Voix animales

Entretien
Opéra

Voix animales

Entretien avec Jean-François Lattarico

Le 26 Sep 2021
Sarah Maria Sun, Olivia Vermeulen + la chienne Cheeky dans Kein Licht de Philippe Manoury, mise en scène Nicolas Stemann, Opéra Comique, 2017. Photo Vincent Pontet.
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Sarah Maria Sun, Olivia Vermeulen + la chienne Cheeky dans Kein Licht de Philippe Manoury, mise en scène Nicolas Stemann, Opéra Comique, 2017. Photo Vincent Pontet.
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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

À l’automne 2019, je décou­vrais d’une part Habiter en oiseau de la philosophe étho­logue Vin­ciane Despret1, qui2 s’ouvre sur son écoute, à l’aube, d’un chant de mer­le dont « l’attention soutenue à faire vari­er chaque série de notes » la tient éveil­lée, saisie par cette « parole en ten­sion de beauté et dont chaque mot importe » ; et d’autre part Le Chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra du chercheur Jean-François Lat­tari­co, qui part d’un dou­ble éton­nement : aucune atten­tion n’est accordée à l’opéra dans les études pluridis­ci­plinaires con­sacrées aux ani­maux chanteurs, en par­ti­c­uli­er aux oiseaux3 dont les com­pé­tences vocales ont tou­jours été source de ques­tion­nement parce qu’elles sont con­sid­érées comme spé­ci­fiques aux humains, et aucune étude n’existe sur la présence et la représen­ta­tion des ani­maux à l’opéra alors que vien­nent spon­tané­ment à l’esprit plusieurs œuvres du réper­toire qui les con­cer­nent ou les font inter­venir, que ce soit la nymphe grenouille Platée de Rameau, le bes­ti­aire de La Petite Renarde rusée de Janáček ou les chœurs d’oiseaux dans Saint François d’Assise de Mes­si­aen…

Or « le point de vue ani­mal » est pris en con­sid­éra­tion depuis plusieurs décen­nies, en philoso­phie, en étholo­gie, en psy­cholo­gie, en his­toire, en lit­téra­ture, en écolo­gie, en musi­colo­gie, en acous­tique4… Les ani­maux en général (pas unique­ment nos cousins les singes) com­men­cent à être recon­nus non seule­ment comme des êtres sen­si­bles mais comme des « sujets » dotés d’une con­di­tion d’existence (ce qui leur accorde des droits), capa­bles d’apprendre, d’inventer, de créer, de chang­er leurs habi­tudes, de dévelop­per des rela­tions com­plex­es et coopéra­tives, d’éprouver de l’empathie, d’exprimer une sen­si­bil­ité voire une pen­sée esthé­tique, et même d’orchestrer leurs voix dans la nature ! Ce change­ment de regard inter­pelle plus que jamais face à la perte accélérée de la bio­di­ver­sité, et face à l’élevage indus­triel ou à l’expérimentation sci­en­tifique ani­male. D’où un intérêt crois­sant pour le vivant « autre qu’humain » dans tous les domaines. Dans le domaine lyrique, il s’agissait donc de combler une lacune, comme en témoigne l’entretien que m’a accordé Jean-François Lat­tari­co, pro­fesseur à l’Université Lyon III, dont les travaux por­tent prin­ci­pale­ment sur la lit­téra­ture et l’opéra des XVIIe et XVIIIe siè­cles.

Jean-François, ton Chant des bêtes ouvre une voie inédite dans les recherch­es sur l’opéra, non seule­ment par l’imposante col­lecte d’œuvres lyriques où fig­urent des ani­maux, mais aus­si par l’analyse que tu as menée pour mon­tr­er com­ment l’animalité évolue à tra­vers l’histoire du genre jusqu’à aujourd’hui. Quel a été ton pre­mier con­stat en con­sti­tu­ant ce cor­pus de plus de 230 œuvres ? 

L’opéra est pour moi un genre qui reflète le monde qui lui est con­tem­po­rain en même temps qu’il est le lieu priv­ilégié du mer­veilleux où des ani­maux par­lent, dansent et chantent. Cela m’a ren­for­cé dans l’idée que l’animalité est présente dans l’opéra (même si elle est lim­itée, par rap­port à la quan­tité d’opéras pro­duits depuis les orig­ines) et qu’au fil du temps, cette présence devient plus forte et sig­nifi­ante, que ce soit par les formes sous lesquelles elle se décline (allé­gorique, fan­tas­tique, par­o­dique, réal­iste, mon­strueuse, sym­bol­ique…), mais aus­si par la place que prend l’animal dans la rela­tion entre texte et musique, en faveur d’un rap­proche­ment pro­gres­sif entre human­ité et ani­mal­ité à tra­vers le son qui les réu­nit.

Peux-tu détailler les étapes de cette évo­lu­tion ?

Avant la nais­sance de l’opéra, le « chant des bêtes » se can­tonne à des ten­ta­tives d’illustration dans la musique instru­men­tale – détachée de toute séman­ti­sa­tion explicite –, mais il existe des resti­tu­tions vocales éton­nantes comme celles de Clé­ment Janequin dans son Chant des oiseaux (1537) ou celles d’autres com­pos­i­teurs, aux xve et xvie siè­cles, qui ont imité musi­cale­ment et vocale­ment les sons pro­duits par des tourterelles, gril­lons, chats, porcs, chevaux et chiens qui, avec d’autres ani­maux plus imposants, fai­saient sou­vent par­tie inté­grante des fes­tiv­ités au Moyen Âge et à la Renais­sance. 

Mais l’opéra est une autre affaire. Celui-ci est né au tour­nant du XVIIe siè­cle dans un con­texte human­iste, donc éminem­ment anthro­pocen­triste et logo­cen­triste. Il s’agissait de retrou­ver les con­di­tions de représen­ta­tion de la tragédie grecque, qui était mêlée de musique, et de redonner au chant soliste son pou­voir de met­tre en mou­ve­ment les affects dont la parole est por­teuse. Si la musique a une fonc­tion qui révèle les pas­sions humaines par le biais du « recitar can­tan­do » (réciter en chan­tant), c’est bien la parole qui est con­sid­érée comme pre­mière dans les débuts de l’opéra. Le pou­voir même d’Orphée – pro­tag­o­niste inau­gur­al et emblé­ma­tique du genre lyrique dans L’Orfeo de Clau­dio Mon­tever­di (1607) –, capa­ble de charmer par son chant jusqu’aux bêtes sauvages, dit claire­ment la pré­cel­lence de la parole poé­tique mag­nifiée par l’accompagnement musi­cal.

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Jean-François Lattarico
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Isabelle Dumont
Actrice, créatrice de spectacles et de conférences scéniques, chercheuse curieuse, Isabelle Dumont a été interprète...Plus d'info
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