Argentine : une passion pour le théâtre

Théâtre
Réflexion

Argentine : une passion pour le théâtre

Le 24 Avr 2019
El Periférico de objetos, Máquina Hamlet. Photo Magdalena Viggiani.
El Periférico de objetos, Máquina Hamlet. Photo Magdalena Viggiani.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 137 - Noticias argentinas - Perspectives sur la scène contemporaine argentine
137

À l’occasion de la sor­tie du #137 d’Alternatives Théâ­trales, « Noti­cias Argenti­nas », Julia Ele­na Sagase­ta, pro­fesseure à l’Université Nationale des Arts de Buenos Aires, dresse un por­trait-paysage rétro­spec­tif et prospec­tif de la scène théâ­trale argen­tine. Traduit de l’espagnol (Argen­tine) par Benoît Hen­naut.

Par­courir les pro­grammes des spec­ta­cles à Buenos Aires fait voir une activ­ité théâ­trale débor­dante. Théâtres offi­ciels, théâtre privés, com­mer­ci­aux, et théâtres indépen­dants de toutes les ten­dances et formes d’expérimentation occu­pent le cen­tre de la ville et une série de quartiers tou­jours plus nom­breux. Les grandes salles bien équipées, comme celles des théâtres offi­ciels et com­mer­ci­aux, parta­gent ce paysage avec une mul­ti­tude de petites salles très sim­ples, pour cer­taines instal­lées dans des stu­dios ou des écoles de jeu, dans lesquelles l’imagination est con­stam­ment à l’œuvre. Cette pas­sion théâ­trale s’étend égale­ment à d’autres villes du pays, dont, par exem­ple, Cór­do­ba, qui compte une quan­tité con­sid­érable de lieux et d’artistes. Nous nous con­cen­trerons d’abord sur Buenos Aires afin de don­ner une idée de la manière avec laque­lle s’est instal­lé ce paysage ces dernières années.

Les années 1980

L’instauration de la démoc­ra­tie en 1983 – 1984 a don­né lieu au développe­ment d’une impor­tante théâ­tral­ité, suite aux années obscures mar­quées par la cen­sure dic­ta­to­ri­ale. La for­mu­la­tion tra­di­tion­nelle du théâtre argentin a changé, elle qui était mar­quée depuis les années 1950 par la fig­ure du dra­maturge et par la méth­ode stanislavski­enne. Les années 1980 voient appa­raître la pro­liféra­tion d’un théâtre per­for­matif et de met­teur en scène, dans lequel le corps de l’acteur, selon dif­férentes propo­si­tions, est le prin­ci­pal pro­tag­o­niste. La perte de pou­voir du dra­maturge (mais pas néces­saire­ment de la tex­tu­al­ité), ain­si que le croise­ment avec une inter­dis­ci­pli­nar­ité artis­tique a pro­fondé­ment mod­i­fié le champ.

Le pas­sage de cer­taines com­pag­nies européennes a lais­sé une forte empreinte à cette époque. Celle de Tadeusz Kan­tor d’abord, en 1984 avec Wielo­pole Wielo­pole, avant son retour en 1987 avec Qu’ils crèvent les artistes. Il a mar­qué les esprits par ses images, son tra­vail de mar­i­on­nettes et la richesse poé­tique de ses propo­si­tions.

Euge­nio Bar­ba débar­que pour la pre­mière fois en 1986 avec l’Odin Teatret, accom­pa­g­né d’autres groupes liés à l’Odin, comme Far­fa, dirigé par Iben Nagel Ras­mussen – une des actri­ces les plus impor­tantes de la com­pag­nie de Bar­ba –, ou encore le Teatro Tas­ca­bile de Bergame et ses spec­ta­cles de rue. Bar­ba a présen­té trois pièces : Mariage avec Dieu, Le Pays de Nod et Luna, et L’Obscurité. Il réitéra en 1987 avec L’Évangile d’Oxyrryncus et revien­dra à de nom­breuses repris­es, mar­quant de nom­breux teatris­tas 1 par ses con­cepts d’anthropologie théâ­trale.

