Kopernikus – La musique des sphères (parlantes)

Opéra
Critique

Kopernikus – La musique des sphères (parlantes)

Le 22 Déc 2018
Kopernikus. (c) Vincent Pontet.
Kopernikus. (c) Vincent Pontet.

Kopernikus n’est pas à lui-même son pro­pre cen­tre, l’opéra ressem­ble à une con­stel­la­tion de per­son­nages. Mais comme pour les con­stel­la­tions, on ne sait plus si l’im­age est dans les étoiles ou dans notre regard.


Comme dans toute œuvre ésotérique, on pour­ra être désta­bil­isé par la pro­liféra­tion des références qui tra­versent ce « rit­uel de mort ». Les per­son­nages sont dou­ble­ment fic­tifs, on retrou­ve Tris­tan et Isol­de, la Reine de la Nuit, Mer­lin, un prophète Aveu­gle et des « Anges bien­fai­teurs ». Leurs pro­pos sont mys­tiques quand on les entend en français, et aus­si – on le sup­pose – dans les nom­breux pas­sages chan­tés dans une langue inven­tée par le com­pos­i­teur.
On devine alors que la reli­giosité de Claude Vivi­er et sa foi dans l’im­mor­tal­ité de l’âme est dévelop­pée ici dans toutes ses con­séquences dra­ma­tiques, par l’assem­blage de dif­férentes tra­di­tions mys­tiques, chré­ti­ennes ou ori­en­tales, dans un syn­crétisme qui frôle par­fois le kitsch. Mais on aimerait sug­gér­er que cette apparence de kitsch est la mar­que d’un pro­fond onirisme, mag­nifique­ment incar­né dans la musique et le chant, et tout à fait respec­té par la mise en scène de Peter Sel­l­ars, qui priv­ilégie la con­cen­tra­tion et la sim­plic­ité dans la « douceur », le véri­ta­ble sujet de cet opéra.

© Vin­cent Pon­tet.

Cette grande douceur ren­voie à l’en­fance, qui est vis­i­ble­ment le totem per­du – et par-là même tou­jours présent – de la pièce, qui s’ou­vre sur les « Vœux de Pâques » de Lewis Car­oll aux admi­ra­teurs d’Al­ice, une dou­ble référence à l’au­teur des aven­tures d’Al­ice, grand inven­teur de mots ésotériques, et à la résur­rec­tion de celui qui est amour (Pâques).
Le thème de l’en­fance est donc sol­idaire de celui du Verbe uni­versel, que Vivi­er cherche à sym­bol­is­er par cette langue inven­tée. À la manière des jeux d’en­fants qui par­lent « javanais », ou comme ces nom­breux dessins-ani­més où les per­son­nages par­lent une langue pure­ment expres­sive ou inven­tée, la musique et les accen­tu­a­tions du chant nous font devin­er le sens de phras­es incom­préhen­si­bles. Et cela par­ticipe du « rit­uel » de cet opéra, qui donne par­fois l’im­pres­sion de devoir réap­pren­dre le lan­gage sans le com­pren­dre, pour mieux en être ini­tiés. L’idée d’un « lan­gage des anges » ou des sphères célestes est certes très anci­enne, élaborée à la fois dans les tra­di­tions mys­tiques, et dis­cutée sérieuse­ment par la théolo­gie chré­ti­enne. Mais dans l’opéra – et la proféra­tion théâ­trale, si l’on pense aux mots inven­tés d’An­tonin Artaud – cela soulève des prob­lèmes spé­ci­fiques, sug­gérés notam­ment par Gilles Deleuze dans Logique du sens : les mot ésotériques ne péchent pas par absence de sens, mais par leurs pos­si­bil­ités infinies de sig­ni­fi­ca­tion que rien ne sem­ble pou­voir régler. Ils révè­lent les pou­voirs du lan­gage dégagé du sens, qui appa­rais­sent notam­ment quand on mod­ule la voix et la parole. Ain­si, dans le livret, com­ment ne pas enten­dre ironique­ment « décodé » dans « ko-dé-ko-dé-ko », pourquoi pas « Nausikaa » la princesse pleine de douceur dans « no-si-ka », ou encore « nabi » (prophète, en hébreu), accolé au « son » dans « ni-yo-son-nabi-son-nabi-son-nabi… » ? Ces suites de syl­labes sont aus­si ryth­mées numérique­ment, et recon­stru­isent dans le lan­gage l’idéal des pro­por­tions musi­cales har­monieuses, qui fasci­nait les Pythagoriciens, et leur don­nait l’e­spoir d’une « musique des sphères ». La sym­bol­ique des mots ésotériques ne peut donc être « com­prise », ou approchée, que dans la fonc­tion rit­uelle qu’on leur fait jouer, et Claude Vivi­er nous installe pré­cisé­ment dans cette hési­ta­tion vig­i­lante, où tout est signe sans qu’on sache pré­cisé­ment de quoi, ou bien sim­ple­ment appel, comme ce « hé o hé o » (il y a quelqu’un?) qui sem­ble adressé à tout l’u­nivers.
Cette pro­fonde incer­ti­tude du sens dans le cos­mos – un thème de sci­ence-fic­tion –  aurait pu appeller une  scéno­gra­phie col­orée à la Mœbius. Mais dans un cadre dépouil­lé, Peter Sel­l­ars a su dis­tinguer les motifs prin­ci­paux de l’opéra. Les chais­es des chanteurs dis­posées sur la scène ressem­blent à des chais­es d’é­cole, mais aucune ne ressem­ble aux autres. Les pupitres des musi­ciens, eux aus­si, s’ap­par­entent à des pupitres d’é­col­iers, et les cos­tumes blancs ren­voient bien sûr à la pureté, à la purifi­ca­tion, peut-être aus­si à la mort, bien qu’au­cun ne soit non plus sem­blable aux autres. La pièce sug­gère alors une forme de con­so­la­tion qui n’évite pas la tristesse mais la con­fronte à la douceur de l’en­fance. Quelques gestes suff­isent alors à sug­gér­er l’ac­tion rit­uelle : un gisant se lève et devient flamme, on se couche pour s’en­dormir, et l’opéra bas­cule dans un autre espace, celui des rêves – où le corps s’al­lège, où le temps se détache, où tout est par­don­né.

Claude Vivier (1948-1983), Kopernikus, un rituel de mort (1979), pour sept chanteurs, sept instrumentistes et bande. Livret du compositeur (français et langage imaginaire).

Ensemble vocal Roomful of Teeth
Estelí Gomez, Martha Cluver, soprano
Virginia Kelsey, mezzo-soprano
Caroline Shaw, contralto
Dashon Burton, baryton
Thann Scoggin, baryton
Cameron Beauchamp, basse

Ensemble L’Instant Donné (ensemble associé au Nouveau théâtre de Montreuil)
Maryse Steiner-Morlot, hautbois
Mathieu Steffanus, clarinette 1
Nicolas Fargeix, clarinette 2
Benoît Savin, clarinette 3
Matthias Champon, trompette
Mathieu Adam, trombone
Naaman Sluchin, violon

livret (français et langage imaginaire) Claude Vivier
mise en scène Peter Sellars
direction musicale des répétitions Eric Dudley
danseur-chorégraphe et collaborateur de Peter Sellars Michael Schumacher
dramaturge Antonio Cuenca Ruiz
lumières Seth Reiser
régie générale Pamela Salling

Production Festival d’Automne à Paris
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Peter Sellars
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Jean Tain
Jean Tain est agrégé et docteur en philosophie de l'École Normale Supérieure (Paris), ATER à l'Université...Plus d'info
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