Chronique d’un film revisité

Compte rendu

Chronique d’un film revisité

Le 12 Déc 2018
Jules Puibaraud, Rémi Faure et Léa Romagny. (c) Hubert Amiel.
Jules Puibaraud, Rémi Faure et Léa Romagny. (c) Hubert Amiel.
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Pourquoi faut-il tra­vailler ? » ques­tionne d’emblée une enfant (Léa Romag­ny) per­chée sur une bal­ançoire, d’un air mali­cieux. C’est ain­si que com­mence J’abandonne une par­tie de moi que j’adapte, spec­ta­cle conçu et mis en scène par Jus­tine Lequette, à par­tir d’une adap­ta­tion du film doc­u­men­taire de Jean Rouch et Edgar Morin, Chroniques d’un été.

Ce film enquête sur le bon­heur par une sim­ple ques­tion que pose le réal­isa­teur à des citoyens lamb­das (ouvri­ers et intel­lectuels), pen­dant l’été 1960 : « êtes-vous heureux ? », touchant en fil­igranes à des prob­lé­ma­tiques socié­tales et poli­tiques qui font écho aujourd’hui. C’est en effet l’époque où la société de con­som­ma­tion prend de l’ampleur, trans­posée notam­ment en lit­téra­ture, quelques années plus tard, dans Les Choses de G. Perec.

Léa Romag­ny dans la scène ini­tiale. Pho­to Hubert Amiel.

Une relec­ture de l’histoire

Jus­tine Lequette a par­faite­ment inté­gré l’enseignement du Con­ser­va­toire de Liège où la ques­tion poli­tique du théâtre est pri­mor­diale, défendue notam­ment par cer­tains pro­fesseurs comme Jacques Del­cu­vel­lerie, mais aus­si Françoise Bloch1. Deux artistes qui utilisent le medi­um du théâtre pour inves­tiguer le passé et le « réac­tu­alis­er ».

Dans la pre­mière par­tie de J’abandonne…, les acteurs incar­nent, au mil­limètre près, cer­tains pro­tag­o­nistes du film – dont le réal­isa­teur Jean Rouch et le soci­o­logue et philosophe Edgar Morin – et se réap­pro­prient leur parole, imi­tant à la per­fec­tion chaque mim­ique, geste, into­na­tion et voix. Pour Jus­tine Lequette, il était en effet impor­tant de « faire expéri­ence de corps, de voix, de façons de penser » 2. Les acteurs son­dent ain­si intime­ment le passé et le re-créent en direct, procu­rant une con­science de l’autre — et donc de soi — assez rare (que le ciné­ma per­met moins). Cette trans­po­si­tion hic et nunc dans des indi­vidus en chair et en os nous per­met de mieux ressen­tir et mesur­er ce qui nous lie et ce qui nous éloigne de cette époque pré-1968 où tout sem­blait pos­si­ble.

Le bon­heur est-il com­pat­i­ble avec le tra­vail ? Faut-il accepter de tra­vailler ?

Niet­zsche écrit dans Humain trop humain :

« Tous les hommes se divisent entre esclaves et êtres libres. Car celui qui de sa journée n’a pas les deux tiers à soi est un esclave, qu’il soit au demeu­rant ce qu’il voudra : homme d’État, marc­hand, fonc­tion­naire, savant… » 3

J’abandonne…, coécrit avec les acteurs, alterne des moments de repro­duc­tion du doc­u­men­taire – soit pro­jeté soit incar­né — par des scènes du film en train de se faire, imag­inées à par­tir de rushs : Jules Puiba­raud jouant Edgar Morin, et Rémi Fau­re inter­pré­tant Jean Rouch. Par cette mise en abyme orig­i­nale — du ciné­ma qui s’écrit au théâtre -, la pièce évoque aus­si le tra­vail et la vie des artistes en général, qui sem­blent pétris de lib­erté et de joie de vivre : ça fume, ça boit, ça rigole, dans de joyeux débats désor­don­nés. En con­tre­point, dans une scène du doc­u­men­taire, on voit quelqu’un répon­dre à cette ques­tion « êtes-vous heureux » en dis­ant que chaque jour, il est con­traint d’abandonner une par­tie de lui-même qu’il adapte (sous-enten­du, à ce qu’on lui demande d’être ou de faire) ; phrase par ailleurs reprise dans le titre du spec­ta­cle.

La deux­ième par­tie, ancrée cette fois dans le présent, s’attaque à dénon­cer les dérives économiques que nous con­nais­sons aujourd’hui. De façon plus con­ven­tion­nelle, elle met en scène dif­férents per­son­nages fic­tifs qui sem­blent directe­ment issus de notre société con­tem­po­raine. Ils se lan­cent dans des dis­cours qui van­tent les bien­faits de l’effort, l’importance du mérite, pro­pos que l’on retrou­ve sou­vent dans les médias ou en poli­tique : « il vaut mieux un emploi pré­caire que le chô­mage et l’aide sociale » dira quelqu’un, soulig­nant que c’est par le tra­vail que l’existence prend tout son sens. D’autres, au con­traire, remet­tent en cause l’obligation de tra­vailler, notam­ment l’un d’eux qui écrira une let­tre de « non can­di­da­ture » 4.

Léa Romag­ny, Jules Puiba­raud, Rémi Fau­re, Ben­jamin Lichou. ©Hubert Amiel.