Le champ théâ­tral de Buenos Aires fut très forte­ment mar­qué par ces ren­con­tres à cette époque. Un théâtre d’images, tein­té d’anthropologie et de per­for­mance s’en inspi­ra très large­ment.

Dans cette péri­ode de réini­tial­i­sa­tion démoc­ra­tique, d’autres artistes ayant déjà con­nu une car­rière dans les années 1960 (autre moment de réno­va­tion impor­tante du théâtre argentin) con­tin­uèrent à dévelop­per leur tra­vail. C’est le cas d’Eduardo Pavlovsky. Acteur per­formeur, dra­maturge, psy­ch­an­a­lyste, Pavlovsky mit l’accent sur un type de jeu qui lui per­mit de représen­ter la fig­ure du tor­tion­naire et sa rela­tion à ses vic­times. C’est ce que présen­tent cer­taines de ses pièces emblé­ma­tiques : El señor Galin­dez (1973), Potes­tad (1985), Paso de dos (1990). Le corps de l’acteur était la base fon­da­men­tale de son tra­vail, celle à par­tir de laque­lle son écri­t­ure inter­ve­nait, ce qui fai­sait con­stam­ment vari­er les représen­ta­tions et rendait la mise en scène de ses textes si dif­fi­cile en dehors de lui.

Des formes plus récentes de per­for­mance se sont aus­si dévelop­pées à Buenos Aires dans cette péri­ode de tran­si­tion démoc­ra­tique. La per­for­mance était con­sid­érée sous deux aspects : à la fois comme mode d’interrelation artis­tique, et comme mode d’expression du corps, nu et exposé. Une com­pag­nie en par­ti­c­uli­er fait son appari­tion à cette époque, définis­sant son tra­vail en tant que per­formeurs : La Orga­ni­zación Negra. Ils démarrèrent dans la con­ti­nu­ité des propo­si­tions de la com­pag­nie cata­lane La Fura dels Baus, avant de dévelop­per leur pro­pre style nour­ri de corps et d’images 2. Ils ont mar­qué les esprits par leurs spec­ta­cles inclu­ant des ascen­sions risquées accom­pa­g­nées par des groupes de rock et d’importants jeux de lumière.

Les années 1990

La notion de per­for­mance appliquée au théâtre s’est ren­for­cée auprès de nom­breux artistes dans les années 1990. Ain­si, par exem­ple, l’actrice Cristi­na Bane­gas a réal­isé plusieurs spec­ta­cles per­for­mat­ifs inspirés de textes de poètes argentins recon­nus (Juan Gel­man, Leónidas Lam­borgh­i­ni). Il ne s’agissait pas de théâ­tralis­er ces poèmes mais d’insister sur le croise­ment des expres­sions artis­tiques, tout en main­tenant l’identité de cha­cune d’entre elles : le théâtre et ses dif­férentes expres­sions, la poésie, la musique.

Pour sa part, Pom­peyo Audi­vert, acteur et met­teur en scène très recon­nu, a réal­isé à cette péri­ode deux instal­la­tions per­for­ma­tives : Mar­cos en 1993 et Museo Soporte en 1995, met­tant de côté le con­cept tra­di­tion­nel de l’action dra­ma­tique, et aban­don­nant toute forme de linéar­ité ou de développe­ment événe­men­tiel. Dans le pre­mier cas, il s’agissait du croise­ment de la parole poé­tique (sur des textes de Thomas Bern­hard) et d’un échan­til­lon pic­tur­al. Dans le sec­ond, les corps des acteurs con­sti­tu­aient les lieux d’un musée his­torique et étaient por­teurs des mots du passé. En 2009, il créait Museo Ezeiza 73 (la pièce fut reprise de nom­breuses fois depuis), une autre instal­la­tion théâ­trale per­for­ma­tive qui est dev­enue un suc­cès majeur dans son tra­vail ; il y évoque un fait his­torique de l’Argentine con­tem­po­raine, l’affrontement de l’aile droite et de l’aile gauche du péro­nisme, le par­ti le plus pop­u­laire du pays 3.

