« Regarder dans les yeux de celui qui regarde son monde s’effondrer »

Théâtre
Critique

« Regarder dans les yeux de celui qui regarde son monde s’effondrer »

Sur Ivanov d’Amir Rezâ Koohestâni (Téhéran, octobre 2011)

Le 15 Juin 2017

A

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 132 - Lettres persanes et scènes d'Iran
132


Ivanov, une réécri­t­ure libre à par­tir d’Ivanov de Tchekhov, est une excep­tion impor­tante dans la car­rière d’Amir Rezâ Koohestâni, le met­teur en scène et dra­maturge iranien le plus vu et appré­cié en Europe. Il l’a mis en scène, pour la pre­mière fois, en octo­bre 2011 dans la salle de « Naz­erzadeh Ker­mani » du théâtre d’Iranshahr à Téhéran.
D’abord, c’est la pre­mière et, jusqu’à aujourd’hui, la dernière adap­ta­tion de Koohestâni à par­tir d’un clas­sique. Ensuite, c’est sa seule créa­tion où il y a un héros ou, plutôt, un anti-héros à l’image des héros trag­iques clas­siques ou mod­ernes. L’artiste iranien s’est ain­si mis au défi d’appliquer son style min­i­mal­iste dans l’écriture et la mise en scène à une longue pièce tchekhovi­enne à qua­tre actes plein de per­son­nages. Et enfin, il a été obligé d’enlever de son spec­ta­cle toute expres­sion man­i­feste de ses préoc­cu­pa­tions sociales et poli­tiques, tou­jours vis­i­bles dans ses créa­tions précé­dentes et suiv­antes.

Or, dans le con­texte sociopoli­tique de Téhéran de 2011, tou­jours sous le choc des émeutes et des répres­sions après les élec­tions prési­den­tielles con­testées de 2009, l’anti-héros tchekhovien est reçu par le pub­lic et les cri­tiques comme une image reflé­tant l’état d’esprit de la classe moyenne irani­enne. Déçue, trau­ma­tisée et paralysée, celle-ci cher­chait dés­espéré­ment une échap­pa­toire de l’impasse sociale et poli­tique dans laque­lle elle était coincée. Ivanov est alors dev­enue, prob­a­ble­ment con­tre toute attente de la part de son créa­teur, l’une de ses œuvres les plus poli­tisées, si ce n’est la plus poli­tisée. Néan­moins, sa récep­tion en Europe fut qua­si­ment dépourvue de ses con­no­ta­tions sociales et poli­tiques con­textuelles ; on n’en retir­era que l’image poignante de « l’ennui, de la frus­tra­tion et du dés­abuse­ment » de l’homme de notre temps post­mod­erne. (Vil­liger Heilig, B. Neue Züch­er Zeitung NZZ. Août 2014).
L’identification avec Ivanov de la part des spec­ta­teurs et cri­tiques iraniens en 2011 mon­tre égale­ment que le suc­cès de Koohestâni dans son pays est d’une tout autre nature que le suc­cès ren­con­tré au niveau inter­na­tion­al. Il est surtout trib­u­taire du vécu social et poli­tique du pub­lic iranien. Ce vécu provient de la vie quo­ti­di­enne de la classe moyenne dans les grandes villes. Une quo­ti­di­en­neté qui est inces­sam­ment agitée voire totale­ment boulever­sée par les tour­nants soci­aux et poli­tiques tels que le Mou­ve­ment des Réformes (1997 – 2005), les man­i­fes­ta­tions des étu­di­ants en 1999 et 2003, la répres­sion des intel­lectuels en 1998, la prise de pou­voir des extrémistes en 2005, le Mou­ve­ment Vert en 2009, etc.
Six ans après sa créa­tion, un retour sur Ivanov s’imposait dans le cadre d’un dossier sur Koohestâni. Bien qu’étant une adap­ta­tion, il est l’exemple par excel­lence de ce qu’il y a d’« ira- nien » dans son œuvre : la représen­ta­tion à la fois réal­iste (et même nat­u­ral­iste à force de soulign­er les menus détails) et min­i­mal­iste (par­fois jusqu’à l’abstraction) de la vie quo­ti­di­enne tumultueuse de la classe moyenne irani­enne. Dans ce qui suit, je m’appuierai sur des témoignages tant oraux qu’écrits, des entre­tiens sur les deux représen­ta­tions en octo­bre 2011 et sa reprise en août 2016 à Téhéran, la toute pre­mière ver­sion du texte écrite par Koohestâni au cours des répéti­tions, la ver­sion finale qui ver­ra de petits change­ments sur la scène et, enfin, la cap­ta­tion vidéo disponible de la représen­ta­tion de 2011. L’objectif est de retrac­er la créa­tion et la récep­tion d’Ivanov en Iran afin de mon­tr­er com­ment il se fait que « Tchekhov puisse devenir tout d’un coup poli­tique­ment si dan­gereux » ? (Koohestâni dans un entre­tien avec Ati­la Pes­siani, Shargh, août 2016, n° 2670).