L’émancipation

La fin est une plongée cocasse dans un avenir incer­tain, nu, à l’image des acteurs qui se débar­rasseront de leurs « atours », où la ques­tion du bon­heur se décline en lan­gage « actuel » con­den­sé et plus immé­di­at : « ça va ? », répété en boucle, et les répons­es, plus laconiques qu’à l’époque : « Oui, oui, ça va, et toi ? » lais­sent entrevoir un vague espoir de trans­for­ma­tion de notre société actuelle, où l’hyper con­som­ma­tion a claire­ment pris le dessus.

J’abandonne une partie de moi que j'adapte
Justine Lequette / Group NABLA

Un projet initié et mis en scène par Justine Lequette, 
écriture collective
Avec: Rémi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puibaraud, Léa Romagny
Assistant à la mise en scène
: Ferdinand Despy
Création lumière
: Guillaume Fromentin
Projet issu de Solo Carte Blanche de l’ESACT
Production Création Studio Théâtre National Wallonie-Bruxelles
Coproduction Group Nabla
Avec le soutien de l’ESACT, La Chaufferie-Acte1, Festival de Liège

11 et 12 décembre 2018 – Festival Impatience, T2G Théâtre de Gennevilliers à Paris (FR)
2 avril 2019 – Théâtre Paul Eluard à Choisy-le-Roi (BE) (lien)
4 et 5 avril 2019 – Théâtre de L’Aire Libre à Rennes (FR) (lien)
2 mai 2019 – Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan (FR)

Prix "Meilleure découverte" aux Prix de la critique.
Prix du Public au Festival Impatience 2018.

Nathanaël Har­cq, Jus­tine Lequette et Benoît Hen­naut à La Bel­lone. ©LVG.

Sur Jacques Del­cu­vel­lerie, entre autres textes (nom­breux), lire le n°67 – 68 Rwan­da 94. Le théâtre face au géno­cide. Groupov, réc­it d’une créa­tion (2001), disponible en PDF ; et, aux édi­tions Alter­na­tives théâ­trales, Sur la lim­ite, vers la fin, Repères sur le théâtre dans la société du spec­ta­cle à tra­vers l’aven­ture du Groupov par Jacques Del­cu­vel­lerie (2012).

À l’occasion de la reprise du spec­ta­cle J’abandonne une par­tie de moi que j’adapte… de Jus­tine Lequette au Théâtre des Mar­tyrs (en coprésen­ta­tion avec le Théâtre Nation­al), Alter­na­tives théâ­trales et La Bel­lone s’associent pour inter­roger le pou­voir du médi­um théâ­tral à inves­tiguer l’histoire récente, et à en matéri­alis­er la généalo­gie des idées afin d’interroger leur influ­ence con­tem­po­raine.
Avec Jus­tine Lequette, Nathanaël Har­cq, mod­éré par Benoît Hen­naut. Pod­cast disponible ici.

  1. Françoise Bloch a créé plusieurs pièces trai­tant de la prob­lé­ma­tique du tra­vail : Grow or Go (2009) qui inter­roge le lan­gage et les valeurs du monde de la con­sul­tance en entre­prise ; Une société de ser­vices (2011) qui explore les couliss­es d’un cen­tre d’ap­pel et sonde les con­séquences humaines des nou­velles organ­i­sa­tions du tra­vail ; et Mon­ey !(2013) qui, par­tant d’un ren­dez-vous dans une banque, tente de déploy­er les mécaniques du prof­it. Source zootheatre.be. Lire dans Alter­na­tives théâ­trales : « Le monde comme Zoo. Mon­ey mis en scène par Françoise Bloch », par Yan­nic Man­cel, dans le n°126 – 127 (2015), De la péd­a­gogie au théâtre doc­u­men­taire, entre­tien avec Françoise Bloch » réal­isé par Nan­cy Del­halle dans le n°112 (2012). Le réel comme péd­a­gogie du tra­vail d’ac­teur, Entre­tien avec Françoise Bloch » réal­isé par Bernard Debroux, pub­lié dans le n°101 (2009). ↩︎
  2. Cita­tion de Jus­tine Lequette lors de la ren­con­tre publique du 6 décem­bre 2018 à la Bel­lone :« Théâtre, his­toire et société » ↩︎
  3. Humain, trop humain, §283, Tra­duc­tion par Alexan­dre-Marie Desrousseaux. Société du Mer­cure de France, 1906 [sep­tième édi­tion] in (Œuvres com­plètes de Frédéric Niet­zsche). lien wik­isource. ↩︎
  4. Cela fait penser à Let­tres de non-moti­va­tion de Vin­cent Thomasset/Compagnie Laars & Co, pro­gram­mé au Théâtre 140 en 2017. Ce spec­ta­cle a fait l’objet d’une ren­con­tre publique en févri­er 2017 : « B(e)au Tra­vail » : La Bel­lone et Alter­na­tives théâ­trales pro­posent un temps de ren­con­tre pour décrypter ce qui se niche dans l’absurdité de notre rela­tion à l’emploi, épinglée sub­tile­ment dans ces let­tres. Un temps de réflex­ion autour du spec­ta­cle, sur les enjeux du tra­vail aujourd’hui, avec le philosophe Pas­cal Chabot et le met­teur en scène Vin­cent Thomas­set. Ren­con­tre ani­mée par Sylvie Mar­tin-Lah­mani. Pod­cast à télécharg­er ici. ↩︎
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Laurence Van Goethem
Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales. Elle est cofondatrice...Plus d'info
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