Les années 1990 furent égale­ment l’occasion d’accueillir une autre fig­ure inter­na­tionale qui a lais­sé une trace impor­tante : Pina Bausch. Elle s’était déjà pro­duite à Buenos Aires en 1980, en pleine dic­tature avec Café Muller, mais elle avait alors prin­ci­pale­ment rassem­blé un pub­lic provenant de la danse con­tem­po­raine. En 1994, elle a présen­té Ban­doneón, une pièce inspirée de sa vis­ite précé­dente au cours de laque­lle elle avait été mar­quée par le tan­go, et qui répan­dit véri­ta­ble­ment la notion de théâtre-danse.

Une autre fig­ure mar­quante des années 1990 est celle du met­teur en scène et péd­a­gogue aujourd’hui con­sacré Ricar­do Bartís. Dès ses débuts avec Postales argenti­nas (1989), où l’histoire faite de rela­tions désopi­lantes se con­stru­i­sait à par­tir des actions et des corps d’un cou­ple en scène. Ses pièces ont sur­pris par leur orig­i­nal­ité. Très atten­dues, elles n’ont cessé d’étonner : sa ver­sion d’un Don Juan déca­dent dans Donde más se duele (2003), le déclin d’une famille aris­to­cra­tique dont la mise en scène com­mençait au cœur d’une instal­la­tion-per­for­mance avec De mal en peor (2005), sa ver­sion per­son­nelle d’une œuvre clas­sique de la lit­téra­ture argen­tine dans El peca­do que no se puede nom­brar 4 (1998), etc. Bartís ne croit pas en la trans­mis­sion des réc­its et en l’incarnation des per­son­nages. Il met en ques­tion la notion même de per­son­nage. Il ne renie pas la tex­tu­al­ité mais décon­stru­it les textes con­sacrés qu’il utilise. Un texte est pour lui un espace d’élaboration tra­ver­sé et criblé d’autres réc­its, qui ne sont pas néces­saire­ment lin­guis­tiques. Il peut s’agir d’un réc­it musi­cal, plas­tique ou encore acto­riel. En fait, sa recherche expéri­men­tale met en ques­tion la notion tra­di­tion­nelle de réc­it en tant que telle. Son esthé­tique est celle d’un « théâtre d’états », basée sur les pos­si­bil­ités du corps de l’acteur en tant qu’il est tra­ver­sé par une inter­re­la­tion artis­tique. Il se situe en fait dans un type de théâtre per­for­matif. Il cherche ain­si à créer une suc­ces­sion de moments excep­tion­nels, qui ne soient pas ordon­nés par une séquen­tial­ité logique mais par le tra­vail acto­riel et scénique.

C’est égale­ment dans les années 1990 qu’apparaît El Per­iféri­co de Obje­tos. Ce col­lec­tif s’est con­sti­tué à par­tir d’un choix clair : se situer en dehors d’une pra­tique canon­ique, s’ouvrir à la plus grande var­iété de pos­si­bil­ités expres­sives, jouer avec les fron­tières, ni com­plète­ment théâtre d’objets, ni com­plète­ment théâtre d’acteurs. Théâtre de texte mais non théâtre de per­son­nages, théâtre dans lequel les thèmes ne sont pas explicites, qui ne con­ti­en­nent pas de réc­it clair ni de sig­ni­fi­ca­tion unique. Théâtre de mar­ques post­mod­ernes. El Per­iféri­co fut créé en 1989 par trois mem­bres du groupe de mar­i­on­net­tistes du Teatro San Martín, un théâtre offi­ciel de Buenos Aires dont ils souhaitaient s’éloigner de l’esthétique tra­di­tion­nelle : Ana Alvara­do, Daniel Veronese, Emilio Gar­cía Wehbi (les deux derniers ayant pour­suivi depuis une car­rière per­son­nelle remar­quée). Leur point de départ esthé­tique était clair : l’impact qu’avaient pro­duit sur eux les deux vis­ites de Tadeusz Kan­tor, et une attrac­tion pour l’ambiguïté beck­et­ti­enne. Chaque pièce était l’objet d’une nou­velle expéri­men­ta­tion. Ils mélan­gent mar­i­on­nettes et acteurs (comme dans leur mise en scène d’Ham­let­mas­chine en 1995), utilisent des mar­i­on­nettes de très grande taille, ou encore intè­grent la robo­t­ique. Ils écrivent leurs pro­pres textes ou font usage de textes clas­siques ou légitimés, comme Ubu Roi créé en 1990, la pièce d’Heiner Müller citée ci-dessus, ou encore Œdipe roi dont ils ont don­né une ver­sion par­ti­c­ulière inti­t­ulée ZOOedi­pus créée en 1998 au kun­sten­fes­ti­valde­sarts à Brux­elles.

