Le peuple est un enfant

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Théâtre

Le peuple est un enfant

Le 8 Oct 2018
Salomé Crickx et Iacopo Bruno dans Lutte des classes.(c)Andrea Messana.
Salomé Crickx et Iacopo Bruno dans Lutte des classes.(c)Andrea Messana.

Ascanio Celes­ti­ni con­tin­ue de faire des émules en Bel­gique fran­coph­o­ne. Cette fois-ci, ce sont deux jeunes acteur et actrice sor­tis en 2016 du Con­ser­va­toire de Mons, Iacopo Bruno et Salomé Crickx, qui s’emparent de ses textes.

Ils adaptent libre­ment son roman, Lutte des class­es 1 en ce moment au théâtre des Mar­tyrs 2. Iacopo Bruno, qu’on a pu voir dans Lehman Tril­o­gy de Ste­fano Massi­ni (mes Lorent Wan­son au Rideau de Brux­elles) a décou­vert l’auteur ital­ien dans Fab­bri­ca, traduit et mis en scène par Pietro Piz­zu­ti au Rideau en 2003, spec­ta­cle qui l’a pro­fondé­ment mar­qué par son engage­ment civique et sa manière de ren­dre vive l’histoire de ceux qu’on n’entend jamais 3. Salomé Crickx 4, fut elle aus­si très touchée par l’écriture si par­ti­c­ulière de l’auteur ital­ien, faite de « strates » qui se super­posent comme autant de réc­its de vie qui finis­sent par ébauch­er la grande His­toire, à tra­vers les yeux de ceux qui la subis­sent.

Aban­don­nant la trame nar­ra­tive du roman, Salomé et Iacopo en ont choisi des extraits qui trait­ent de deux des qua­tre per­son­nages prin­ci­paux : Nico­la et Marinel­la, opéra­teurs d’un des plus grands Call cen­ter d’Europe qui a réelle­ment existé, l’Atesia, de Rome. Ce cen­tre d’appels fit par­ler de lui en 2006 à cause d’une révolte des employés exploités par l’entreprise, qui a abouti à une con­cil­i­a­tion suiv­ie par la plu­part des tra­vailleurs 5. Assez vite, les morceaux choi­sis asso­cient lutte des class­es et lutte pour l’égalité entre les sex­es : « Quand tu es petite on te dit que dans une nation démoc­ra­tique comme la nôtre la femme peut devenir tout ce qu’elle veut. Sauf que c’est une arnaque, Parce que Berlus­coni, cette sacrée nation démoc­ra­tique, il se l’est toute bouf­fée.(…) Parce que la seule chance qui s’offre aux femmes c’est d’avoir un corps de poupée Bar­bie et de se faire pho­togra­phi­er le cul pour le cal­en­dri­er. » (p. 68 – 69)

Ils racon­tent cha­cun à leur tour (plus qu’ils n’incarnent) aus­si bien les événe­ments relat­ifs à cette his­toire réelle que les fic­tions qui l’agrémentent. Ils « sont » les corps de Nico­la et Marinel­la tra­ver­sés par des voix off (accen­tuées par l’utilisation – rare — du micro), sans hiérar­chie de valeur entre les réc­its et tenus par une ironie con­stante, jamais cynique.

Par­fois à la manière de l’auteur-acteur ital­ien, lui ren­dant même claire­ment hom­mage quand ils s’expriment debout sur des tabourets (voir pho­to ci-dessous) ou en reprenant cer­taines de ses chan­sons, mais s’éloignant le plus sou­vent des règles tacites du théâtre de nar­ra­tion dont Celes­ti­ni est un représen­tant con­nu.

Ascanio Celes­ti­ni en « action-réc­i­ta­tion » à Rione Mon­ti, piaz­za Madon­na dei Mon­ti, dans le cen­tre de Rome, en mai 2005. Pho­to M.Iacovelli‑F.Zayed / Spot the Dif­fer­ence.

