Quand on évoque l’histoire de l’Iran, on se retrouve de prime abord face à l’Empire perse et à son passé glorieux. Il est donc très difficile d’accepter que son passé théâtral, tel qu’on le connaît aujourd’hui, reste assez pauvre par rapport à son rival de l’Empire grec.
Il est même inimaginable que les Perses n’aient pas possédé de cérémonies, de pratiques et de textes théâtraux alors que le théâtre grec fait toujours partie de l’actualité scénique. La raison de ce manque de documents reste à prouver : on peut imaginer la destruction totale des œuvres dramatiques dans l’incendie de Persépolis par Alexandre le Grand en 330 av. J.-C., ou bien constater que les Persans étaient plutôt intéressés par la culture orale puisque l’on ne trouve pas non plus de textes théâtraux persans d’une date ultérieure.
Cependant le goût du peuple et des rois de Perse pour l’architecture, la sculpture, la bijouterie, etc. nous pousse vers l’hypothèse de l’existence des arts dramatiques aussi importants que d’autres domaines artistiques ; mais l’ambiguïté historique et l’absence de faits documentés conduisent les chercheurs à proposer différentes opinions concernant l’existence d’une tradition théâtrale authentique en Perse. Bahram Beiza’i dans son ouvrage Le théâtre en Iran1, comme Majid Rezvani dans Le théâtre et la danse en Iran2 s’appuient sur des textes grecs renforçant l’idée de l’existence de pratiques théâtrales en Perse. Ainsi, Ctésias et Hérodote ont écrit à propos d’une cérémonie organisée par des Achéménides (de ‑550 à ‑30) : pendant une journée chaque année, hommage était rendu à l’assassin de Gaumata, le mage trompeur qui se faisait passer pour Bardiyâle, véritable héritier du trône. Cet événement nommé Magaphonia était considéré comme une cérémonie théâtrale. Selon M. Rezvani, « les échanges entre Iraniens et Grecs ne se limitèrent pas au seul trafic commercial3. » Il ajoute que la littérature et le théâtre grecs puisent souvent leur inspiration dans l’histoire de l’Iran comme Les Perses d’Eschyle. Beiza’i explique que, d’après Plutarque, pendant l’attaque d’Alexandre et sa victoire, quelques acteurs, qui l’accompagnaient en Perse pour fêter cette conquête, ont présenté des pièces dans les théâtres déjà existant en Perse. Par ailleurs, il ne faut pas non plus oublier l’aspect cérémonial des événements illustrés par les bas-reliefs de Persépolis ou même les motifs décrivant des rassemblements rituels sur des poteries datées des siècles précédant les Achéménides.
Quoi qu’il en soit, il semble évident que chaque peuple dans le monde entier possédait des coutumes avec des caractéristiques rituelles et théâtrales, proches de la performance dont on parle aujourd’hui. Quant à l’Iran, il y existe aujourd’hui des formes traditionnelles théâtrales puisant leurs racines dans la mythologie zoroastrienne, la religion de la Perse jusqu’au VIIe siècle – avant l’invasion du pays par les arabes. À travers l’Histoire, ses formes se sont enrichies. La nouvelle religion du pays, l’Islam, et la culture arabe ont également influencé une partie de ces pratiques et ont donné naissance à une tradition théâtrale distincte de celle des autres pays musulmans. On peut même prétendre que cette fusion et cette interculturalité ont généré dans le théâtre iranien une sorte d’ouverture ou de capacité d’adaptation culturelle et artistique à se renouveler sans avoir trop de réticences par rapport aux traditions ; ce que l’on peut voir aujourd’hui dans le renouveau du théâtre traditionnel.
Ce n’est plutôt qu’à partir du Xe siècle que les informations écrites concernant les arts du spectacle apparaissent et documentent l’existence de ces arts : le ta’zieh, qui a même influencé les artistes occidentaux au XXe siècle comme Peter Brook, fait partie de ces formes. Le ta’zieh est une représentation religieuse à caractère rituel que l’on pourrait qualifier de « théâtre-opéra en vers ». Cette forme théâtrale aux racines préislamiques, notamment mazdéennes, s’est enrichie au fil des siècles par le chiisme iranien. Par son ancrage dans la tradition populaire et religieuse et grâce au soutien de la plupart des pouvoirs en place, le ta’zieh a connu une grande longévité. En effet, même si cette forme théâtrale a perdu la place dominante qu’elle occupait au sein des célébrations religieuses, de nos jours encore des représentations ont lieu régulièrement en Iran. Le ta’zieh, dont le nom est formé sur la racine arabe azza qui signifie littéralement « porter le deuil » ou « consoler, soulager », est une spécificité commémorant le martyr du troisième Imam, Hossein. Les spectacles ont principalement lieu pendant les dix premiers jours précédant la date anniversaire de son martyr, période durant laquelle sont joués différents épisodes de cette histoire dans les places publiques. Le martyr d’Hossein doit toujours être représenté le jour de son assassinat, c’est-à-dire le 10e jour du mois de Moharram, aussi nommé Achoura (10 octobre 680 de notre ère). C’est une des conditions les plus importantes de ce théâtre- opéra commémoratif. D’après les documents historiques, notamment les récits de voyage, on sait qu’à partir du XVIIIe siècle le ta’zieh a pris de l’ampleur, la préparation du spectacle demandant donc beaucoup de temps et le résultat étant particulièrement impressionnant. Le spectacle possède une forte dimension symbolique dans la mise en scène, mais aussi dans le choix des accessoires et des costumes.
Lors de la représentation, les « amis » de l’Imam Hossein vêtus en vert et ses « ennemis » habillés en rouge s’opposent et, chaque jour, représentent l’événement correspondant aux faits historiques qui se sont déroulés ce même jour en l’an 680.
Les spectateurs, rassemblés tout autour de la scène, assistent au conflit tout en connaissant la fin de l’histoire. Ils savent que l’Imam Hossein et ses soixante-douze alliés vont être massacrés par les Omeyyades représentés par Yazid Ier. Dans ce spectacle, dont la représentation annuelle, jouée et organisée majoritairement par des bénévoles, n’a jamais été interrompue, le spectateur tient une place importante. Portant des éléments vestimentaires noirs ou verts en signe de deuil, la couleur des amis de l’Imam, il participe à la formation de la représentation. Il s’y trouve ainsi intégré, en interaction avec le spectacle, mais aussi avec les autres spectateurs. Le fait d’être « vu » par les « autres » amplifie aussi son parti pris par rapport à la représentation. Dans le ta’zieh, sa tristesse et ses pleurs donnent du rythme et de l’ambiance et produisent une sorte de catharsis collective. Cela influence la place du spectateur et le travail des metteurs en scène dans les représentations contemporaines et surtout dans la performance où le spectateur se sens parfois obligé de participer.
Si le ta’zieh, avec sa dimension religieuse et spirituelle, n’a jamais cessé d’être représenté, les autres formes de théâtre populaire, telles que les spectacles de conte ou les spectacles comiques improvisés joués fréquemment depuis plusieurs siècles, ont presque disparu au XXe siècle, notamment après l’inauguration de la radio nationale en 1940 et de la télévision nationale en 1958. Dans ces catégories, les spectacles de marionnettes ont connu un autre sort, car les marionnettes ont pu se renouveler et être diffusées justement grâce à la télévision.
Bien que les spectacles traditionnels soient également traités dans le cursus universitaire théâtral, leurs apparitions contemporaines restent assez rares.