À l’instar de l’eau, qui vient à manquer à cause de l’augmentation rapide de la population mondiale et de nos modes de consommation, l’art, qui nous manque depuis quelques mois à cause des restrictions sanitaires, est une nécessité pour la bonne santé de l’être humain. Sans eau notre corps dépérit – sans art, c’est notre âme qui se fane. Mais l’importance de l’eau ne s’arrête pas au besoin physique qu’elle représente pour l’homme, elle est également un élément qui lui a permis de s’ouvrir au monde. L’installation des individus au bord de l’eau les a encouragés à se déplacer et à se confronter à l’altérité et à ce titre, les ports sont devenus des points de rencontre, des lieux d’échange et d’ouverture. Le théâtre remplit ces mêmes fonctions. Les histoires qu’il raconte sont autant d’opportunités de découverte, de ravitaillement pour le cœur, d’éveil à l’autre.
Dans un contexte où la conscience environnementale va croissant, on peut se demander quel rapport les théâtres entretiennent avec l’eau qui les borde. Nous avons fait un petit voyage dans trois théâtres d’opéra européens qui se trouvent au bord de l’eau. Venise, Amsterdam, Oslo. Chemin à parcourir, menace ou source d’inspiration, l’eau est respectée, utilisée, crainte, chérie. Chaque ville et chaque théâtre vivent l’eau à leur manière.
La Fenice, au gré des éléments
Venise, ville sur l’eau et ville d’art, héberge en son centre, à deux pas de la place Saint-Marc, le Gran Teatro La Fenice, un des plus fameux théâtres lyriques italiens, inauguré en 1792. Construit à la place du Teatro San Benedetto qui disparut dans un incendie, son nom, La Fenice (le Phoenix) fait référence à l’oiseau mythologique qui renaît de ses cendres. Ce théâtre au nom malheureusement prophétique a en effet été détruit deux fois par les flammes – une première fois en 1836 et une seconde en 1996 – mais a toujours été reconstruit pour resplendir de plus belle.1 Loin d’être une préoccupation réservée au théâtre, la crainte du feu, généralisée à Venise, a poussé à délocaliser toutes les industries nécessitant des fours sur les îles périphériques de la ville, comme les fameuses verreries, dès le XIIIe siècle. Mais cette peur est doublée d’une menace aquatique, liée aux marées de l’Adriatique qui, lorsqu’elles sont hautes, peuvent immerger les parties basses de la ville.
La dernière forte montée des eaux a eu lieu en novembre 2019, où l’eau avait atteint 1,87 m de hauteur et s’était infiltrée dans les sous-sol du théâtre, endommageant des équipements notamment électriques. À dix jours de l’ouverture de saison avec Don Carlo de Verdi, les répétitions avaient été transférées au Teatro Comunale de Trévise pendant que les techniciens travaillaient jour et nuit pour réparer les dégâts causés par la marée. Jusqu’à la veille de la représentation, le théâtre avait craint une récidive. Venise est plus vulnérable face aux pics de la marée, appelée acqua alta en italien, à cause de son emplacement géographique dans la lagune qui peut empêcher la mer de se retirer lors des marées de forte amplitude si l’action des vents est défavorable.
En 1966, la Sérénissime avait failli être engloutie par les eaux lors de la plus terrible acqua alta de son histoire qui avait atteint 1,97 m de hauteur. La marée avait fait céder les digues qui protégeaient l’île de Pellestrina construites 200 ans auparavant et plus de 3000 habitants avaient dû abandonner l’île en toute urgence. En 2016, 50 ans plus tard, La Fenice avait ouvert sa saison avec Aquagranda, un opéra composé par Filippo Perocco, sur un livret de Roberto Bianchin et Luigi Cerantola basé sur le roman du même Bianchin, relatant le drame vécu alors qu’il était étudiant. L’opéra commandé par la Fenice voulait commémorer la tragédie de 1966 par une œuvre infiltrée de toute part par l’eau. Sur le plan musical, Filippo Perocco évoque la présence continue de la mer : l’utilisation de distorsions électroniques des sons de l’orchestre et de la pédale de résonnance sur le piano servent à créer un effet de vague ininterrompue, une cyclicité continue comme le flux de l’eau, véritable protagoniste de l’opéra. La présence de l’élément-personnage est exaltée par la mise en scène de Paolo Fantin : une sorte d’aquarium suspendu au-dessus de la scène se remplit progressivement et suggère l’idée de la marée montante. Soudain, au moment de la narration où la digue est détruite par les eaux, les protagonistes et le chœur se taisent et le contenu du réceptacle se déverse sur scène dans une cascade tonitruante. L’eau prend une dimension redoutable et dévastatrice, un élément craint et respecté à l’image de la perception que peuvent en avoir les Vénitiens lors de marées particulièrement hautes.