Enfin, les années 1990 don­nèrent égale­ment lieu à la réap­pari­tion de la fig­ure de l’auteur-dramaturge. Dans les cir­con­stances d’un appel au renou­veau de la dra­maturgie théâ­trale ini­tié par le Théâtre San Martín, appel qui finit sur un échec et une rup­ture sur le plan des principes esthé­tiques con­vo­qués, un groupe de huit jeunes auteurs (dont les aujourd’hui célèbres Rafael Spregel­burd, Javier Daulte ou Ale­jan­dro Tan­tan­ian) déci­da de con­tin­uer ce tra­vail de renou­veau sous le nom col­lec­tif bur­lesque de Cara­ja-ji. Accom­pa­g­né par un dra­maturge et met­teur en scène recon­nu des années 1970, Mauri­cio Kar­tun, le groupe pub­lia un cer­tain nom­bre de textes au milieu des années 1990, assumant le fait d’écrire les pièces qu’ils met­taient eux-mêmes en scène.

Le 21e siè­cle

Le début des années 2000 nous fait retrou­ver un cer­tain nom­bre de per­son­nal­ités déjà ren­con­trées, ayant accédé à la con­sécra­tion. C’est le cas de Ricar­do Bartís, dont la méth­ode de jeu est dev­enue une référence. C’est aus­si le cas de quelques com­pag­nies béné­fi­ciant de pre­mières en Europe avant même de mon­tr­er leur tra­vail à Buenos Aires. Ain­si du Per­iféri­co de Obje­tos qui présente son Mon­tever­di Méto­do Béli­co chez ses copro­duc­teurs du kun­sten­fes­ti­valde­sarts et des Wiener Fest­wochen en 2000. La com­pag­nie res­ta en activ­ité jusqu’en 2005, date de son dernier spec­ta­cle, Man­i­fiesto de niños, une instal­la­tion théâ­trale faite de théâtre, ciné­ma, pho­togra­phie et objets, repous­sant encore les lim­ites du théâtre. Ses trois mem­bres prirent ensuite des chemins dif­férents, Daniel Veronese met­tant ses tal­ents de dra­maturge au ser­vice du théâtre com­mer­cial, Ana Alvara­do nav­iguant entre théâtre de texte et for­mats expéri­men­taux, tan­dis qu’Emilio Gar­cía Wehbi reste le représen­tant le plus impor­tant du théâtre per­for­matif et de la per­for­mance sur la scène argen­tine actuelle. Enfin, cer­tains des dra­maturges réu­nis dans Cara­ja-ji quelques années aupar­a­vant prirent un rôle de pre­mier plan. Citons Rafael Spregel­burd, qui vient encore de con­naître un énorme suc­cès avec La Terquedad (créé à Franc­fort et Mannheim en alle­mand en 2008 et enfin révélé au pub­lic de Buenos Aires dans sa langue orig­i­nale en 2017), Javier Daulte, dont le par­cours emprunte autant au théâtre expéri­men­tal qu’à son ver­sant com­mer­cial, et Ale­jan­dro Tan­tan­ian, qui développe un théâtre poé­tique aux très fortes images dans sa mise en scène, et qui prit en 2017 la direc­tion du Teatro Nacional Cer­vantes à Buenos Aires.

De nou­velles fig­ures émer­gent évidem­ment en par­al­lèle.

