Le théâtre propose une éclaircie à la pesanteur du réel

Entretien
Théâtre

Le théâtre propose une éclaircie à la pesanteur du réel

Le 6 Juil 2018
LA REPUBLIQUE DE PLATON - D'Alain BADIOU - Texte et Adaptation : Alain BADIOU - Mise en Lecture : Valérie DREVILLE, Didier GALAS, Grégoire INGOLD - Dramaturgie : Michel CORVIN - Travail Préparatoire : Les élèves acteurs de l'Ensemble 22 de l'ERAC - Coordination Artistique : Didier GALAS - Assistanat : Thomas ROUSSELOT - Avec : Alain BADIOU - Production : Festival d'Avignon en partenariat avec l'Ecole Régionale d'Acteurs de Cannes - Avec le Soutien de : La Fondation SNCF et la SACD - Avec l'aide du CENTQUATRE-Paris - Résidence à la FabricA du Festival d'Avignon - Remerciements au lycée Mistral, aux Ceméa et à Jérôme JARDRY, inspecteur pédagogique régional de philosophie de l'Académie d'Aix-Marseille Lieu : Jardin Ceccano Ville : Avignon - Le 11 07 2015 - Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE
LA REPUBLIQUE DE PLATON - D'Alain BADIOU - Texte et Adaptation : Alain BADIOU - Mise en Lecture : Valérie DREVILLE, Didier GALAS, Grégoire INGOLD - Dramaturgie : Michel CORVIN - Travail Préparatoire : Les élèves acteurs de l'Ensemble 22 de l'ERAC - Coordination Artistique : Didier GALAS - Assistanat : Thomas ROUSSELOT - Avec : Alain BADIOU - Production : Festival d'Avignon en partenariat avec l'Ecole Régionale d'Acteurs de Cannes - Avec le Soutien de : La Fondation SNCF et la SACD - Avec l'aide du CENTQUATRE-Paris - Résidence à la FabricA du Festival d'Avignon - Remerciements au lycée Mistral, aux Ceméa et à Jérôme JARDRY, inspecteur pédagogique régional de philosophie de l'Académie d'Aix-Marseille Lieu : Jardin Ceccano Ville : Avignon - Le 11 07 2015 - Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE
Article publié pour le numéro
135

Bernard Debroux : Dans Méta­physique du bon­heur réel 1, vous citez plusieurs fois cette phrase de Saint-Just, « le bon­heur est une idée neuve en Europe ».

Par asso­ci­a­tion d’idée, elle m’a ramené à un des spec­ta­cles les plus mar­quants dans mon sou­venir de spec­ta­teur, 1789 du théâtre du Soleil, décou­vert en 1969 (!) et dont le sous-titre était une autre phrase de Saint-Just : « la révo­lu­tion doit s’arrêter à la per­fec­tion du bon­heur ». Dans ce même livre vous pro­posez une dis­tinc­tion entre dif­férents types de vérité et les dif­férentes formes de bon­heur qui y sont liées : le plaisir pour l’art, la joie pour l’amour, la béat­i­tude pour la sci­ence et l’enthousiasme pour la poli­tique. Dans mon expéri­ence de spec­ta­teur, il me sem­ble que la récep­tion de 1789 mêlait ces dif­férents états : du plaisir bien sûr, mais aus­si de l’enthousiasme !

Alain Badiou : Si l’on par­le de ce spec­ta­cle en par­ti­c­uli­er, il est évidem­ment insé­para­ble de l’enthousiasme flot­tant de l’époque toute entière, sur­gi en 1968. On allait de l’enthousiasme poli­tique au théâtre et du théâtre à l’enthousiasme. Au théâtre, il y a une capac­ité sin­gulière pour le spec­ta­teur qui con­siste à trans­former sa récep­tion en quelque chose comme un bon­heur, le bon­heur du spec­ta­teur qui va faire l’éloge du spec­ta­cle à par­tir d’éléments qui peu­vent être au con­traire sin­istres, trag­iques, effrayants etc. C’est en ce sens que je dis que le théâtre reste dans le reg­istre de l’art. Il y a un bon­heur sin­guli­er qui est lié, non pas à ce qui est, men­tion­né, représen­té mais au théâtre lui-même, le théâtre en tant qu’art. Dans le spec­ta­cle que vous évo­quez, je suis d’accord avec vous, il y avait à la fois le bon­heur du théâtre et l’enthousiasme qui vous mobil­i­sait sub­jec­tive­ment pour chang­er le monde…

BD. : …et de la joie aus­si …

AB. : Aus­si, oui.

BD. : Peut-être pas la béat­i­tude que pro­cure la décou­verte sci­en­tifique !