S’approprier un clas­sique
Avec son Où étais-tu le 8 jan­vi­er ? inspiré directe­ment de l’état d’effervescence à Téhéran pen­dant les man­i­fes­ta­tions postélec­torales, Koohestâni s’était attiré des remar­ques de la part des autorités sur ses textes. Il décide alors de mon­ter un Tchekhov « pour se cacher der­rière, croy­ant que c’est un auteur tou­jours jouable partout, quelle que soit la sit­u­a­tion sociale et poli­tique ! » (Ibid.). Il se met donc au défi de réécrire Ivanov de manière à pou­voir le mon­ter de façon per­ti­nente dans la Téhéran de 2011.

Une com­para­i­son entre la pre­mière ver­sion du texte écrite au cours des répéti­tions et la ver­sion finale fait décou­vrir quelques points sig­ni­fi­cat­ifs. La pre­mière tente de localis­er l’histoire et les per­son­nages à Téhéran entre 2009 et 2011. Il y a des références récur­rentes et man­i­festes à la réal­ité con­tem­po­raine, à ce qui se pas­sait et aux dis­cus­sions des gens pen­dant cette péri­ode-là dans les rues de la cap­i­tale irani­enne.
Dans la pre­mière scène du pre­mier acte, Borkine, l’ami et inten­dant d’Ivanov, s’approche de lui et fait mine de lui tir­er dessus. Ivanov, casque sur les oreilles, plongé dans ses pen­sées, sur­saute. Les didas­calies pré­cisent tout de suite : « on entend en même temps des tirs réels et les gens qui cri­ent dans la rue ». Dans la dernière scène du même acte, Anna et le doc­teur dis­cu­tent du désor­dre dans les uni­ver­sités et des migrants aban­don­nés par les trafi­quants dans une bar­que au milieu de la Méditer­ranée. Un peu plus tard, Anna se demande si les inces­sants change­ments de morale d’Ivanov ne sont pas dus à la pol­lu­tion de l’air et des pous­sières1. Plus loin, dans l’acte trois, Kossykh, un per­son­nage mar­gin­al de la pièce, se plaint des angoiss­es exces­sives de sa femme quand leur fils sort de la mai­son pen­dant les jours « tumultueux » (les jours de man­i­fes­ta­tions).
Les rues envahies par les man­i­fes­tants, les tirs réels, les cris, les pous­sières et la pol­lu­tion de l’air, le dan­ger de sor­tir de chez soi, autant d’allusions qui évo­quent le vécu quo­ti­di­en pen­dant cette péri­ode pour une grande par­tie de la classe moyenne. Pour­tant, tout comme Ivanov, tous les per­son­nages gar­dent leurs noms russ­es. « C’est une con­trainte » dit A. Ghod­si, le scéno­graphe d’Ivanov, « pour ne pas éveiller les soupçons chez les autorités, même si nous avons passé cinq ou six fois devant les « réviseurs » et « éval­u­a­teurs », enlever et mod­i­fi­er pas mal de choses pour les sat­is­faire » (extrait d’un entre­tien avec l’Agence de Presse ILNA, août 2016). Cela dit, toutes ces références sont absentes dans la ver­sion finale.
Anna Pétro­v­na de Tchekhov est une femme juive con­ver­tie au chris­tian­isme pour pou­voir se mari­er avec Ivanov. Dans la pre­mière ver­sion de Koohestâni, elle s’est con­ver­tie à l’Islam et elle sem­ble assez croy­ante et pra­ti­quante, respecte les oblig­a­tions islamiques comme le port du hijab. Elle refuse même les ten­ta­tives d’approchement de la part du doc­teur Lvov. Or, excep­té un rap­pel indi­rect et très dis­cret du foulard qu’elle porte dans la scène de l’anniversaire de Sasha, le texte final est totale­ment muet sur la ques­tion de la reli­gion et de la con­ver­sion. Il y a une longue scène de beu­ver­ie, des pro­pos vul­gaires et par­fois poli­tique­ment sar­cas­tiques qui sont enlevés ou rem­placés à la demande des « réviseurs ». Le texte mis en scène est alors « épuré » de tout ce qui pour­rait ren­voy­er à la réal­ité extérieure ou touch­er les inter­dits religieux ou poli­tiques. Tout se déroule dans un No where ou un Every where abstrait, même si Ivanov, Borkine, Anna, Sasha et tous les per­son­nages par­lent tou­jours dans le per­san oral de la langue quo­ti­di­enne.

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