À la fin des années 1990, un jeune et tal­entueux teatrista fait son appari­tion dans le champ théâ­tral : Fed­eri­co León. Dra­maturge, met­teur en scène de théâtre et de ciné­ma, Fed­eri­co León sur­prend dès sa pre­mière pièce, Cacheta­zo de cam­po (1997), remar­quée pour l’originalité de sa propo­si­tion et la lib­erté lais­sée aux acteurs dans un sys­tème de jeu renou­velé. Depuis lors, cha­cun de ses pro­jets est une expéri­ence pré­cieuse et nou­velle, comme Las Mul­ti­tudes (2012), où un nom­bre très impor­tant d’acteurs et de non acteurs de tous âges (enfants à vieil­lards) déam­bu­lent avec le pub­lic dans un échange d’expériences, ou encore Las Ideas (2015), une pièce presque min­i­mal­iste réal­isée dans un espace réduit qui colle le pub­lic au plateau, sur lequel deux acteurs dévelop­pent avec humour leurs réflex­ions sur le théâtre.

Lola Arias fit quant à elle son appari­tion sur la scène au début des années 2000, com­bi­nant toutes ses qual­ités d’actrice, met­teuse en scène de théâtre et de ciné­ma, autrice de poésie et de réc­its, dra­maturge et artiste visuelle. Sur le plan scénique, elle s’intéresse d’abord au théâtre de texte, en met­tant en scène ses pro­pres œuvres, comme la pre­mière La Escuál­i­da famil­ia (2001, déjà sur­prenante, ou plus récem­ment Melan­co­l­ia y man­i­festa­ciones (2012) dans laque­lle elle met en scène sa pro­pre mère comme pro­tag­o­niste de l’histoire. Mais elle a aus­si réal­isé des spec­ta­cles, inter­ven­tions et instal­la­tions qui met­taient en scène un matéri­au poli­tique et his­torique. En 2016, avec Cam­po mina­do, elle fai­sait dia­loguer des vétérans anglais et argentins de la guerre des Mal­ouines. Ce tour­nant avait été pris avec Mi Vida después (2009), un drame biographique trai­tant des enfants de dis­parus sous la dic­tature, spec­ta­cle qui avait con­nu un large suc­cès en Argen­tine et à l’étranger. Ses pièces, indé­ni­able­ment per­for­ma­tives, sont tra­ver­sées par des inquié­tudes mul­ti­ples.

On pour­rait encore citer un nom­bre impor­tant de teatris­tas qui, depuis le début des années 2000, con­juguent avec tal­ent ces qual­ités de dra­maturge et met­teurs en scène de théâtre et de ciné­ma, tout en gar­dant une atten­tion forte aux arts visuels. Mar­i­ano Pen­sot­ti en est un autre pour qui les lan­gages musi­caux et visuels inter­vi­en­nent avec puis­sance sur scène autant que dans ses nom­breuses inter­ven­tions urbaines per­for­ma­tives.

Mais dans ce champ d’un théâtre per­for­matif, la fig­ure la plus sig­ni­fica­tive reste celle d’Emilio Gar­cía Wehbi. Per­son­ne n’a repoussé aus­si loin les lim­ites du théâtre sur la scène actuelle argen­tine. Il est dif­fi­cile de résumer en si peu d’espace tout ce que cet artiste aux mul­ti­ples facettes a réal­isé depuis 2005 et la dis­so­lu­tion du Per­iféri­co de obje­tos. Mise en scène de textes cultes (Ham­let en 2004, Woycek en 2006), de textes con­tem­po­rains (Bam­bi­land d’Elfriede Jelinek en 2005) ou de ses pro­pres textes ; inter­ven­tions urbaines telles le Proyec­to Filoctetes (2007), dans lequel il répand dans les prin­ci­pales artères de Buenos Aires (et d’autres villes européennes) des poupées humanoïdes en sit­u­a­tion de dan­ger afin de provo­quer la réac­tion des gens ; per­for­mances qui, pour cer­taines, se basent sur le tra­vail d’artistes con­sacrés comme Sophie Calle, pour d’autres, usent de ressources pop­u­laires telles cer­taines expéri­ences menées au Mex­ique ou au Pérou, ou qui, enfin, s’élaborent à par­tir d’un niveau très élevé de con­cep­tu­al­ité, comme dernière­ment avec la Colum­na Dur­ru­ti (2016 – 2017). Trans­gres­sif, s’échappant des for­mats con­nus, Gar­cía Wehbi ouvre en per­ma­nence des chemins nou­veaux.

