MISOGYNIE & théâtrophobie : les femmes et les controverses sur le théâtre

Théâtre
Réflexion

MISOGYNIE & théâtrophobie : les femmes et les controverses sur le théâtre

Le 28 Juil 2016
Rime d’Isabella Andreini, 1603.
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Rime d’Isabella Andreini, 1603.
Rime d’Isabella Andreini, 1603.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 129 - Scènes de femmes
129

Depuis les Pères de l’Église, haine du théâtre et haine des femmes ont eu par­tie liée : ce n’est pas un hasard si Ter­tul­lien écrit à la fois l’un des plus célèbres réquisi­toires con­tre le théâtre (De spec­ta­c­ulis, ca 198) et l’un des plus vir­u­lents pam­phlets misog­y­nes (De cul­tu fem­i­narum, ca 197 – 201). Les polémistes qui ont lancé de véri­ta­bles cam­pagnes théâ­trophobes, en Europe, entre le dernier tiers du XVIe siè­cle et le milieu du XIXe, ont man­i­feste­ment hérité de la misog­y­nie des clercs : s’ils dénon­cent les méfaits du théâtre, c’est sou­vent en les présen­tant – implicite­ment ou explicite­ment – comme typ­ique­ment féminins.

La pra­tique dra­ma­tique tend pour­tant à gom­mer la dif­férence de genre : hommes et femmes se trou­vent en effet engagés dans la même activ­ité, sur la scène (jouer) comme dans la salle (regarder et juger). Mais la dif­féren­ci­a­tion est nette, qui va par­fois jusqu’à la ségré­ga­tion. En France, pen­dant toute la pre­mière par­tie du XVIIe siè­cle, les femmes ne sont pas admis­es à la farce, présen­tée dans la deux­ième par­tie de la séance ; dans les années 1630, les théâtres se dotent de galeries et de loges qui leur sont réservées. Si on leur ménage des espaces priv­ilégiés et en quelque sorte pro­tégés, cela les place aus­si très explicite­ment sous le regard des spec­ta­teurs mas­culins. À quelques excep­tions près, comme les loges gril­lagées, si elles regar­dent, c’est pour être regardées.

Les con­tro­ver­s­es sur le théâtre cristallisent cette par­tic­i­pa­tion gen­rée à l’expérience théâ­trale. Les dis­cours théâtro­phobes sin­gu­larisent les femmes, qu’elles soient actri­ces ou spec­ta­tri­ces : les pre­mières incar­nent le dan­ger que représente le théâtre et les deux­ièmes en sont les pre­mières vic­times. Si les pre­mières sont un dan­ger, les deux­ièmes sont en dan­ger.

Les actri­ces stig­ma­tisées

Glob­ale­ment, les acteurs – surtout itinérants – sont traités comme des mar­gin­aux et depuis l’antiquité romaine, on les accuse de s’exhiber sur scène pour de l’argent, c’est-à-dire de se livr­er à une forme de pros­ti­tu­tion. Les actri­ces sont encore plus exposées à ces accu­sa­tions car, en exposant leur corps fardé dans des pos­es aguicheuses, elles sus­ci­tent des regards con­cu­pis­cents et des pas­sions incon­trôlées. Le père Voisin fait preuve dans ce domaine d’une vir­u­lence excep­tion­nelle, en dénonçant l’actrice à la fois comme le con­traire même de ce que doit être une femme hon­nête et comme le con­cen­tré de toutes les abom­i­na­tions que toute fille d’Ève représente intrin­sèque­ment. Il fustige ain­si la séduc­tion vénéneuse de la comé­di­enne en scène : « La nudité de son sein, son vis­age cou­vert de pein­ture et de mouch­es, ses œil­lades las­cives, ses paroles amoureuses, ses orne­ments affec­tés, et tout cet atti­rail de lubric­ité, sont des filets où les plus réso­lus se trou­vent pris. […] Ce sont des machines qui font entr­er la mort par les yeux, par les oreilles, et par tous les sens du corps de ceux qui s’y exposent. Voilà les fruits que rem­por­tent les Spec­ta­teurs : ils y reçoivent des leçons de péché : Ils l’y trou­vent avec des attraits qui le fait aimer » (Voisin, 477). Séduc­tion fémi­nine et séduc­tion théâ­trale sont pris­es dans une rela­tion totale­ment réversible : les charmes de l’actrice incar­nent par­faite­ment la puis­sance du spec­ta­cle, celle d’un arti­fice qui piège les sens du chré­tien pour le détourn­er de son salut.

L’actrice est aus­si présen­tée comme un fer­ment de désor­dre poli­tique et social. En Espagne, le père Mar­i­ana évoque des groupes de jeunes gens qui, aveuglés par leur désir, ont enlevé des comé­di­ennes, en tirant l’épée con­tre les comé­di­ens (Mar­i­ana, 426). Dans une longue suite d’anecdotes qu’il des­tine à Philippe II pour le con­va­in­cre de main­tenir les théâtres publics fer­més, Luper­cio Leonar­do de Argen­so­la accu­mule les anec­dotes de gen­til­shommes qui aban­don­nent leurs offices et leurs devoirs pour vivre dans le péché avec ces femmes per­dues (Argen­so­la, 66b). Pour cet ancien dra­maturge, la pra­tique théâ­trale n’est qu’un par­avent pour une activ­ité pros­ti­tu­tion­nelle.

Même quand les femmes n’ont pas le droit de mon­ter sur les planch­es, comme c’est le cas en Angleterre avant 1660, les théâtro­phobes n’épargnent pas les comé­di­ennes : pour qu’ils se déchaî­nent, il suf­fit qu’une actrice étrangère paraisse sur scène ou que, pour une représen­ta­tion privée, des femmes ama­teurs inter­prè­tent un masque. Le plus vir­u­lent des polémistes anglais, William Prynne, com­pare le recours à des actri­ces et à des boy actors pour refuser de tranch­er entre deux maux égale­ment abom­inables (Prynne, 214 – 215). Il dénonce, dans les boy actors, le dan­ger de l’effémination, à la fois pour les jeunes hommes qui, en con­tre­faisant leur voix et leurs atti­tudes, se font femmes, et pour les hommes qui, dans la salle, sont portés à un désir con­tre-nature. Comme il réveille en toute actrice le ser­pent qui som­meille, le théâtre émeut, en tout homme, la femme qui s’ignore.

La spec­ta­trice, entre rapt, pos­ses­sion et per­ver­sion

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François Lecercle
François Lecercle enseigne la littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, Sorbonne Université. Spécialiste des littératures...Plus d'info
Clotilde Thouret
Clotilde Thouret enseigne la littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, Sorbonne Université. Spécialiste des littératures...Plus d'info
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