal­culé, mais bon, ça a l’air plutôt léger tout compte fait. La liste est longue de ces instants où chaque geste, même le plus anodin, ren­voie à des enjeux écologiques à la fois réels et fan­tas­més. 

De la nécessité de changer, donc. 

Nous avons con­science de vivre une ère où nos actions déter­mineront la pos­si­bil­ité d’une vie sur terre pour de nom­breuses espèces, dont la nôtre. Et pour­tant, le change­ment tarde à venir. La cul­pa­bil­ité qui en émane, iné­gale­ment partagée entre les pays, les cul­tures, les généra­tions, est un fac­teur sup­plé­men­taire d’inquiétude. C’est dans ce paysage trou­blé que la pandémie s’est abattue sur notre planète. 

Qu’est-ce qui nous fige tandis que le temps nous est compté ? 

Le théâtre accom­pa­gne son époque, par­tic­i­pant à ses trou­bles, ses révoltes, ses muta­tions. Mais que peut-il pour arrêter la marche des choses ? Plus per­son­ne ne croit encore qu’un « art engagé », lancé dans le tumulte du temps présent pour réveiller les con­sciences, soit ce dont nous avons besoin. L’engagement procède aujourd’hui selon d’autres principes, agit sur d’autres périmètres, rebat­tant toutes les cartes de l’art et de la vie sociale. Quant à l’opéra, cet art si spec­tac­u­laire, où le théâtre naît de la musique elle-même, ne sera-t-il pas bien­tôt jus­ti­cia­ble pour son faste et sa prodi­gal­ité ? Ne lui reprochera-t-on pas son usage insou­ciant des ressources et sa propen­sion à se nour­rir de fables con­stru­ites par d’autres ? Et que pensera-t-on demain de ces images de la nature qu’il a con­stru­ites et répan­dues, et dont on sait, aujourd’hui, tout ce qu’elles avaient d’illusoire et de destruc­teur pour les équili­bres du vivant ?

Face à l’urgence, ce qui nous manque cruellement, c’est le temps

Car il faut du temps pour chang­er ses représen­tations – anthro­po­logiques, philosophiques, écono­miques, sociales, et pour pro­jeter les fonde­ments d’un nou­veau monde. On ne cesse d’en appel­er à de nou­veaux réc­its, de nou­velles formes, de nou­veaux imag­i­naires. Mais l’imaginaire ne se dicte pas. Il se con­stru­it lente­ment, à plusieurs et en se partageant, en puisant partout où des images se pro­fi­lent, où des émo­tions se dressent, où des sou­venirs s’invitent, où des forter­ess­es s’effondrent. Il se nour­rit des saveurs com­binées de toute une époque. Patiem­ment, et impatiem­ment. Dans la patience, et la colère, l’oubli et la créa­tion.

Prendre part à la polyphonie 

Il y a les voix de ces nou­veaux réc­its aux­quels on aspire, vers lesquels on tâtonne, en trou­vant l’inspiration dans l’histoire, la soci­olo­gie, la philoso­phie, les sci­ences du vivant, la géo­gra­phie, la lit­téra­ture. Il y a les rythmes de ces nou­velles formes, qu’on expéri­mente en espérant qu’elles aideront à sor­tir notre époque de son ornière, et qui sont autant de moments de ren­con­tres avec le vivant, autant de façons d’entrevoir com­ment coex­is­ter, et chercher ensem­ble. Il y a les matéri­al­ités mis­es en œuvre et l’épaisseur har­monique des actions entre­pris­es, sur toute la chaîne d’une pro­duc­tion artis­tique, dans l’énergie des publics, des ter­ri­toires, des artistes, des arti­sans, des tech­ni­ciens, des indi­vidus et des insti­tu­tions, qui tous con­tribuent au renou­velle­ment des pra­tiques et infléchissent les tra­jec­toires. Gou­vernées par dif­férentes logiques, leurs tem­po­ral­ités se con­juguent et tis­sent la poly­phonie dont sera fait l’opéra de demain. 

C’est dans ce va-et-vient entre réal­ités con­crètes et réal­ités sym­bol­iques que nous avons voulu con­duire les lecteurs et lec­tri­ces de ce numéro, sachant que pour beau­coup « opéra » et « écolo­gie » for­ment un improb­a­ble duo, une chimère en quelque sorte. Il nous impor­tait de situer quelques jalons de la prise de con­science écologique à l’opéra, d’ouvrir des pistes cri­tiques, d’entrer dans les ate­liers, les salles de répéti­tion, de fournir des ren­seigne­ments sur les réal­ités économiques et socié­tales, d’interroger les pro­fes­sion­nels sur le ter­rain, et de pren­dre le recul néces­saire pour appréhen­der la bas­cule esthé­tique si man­i­feste de notre temps. 

