Ivanov, une réécriture libre à partir d’Ivanov de Tchekhov, est une exception importante dans la carrière d’Amir Rezâ Koohestâni, le metteur en scène et dramaturge iranien le plus vu et apprécié en Europe. Il l’a mis en scène, pour la première fois, en octobre 2011 dans la salle de « Nazerzadeh Kermani » du théâtre d’Iranshahr à Téhéran.
D’abord, c’est la première et, jusqu’à aujourd’hui, la dernière adaptation de Koohestâni à partir d’un classique. Ensuite, c’est sa seule création où il y a un héros ou, plutôt, un anti-héros à l’image des héros tragiques classiques ou modernes. L’artiste iranien s’est ainsi mis au défi d’appliquer son style minimaliste dans l’écriture et la mise en scène à une longue pièce tchekhovienne à quatre actes plein de personnages. Et enfin, il a été obligé d’enlever de son spectacle toute expression manifeste de ses préoccupations sociales et politiques, toujours visibles dans ses créations précédentes et suivantes.
Or, dans le contexte sociopolitique de Téhéran de 2011, toujours sous le choc des émeutes et des répressions après les élections présidentielles contestées de 2009, l’anti-héros tchekhovien est reçu par le public et les critiques comme une image reflétant l’état d’esprit de la classe moyenne iranienne. Déçue, traumatisée et paralysée, celle-ci cherchait désespérément une échappatoire de l’impasse sociale et politique dans laquelle elle était coincée. Ivanov est alors devenue, probablement contre toute attente de la part de son créateur, l’une de ses œuvres les plus politisées, si ce n’est la plus politisée. Néanmoins, sa réception en Europe fut quasiment dépourvue de ses connotations sociales et politiques contextuelles ; on n’en retirera que l’image poignante de « l’ennui, de la frustration et du désabusement » de l’homme de notre temps postmoderne. (Villiger Heilig, B. Neue Zücher Zeitung NZZ. Août 2014).
L’identification avec Ivanov de la part des spectateurs et critiques iraniens en 2011 montre également que le succès de Koohestâni dans son pays est d’une tout autre nature que le succès rencontré au niveau international. Il est surtout tributaire du vécu social et politique du public iranien. Ce vécu provient de la vie quotidienne de la classe moyenne dans les grandes villes. Une quotidienneté qui est incessamment agitée voire totalement bouleversée par les tournants sociaux et politiques tels que le Mouvement des Réformes (1997 – 2005), les manifestations des étudiants en 1999 et 2003, la répression des intellectuels en 1998, la prise de pouvoir des extrémistes en 2005, le Mouvement Vert en 2009, etc.
Six ans après sa création, un retour sur Ivanov s’imposait dans le cadre d’un dossier sur Koohestâni. Bien qu’étant une adaptation, il est l’exemple par excellence de ce qu’il y a d’« ira- nien » dans son œuvre : la représentation à la fois réaliste (et même naturaliste à force de souligner les menus détails) et minimaliste (parfois jusqu’à l’abstraction) de la vie quotidienne tumultueuse de la classe moyenne iranienne. Dans ce qui suit, je m’appuierai sur des témoignages tant oraux qu’écrits, des entretiens sur les deux représentations en octobre 2011 et sa reprise en août 2016 à Téhéran, la toute première version du texte écrite par Koohestâni au cours des répétitions, la version finale qui verra de petits changements sur la scène et, enfin, la captation vidéo disponible de la représentation de 2011. L’objectif est de retracer la création et la réception d’Ivanov en Iran afin de montrer comment il se fait que « Tchekhov puisse devenir tout d’un coup politiquement si dangereux » ? (Koohestâni dans un entretien avec Atila Pessiani, Shargh, août 2016, n° 2670).
S’approprier un classique
Avec son Où étais-tu le 8 janvier ? inspiré directement de l’état d’effervescence à Téhéran pendant les manifestations postélectorales, Koohestâni s’était attiré des remarques de la part des autorités sur ses textes. Il décide alors de monter un Tchekhov « pour se cacher derrière, croyant que c’est un auteur toujours jouable partout, quelle que soit la situation sociale et politique ! » (Ibid.). Il se met donc au défi de réécrire Ivanov de manière à pouvoir le monter de façon pertinente dans la Téhéran de 2011.
Une comparaison entre la première version du texte écrite au cours des répétitions et la version finale fait découvrir quelques points significatifs. La première tente de localiser l’histoire et les personnages à Téhéran entre 2009 et 2011. Il y a des références récurrentes et manifestes à la réalité contemporaine, à ce qui se passait et aux discussions des gens pendant cette période-là dans les rues de la capitale iranienne.
Dans la première scène du premier acte, Borkine, l’ami et intendant d’Ivanov, s’approche de lui et fait mine de lui tirer dessus. Ivanov, casque sur les oreilles, plongé dans ses pensées, sursaute. Les didascalies précisent tout de suite : « on entend en même temps des tirs réels et les gens qui crient dans la rue ». Dans la dernière scène du même acte, Anna et le docteur discutent du désordre dans les universités et des migrants abandonnés par les trafiquants dans une barque au milieu de la Méditerranée. Un peu plus tard, Anna se demande si les incessants changements de morale d’Ivanov ne sont pas dus à la pollution de l’air et des poussières1. Plus loin, dans l’acte trois, Kossykh, un personnage marginal de la pièce, se plaint des angoisses excessives de sa femme quand leur fils sort de la maison pendant les jours « tumultueux » (les jours de manifestations).
Les rues envahies par les manifestants, les tirs réels, les cris, les poussières et la pollution de l’air, le danger de sortir de chez soi, autant d’allusions qui évoquent le vécu quotidien pendant cette période pour une grande partie de la classe moyenne. Pourtant, tout comme Ivanov, tous les personnages gardent leurs noms russes. « C’est une contrainte » dit A. Ghodsi, le scénographe d’Ivanov, « pour ne pas éveiller les soupçons chez les autorités, même si nous avons passé cinq ou six fois devant les « réviseurs » et « évaluateurs », enlever et modifier pas mal de choses pour les satisfaire » (extrait d’un entretien avec l’Agence de Presse ILNA, août 2016). Cela dit, toutes ces références sont absentes dans la version finale.
Anna Pétrovna de Tchekhov est une femme juive convertie au christianisme pour pouvoir se marier avec Ivanov. Dans la première version de Koohestâni, elle s’est convertie à l’Islam et elle semble assez croyante et pratiquante, respecte les obligations islamiques comme le port du hijab. Elle refuse même les tentatives d’approchement de la part du docteur Lvov. Or, excepté un rappel indirect et très discret du foulard qu’elle porte dans la scène de l’anniversaire de Sasha, le texte final est totalement muet sur la question de la religion et de la conversion. Il y a une longue scène de beuverie, des propos vulgaires et parfois politiquement sarcastiques qui sont enlevés ou remplacés à la demande des « réviseurs ». Le texte mis en scène est alors « épuré » de tout ce qui pourrait renvoyer à la réalité extérieure ou toucher les interdits religieux ou politiques. Tout se déroule dans un No where ou un Every where abstrait, même si Ivanov, Borkine, Anna, Sasha et tous les personnages parlent toujours dans le persan oral de la langue quotidienne.