Comme à l’origine du théâtre, les acteurs s’adressent ici au peu­ple-pub­lic rassem­blé autour d’eux et le pren­nent à par­ti tout au long de la pièce. Cha­cun enri­chit imman­quable­ment en son for intérieur les pro­pos qu’il entend de sa pro­pre expéri­ence.

Sans faire directe­ment référence à des icônes de la « lutte des class­es », le spec­ta­cle est pro­fondé­ment idéologique, aus­si bien dans la forme que dans le fond. Pour Celes­ti­ni, la révo­lu­tion doit venir du peu­ple, qui n’est pas un enfant, con­traire­ment à ce que l’État veut faire croire 6. Elle est l’expression de la rage des opprimés, des pré­caires. La chan­son Cadav­eri vivi (Cadavres vivants) qu’il a écrite et qui est reprise dans ce spec­ta­cle, véri­ta­ble hymne aux per­sé­cutés de l’histoire, énumère tous les mar­gin­aux et les minorités d’aujourd’hui : les anar­chistes, com­mu­nistes, homo­sex­uels, juifs, Pales­tiniens de l’Intifada, Noirs, mérid­ionaux…

Dans une Ital­ie anesthésiée par deux décen­nies de berlus­con­isme et figée aujourd’hui dans l’horreur de l’extrême droite et du pop­ulisme, Celes­ti­ni fait par­tie d’un îlot de résis­tance bien vivant.

Il con­tin­ue, à tra­vers d’autres acteurs et actri­ces et dans des formes assez dif­férentes, à touch­er le pub­lic en Bel­gique fran­coph­o­ne dont le passé minier et les révoltes ouvrières sont encore au cœur de l’inconscient col­lec­tif.


    1. Traduction française par Christophe Mileschi, éditions Notabilia.
      ↩︎
    2. Lutte des classes d'après Ascanio Celestini, interprétation et mise en scène Salomé Crickx et Iacopo Bruno / ASSISTANAT TECHNIQUE & ARTISTIQUE

:Andrea Messana
 / LUMIERES

:Renaud Ceulemans
 / REGIE
: Cristian Gutiérrez


      Une production Le Festin/Mars dans le cadre de la Biennale 2018, le Théâtre des Martyrs - Bruxelles et la Coop asbl.
      Au Théâtre des Martyrs. Présenté aussi à Mars à la Maison Folie à Mons.
      ↩︎
    3. « Nous vivons tous dans l’histoire même si nous n’en habitons que la périphérie », entretien avec Ascanio Celestini publié dans le #130 d’Alternatives théâtrales.
      ↩︎
    4. Salomé Crickx que l’on a pu voir notamment dans Les Femmes savantes, mise en scène Frédéric Dussenne, créé au Théâtre des Martyrs et qui sera repris en janvier 2019.
      ↩︎
    5. Cet événement fut relayé non seulement par Celestini dans son documentaire Parole sante (qui a donné aussi l’album de chansons éponyme) mais aussi par Paolo Virzì dans son film Tutta la vita davanti. Lire l'article du Corriere de Roma ici.
      ↩︎
    6. « Il popolo è un bambino », phrase emblématique qui revient comme un leitmotiv (ou mantra) dans son disque et qui souligne l’idée de la manipulation du peuple par les grandes puissances et les media. « La révolution, on l’a montrée de loin au peuple, comme une ballerine de la télévision. Le peuple est un enfant qui aime regarder les ballerines. (...) Le peuple aime la révolution mais il faut la lui montrer comme le cul des ballerines. Comme une chose belle et impossible. Il faut la lui raconter comme une fable. » (dans « Le peuple est un enfant », le morceau-manifeste, parlé et non chanté qui accompagne tout l’album Parole Sante - traduit par moi).
      ↩︎
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    Iacopo Bruno
    Salomé Crickx
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    Laurence Van Goethem
    Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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