Au terme de cette enquête, le monde lyrique nous appa­raît plus fer­tile que jamais. Par ses pro­por­tions et sa tra­di­tion sécu­laire d’échanges, l’opéra se trou­ve aux con­flu­ents de mul­ti­ples lignes de force. L’opéra con­tem­po­rain tente de nou­velles col­lab­o­ra­tions transartis­tiques. Il sort des murs, s’inspire du monde végé­tal, devenu véri­ta­ble source d’inspiration philosophique et poli­tique pour ses sys­tèmes d’interconnexion et de sen­si­bil­ité, se met en quête de com­mu­ni­ca­tions inter­spé­ci­fiques, et par­ticipe à de nou­veaux for­mats. Sur le plan des réper­toires clas­siques, le monde lyrique s’est engagé depuis quelques années dans la voie de l’écoresponsabilité et de l’écologie sociale. Nul doute que ces ques­tions sont au cen­tre de ses préoc­cu­pa­tions aujourd’hui. Le nom­bre des per­son­nes impliquées dans une pro­duc­tion d’opéra sert désor­mais la cause écologique avec une capac­ité d’entraînement sans précé­dent. 

L’opéra, un art de la diversité 
et de la diplomatie

Grâce à nos parte­naires, pio­nniers dans ces domaines – l’Opéra Comique, la Mon­naie de Brux­elles, le Fes­ti­val d’Aix-en-Provence –, grâce aux con­tri­bu­tions des auteurs et autri­ces du numéro qui ont fait dou­bler les pro­por­tions du numéro (l’opéra est l’art de l’excès, une fois de plus), grâce au sou­tien de l’Institut Uni­ver­si­taire de France et du pro­jet en cours « Opera and Cli­mate Change », nous avons pu réu­nir un dossier qui abor­de les mul­ti­ples facettes d’un genre vivant aujourd’hui l’une des péri­odes les plus fasci­nantes de son his­toire, à la mesure des défis écologiques de notre époque. 

Il était impor­tant aus­si que la revue fran­co-belge Alter­na­tives théâ­trales, qui a tou­jours été aux côtés de l’opéra aux moments clés de son développe­ment1, lui ouvre une nou­velle fois sa tri­bune pour porter ces ques­tions cru­ciales sur le devant de la scène, au plan européen. Car l’opéra est un genre qui à sa façon incar­ne et con­cen­tre la cul­ture européenne, dans sa diver­sité même. C’est pourquoi nous avons porté l’enquête en dif­férents points du con­ti­nent qui l’a vu naître – en son cœur comme en ses con­fins, dans ses maisons de pres­tige comme en ses lieux émer­gents, ses îles et ses rési­dences éphémères. 

Enfin, parce que l’opéra est l’art par excel­lence de la coex­is­tence – coex­is­tence des arts, des épo­ques, des langues, des lieux, des sons et des formes –, il est pro­fondé­ment poli­tique. 

Or – et c’est un cadeau de l’histoire dont il faut se saisir à tout prix – le spec­ta­cle lyrique con­serve aujourd’hui encore toute sa puis­sance d’émotion et de fig­u­ra­tion. Art immer­sif, il fait immé­di­ate­ment com­pren­dre ce que c’est que d’écouter et se situer dans un espace plus grand que soi. Sans être un « art engagé », il est un art qui engage, qui fait agir, qui trans­forme et emporte. Au-delà de ses lieux, de ses bâti­ments mémorables, de ses spec­ta­cles qui illu­mi­nent les sou­venirs de nom­bre d’entre nous, il est l’art qui exalte le chant dans ce qu’il a de plus soigné et de plus sauvage. 

« Le chant est ce qui me reste du loup », a dit un jour un grand chanteur, rap­porte Bap­tiste Mori­zot dans son livre, Manières d’être vivant2. Le chant lyrique est la mar­que même de l’opéra, son étrangeté native. Il sus­cite l’admiration, le respect, la timid­ité, l’incompréhension, l’exaspération, la haine, la fureur, l’amour. En cela, il est à l’image de notre rap­port au vivant, si com­plexe et enchevêtré. Grâce au chant, l’opéra trace une voie d’évidence vers d’autres lan­gages, d’autres rap­ports au monde. En ce sens, il est un art de la diplo­matie – dont nous avons tant besoin, aujourd’hui.


  1. Voir le numéro 16 – 17 de la revue, avec son dossier aujourd’hui mythique,
    « L’opéra aujourd’hui », pub­lié en novem­bre 1983, qui ques­tionne l’opéra comme
    « art des temps mod­ernes » en arri­mant la mise en scène d’opéra aux grands courants de la moder­nité théâ­trale, mar­quée notam­ment par l’action de Ger­ard Morti­er à la direc­tion du Théâtre Roy­al de la Mon­naie. Puis, près de 30 ans plus tard, le numéro n°113 – 114 (juin-juil­let 2012), avec son dossier « Le théâtre à l’opéra, la voix au théâtre » (coor­don­né par Isabelle Moin­drot et Alain Per­roux) se penche sur la rad­i­cal­ité des mis­es en scène con­tem­po­raines, les théâ­tral­ités lyriques, à l’opéra comme au théâtre. ↩︎
  2. Bap­tiste Mori­zot, Manières d’être vivant, Actes Sud, coll. Mon­des sauvages, 2020, p. 105. ↩︎
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Isabelle Moindrot
Isabelle Moindrot est Professeure d'Études théâtrales à l'Université Paris 8, membre senior de l'Institut universitaire...Plus d'info
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush
Leyli Daryoush est musicologue de formation et docteure en études théâtrales. Dramaturge, chercheuse, spécialiste de l’opéra,...Plus d'info
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