AB. : Oh, sait-on ? Voyez la pièce de Brecht sur Galilée ! La sin­gu­lar­ité du théâtre est peut-être de pro­duire un affect affir­matif avec des don­nées qui, du point de vue de leur apparence ou de leur évi­dence, ne le sont pas du tout. J’ai tou­jours trou­vé extra­or­di­naire que les spec­ta­cles les plus effrayants, ceux dont on devrait sor­tir anéan­tis, arrivent à pren­dre au théâtre une espèce de grandeur sus­pecte qui fait qu’on sort de là illu­miné, en un cer­tain sens, par des crimes et d’infernales trahisons.

BD. : Les pièces de Shake­speare en sont un exem­ple frap­pant..

AB. : C’est la ques­tion para­doxale du plaisir de la tragédie. Aris­tote a ten­té d’en don­ner une expli­ca­tion. Il a dit qu’au fond, nos mau­vais instincts se trou­vaient puri­fiés parce qu’ils étaient sym­bol­isés sur la scène, et ain­si comme expul­sés de notre âme. Il appelait ça « cathar­sis », purifi­ca­tion. Nous sommes heureux au théâtre parce que nous sommes déchargés, par le spec­ta­cle réel, de ce qui empoi­sonne notre sub­jec­tiv­ité. Le théâtre est une machine assez com­plexe. Il est tou­jours immergé dans son temps, donc il est tra­ver­sé par les affects dom­i­nants du temps. C’est pour cela qu’il y a un théâtre dépres­sif ou un théâtre de l’absurde ou un théâtre épique etc. Mais d’un autre côté, quand il est réus­si, quand il a la grandeur de l’art, il crée un affect qui est fon­da­men­tale­ment celui de la sat­is­fac­tion, quelle que soit sa couleur, avec des matéri­aux on ne peut plus dis­parates.

BD. : En pro­longe­ment de cette réflex­ion, je voudrais faire référence à cette même époque (de l’après 68) et à mes débuts de tra­vail dans l’action cul­turelle où j’aimais éclair­er le sens de cette action en m’appuyant sur les con­cepts dévelop­pés par Lucien Gold­mann (2) et repris à Lucacz de « con­science réelle » et « con­science pos­si­ble ». C’était une idée très pos­i­tive, très affir­ma­tive (qu’on peut bien sûr inter­roger et cri­ti­quer dif­férem­ment avec le recul) qui sup­po­sait que l’art, la créa­tion, les inter­ven­tions cul­turelles et artis­tiques pou­vaient bous­culer les habi­tudes sclérosées et pro­duire du change­ment… Pour­rait-on met­tre en lien ces con­cepts et ces pra­tiques avec ce que vous appelez le « théâtre des pos­si­bles » que vous met­tez en oppo­si­tion avec le théâtre « théâtre » qui est dans la repro­duc­tion d’un cer­tain réel édul­coré et où rien ne se passe…?

AB. : Je pense que le grand théâtre pro­pose tou­jours une espèce d’éclaircie à la pesan­teur du réel, éclair­cie qui reste dans l’ordre du pos­si­ble, et donc fait appel chez le spec­ta­teur à un type de con­science qu’il ne con­naît pas immé­di­ate­ment, qui n’est donc pas sa con­science réelle. Le théâtre joue en effet sur cette « pos­si­bil­ité ». Antoine Vitez répé­tait sou­vent que « le théâtre ser­vait à éclair­er l’inextricable vie ». L’inextricable vie, c’était le sys­tème d’engluement de la con­science réelle dans des pos­si­bil­ités dis­parates, des choix impos­si­bles, des con­ti­nu­ités médiocres. Le théâtre fait un tri, dis­pose tout cela en fig­ures qui se dis­putent ou qui s’opposent, et ce tra­vail restitue des pos­si­bil­ités dont le spec­ta­teur, au départ, n’avait pas con­science. Le prob­lème est de savoir à quelles con­di­tions cette con­science pos­si­ble peut se fix­er, se déploy­er, en dehors de la magie théâ­trale. Y a‑t-il réelle­ment une éclair­cie de l’inextricable vie ou sim­ple­ment une petite par­en­thèse lumineuse ? C’est la ques­tion que vous posez : quelle est exacte­ment la ressource d’efficacité du théâtre de ce point de vue ? Est-ce une capac­ité de trans­for­ma­tion « réelle » ? Est-ce que le pas­sage de la con­science réelle à la con­science pos­si­ble est lui-même réel ou sim­ple­ment pos­si­ble ? Je crois que lorsqu’on sort d’un spec­ta­cle, on demeure comme sus­pendu à cette dif­fi­culté…


  1. Alain Badiou, Méta­physique du bon­heur réel, Press­es uni­ver­si­taires de France, 2015, réédi­tion »Quadrige », 2017. ↩︎
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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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