Carnet d’Aix #5 : L’Ange de feu — Marius Trelinski

Opéra
Critique

Carnet d’Aix #5 : L’Ange de feu — Marius Trelinski

Le 2 Août 2018
L'ANGE DE FEU de Serguei Prokofiev, mise en scène Mariusz Trelinski, direction musicale Kazushi Ono. Photo Pascal Victor/ArtComPress.
L'ANGE DE FEU de Serguei Prokofiev, mise en scène Mariusz Trelinski, direction musicale Kazushi Ono. Photo Pascal Victor/ArtComPress.

ven­dre­di 13 juil­let 2018

Bernard Foc­croulle avait présen­té en 2007, à La Mon­naie (Brux­elles), cet opéra peu con­nu de Prokofiev, déjà sous la baguette du chef Kazushi Ono. Il faut des artistes d’exception pour pou­voir porter cette oeu­vre com­plexe dans sa par­ti­tion comme dans son pro­pos.


Fasciné par le roman du sym­bol­iste russe Valeri Brioussov, Prokofiev en tira lui même un livret et com­posa l’opéra entre 1922 et 1927. Cette fas­ci­na­tion est due très prob­a­ble­ment à des élé­ments touchant à sa vie per­son­nelle. Ouvrage très ambitieux et sul­fureux, il ne sera pas mon­té du vivant du com­pos­i­teur (une pre­mière ver­sion fut don­née en français à Paris en 1954 ; la créa­tion orig­i­nale russe date de 1991).
Cen­trée sur l’amour et la pos­ses­sion dia­bolique, la par­ti­tion fait preuve d’un expres­sion­nisme flam­boy­ant. La fig­ure cen­trale de l’opéra est une femme, Rena­ta, assez schiz­o­phrénique, proche de l’hystérie, insup­port­able dans son com­porte­ment (du moins si on l’observe d’un point de vue rationnel).
Cette ver­sion de 2018, mise en scène par l’artiste polon­ais Mar­ius Tre­lin­s­ki prend à bras-le-corps le réc­it que pro­pose le livret où se mêlent, en dif­férentes strates, l’itinéraire amoureux d’une femme, l’apparition de per­son­nages mythiques comme Faust et Mephi­tophélès ou des élé­ments qui s’apparentent à la magie et à la sor­cel­lerie.
Tre­lin­s­ki rel­a­tivise ces élé­ments dia­boliques et mag­iques pour priv­ilégi­er une dimen­sion beau­coup plus humaine. Il nous rend finale­ment proche de cette femme aux déci­sions con­tra­dic­toires, qui a été blessée et ne parvient pas à sur­mon­ter un trau­ma­tisme sans doute ancien (peut-être a‑t-elle été abusée enfant…), et est à la recherche d’un fan­tasme d’amour, for­cé­ment inac­ces­si­ble. La force de son inter­pré­ta­tion et la mise en scène ren­dent crédi­bles les élé­ments irra­tionnels du livret qui devi­en­nent comme les songes, rêves et obses­sions de la jeune femme. Celle-ci appa­raît aus­si comme une femme libre, puis­sante, face à la société qui l’opprime.
La chanteuse qui porte le per­son­nage de Rena­ta, Aus­riné Stundyté, est mag­nifique vocale­ment (la par­ti­tion com­porte des moments qui entraî­nent la voix aux lim­ites des pos­si­bil­ités humaines) et boulever­sante de présence com­bat­ive et pathé­tique. Son parte­naire, Ruprecht, inter­prété par Scott Hen­drickx, est lui aus­si habité par une pro­fonde human­ité, touchant dans sa recherche dés­espérée de « sauver » Rena­ta de ses « démons ».
L’ensemble de la dis­tri­b­u­tion est à la hau­teur de cette réal­i­sa­tion exigeante. Tre­lin­s­ki est aus­si réal­isa­teur de ciné­ma ; sa direc­tion d’acteur, très enlevée, tient le pub­lic en haleine. On pense aux mis­es en scène de War­likows­ki, mais sans le cynisme sou­vent présent dans les réal­i­sa­tions de l’aîné polon­ais. L’espace qui évoque des décors de ciné­ma est immense et seg­men­té en dif­férents lieux éclairés, notam­ment de phras­es en néons col­orés. Il per­met aux pro­tag­o­nistes de don­ner toute la mesure de leur vir­tu­osité physique et vocale.
Si, au début, on est par­fois gêné par cet univers sonore très envahissant (l’orchestre néces­saire à l’exécution de l’oeuvre est un des plus impor­tants du réper­toire et on a par­fois l’impression que les voix sont tenues à dis­tance), au fur et à mesure du déroule­ment de l’opéra, on se laisse sub­merg­er par la musique, comme cette femme est sub­mergée par ses pro­pres fan­tasmes. On se trou­ve alors pris dans une sorte d’irrationalité, très forte et très belle.

(Mer­ci à Bernard Foc­croulle pour son éclairage his­torique et dra­maturgique qui a per­mis de rédi­ger ce bil­let.)

L’Ange de feu de Serguei Prokofiev, mise en scène Mariusz Trelinski, direction musicale Kazushi Ono au Grand Théâtre de Provence du 5 au 15 juillet 2018 dans le cadre du Festival International d'art lyrique d'Aix-en-Provence avec l'ochestre de Paris.
Avec: Ausrine Stundyte (Renata), Scott Hendricks (Ruprecht), Agnieszka Rehlis (La Voyante / La Mere superieure), Andrei Popov ( Mephistopheles / Agrippa von Nettesheim), Krzysztof Bączyk ( Faust / L'Inquisiteur), Pavlo Tolstoy ( Jakob Glock / Un medecin), Lukasz Golinski ( Matthieu Wissmann / L'Aubergiste / Un serviteur), Bernadetta Grabias ( La Patronne de l'auberge), Bozena Bujnicka ( Premiere religieuse), Maria Stasiak (Seconde religieuse).

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
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