Des hommes… et des femmes

Récem­ment, les femmes ont pris une impor­tance nou­velle dans le champ théâ­tral. Assignées tra­di­tion­nelle­ment à des rôles d’actrices, bien que, dès les années 1960, Grisel­da Gam­baro tint vigoureuse­ment sa place au rang des dra­maturges, et que d’autres met­teuses en scène se détachèrent dans les années 1970 (Lau­ra Yusem) ou 1980 (Susana Tor­res Moli­na, qui con­tin­ue à met­tre en scène aujourd’hui ; Móni­ca Viñao, con­nue pour l’importance qu’elle donne à l’image ; Hele­na Tritek, péd­a­gogue recon­nue). Depuis les années 2000, le genre féminin a large­ment pro­gressé dans le champ théâ­tral. Elles sont dra­maturges et met­teuses en scène, diri­gent leurs créa­tions orig­i­nales ou font du théâtre de texte, génèrent des propo­si­tions théâ­trales nou­velles, comme Vivi Tel­las et le bio­dra­ma ; elles cherchent l’expérimental, suiv­ent des chemins plus tracés ou revi­en­nent pour cer­taines à des gen­res tra­di­tion­nels de la scène argen­tine comme le réal­isme des sœurs Paula et María Marull. Elles ren­con­trent égale­ment pour beau­coup le suc­cès, ain­si de Mariela Asen­sio, Mar­i­ana Ober­stern, Analía Coucey­ro, Maru­ja Bus­ta­mante, Romi­na Paula, le col­lec­tif Piel de Lava, Cari­na Fio­r­il­lo, Lore­na Ballestrero.

Quant aux autres hommes qui con­tin­u­ent à trac­er des tra­jec­toires recon­nues dans ce méti­er de teatrista, qu’ils soient acteurs ou met­teurs en scène de for­ma­tion, on peut notam­ment citer : Rubén Szuch­mach­er, met­teur en scène et régis­seur ; Ciro Zor­zoli, qui a pro­posé des mis­es en scènes créa­tives de textes non dra­ma­tiques ; Guiller­mo Angel­leli, un acteur for­mé à la méth­ode Bar­ba et à celle du clown, qui pro­pose une palette de jeu sur­prenante ; Guiller­mo Cacece, un met­teur en scène de théâtre de texte aux propo­si­tions très créa­tives, tout comme Clau­dio Tol­cachir ; Luis Cano, auteur dra­maturge de grande qual­ité et met­teur en scène sub­til ; Ale­jan­dro Catalán, met­teur en scène et péd­a­gogue pres­tigieux ; ou encore par­mi les plus jeunes, Lisan­dro Rodríguez, Andrés Binet­ti ou Mar­i­ano Saba.

Ailleurs dans le pays

En con­clu­sion de ce trop rapi­de panora­ma, sig­nalons encore la vital­ité théâ­trale exis­tante dans d’autres villes que Buenos Aires.

En pre­mier lieu Cór­do­ba, le lieu de développe­ment théâ­tral le plus impor­tant en dehors de la cap­i­tale. Un des maîtres du lieu et son patri­arche est Paco Giménez, créa­teur de La Cochera à son retour d’exil en 1984. Il s’agit d’un cen­tre de recherche et de pro­duc­tion qui a don­né une couleur par­ti­c­ulière à la vie théâ­trale dans cette province. On peut égale­ment y men­tion­ner Cheté Cavagli­at­to, forte­ment lié au Goethe Insti­tut et au théâtre alle­mand qu’il con­tribua beau­coup à faire con­naître, ou encore le col­lec­tif Cir­u­lax­ia, qui donne pri­or­ité à l’humour. D’autres per­son­nal­ités atten­tives à l’expérimentation sont par exem­ple Marce­lo Mas­sa, Daniel Mar­tin, José Luis Arce, Cipri­ano Argüel­lo Pitt, ou enfin José Luis Valen­zuela, inscrit dans la ligne de Bar­ba.

À Rosario, on peut soulign­er l’existence d’un groupe qui se définit en tant que lab­o­ra­toire théâ­tral, El Rayo Mis­te­rioso, lau­réat de nom­breux prix.

Enfin, La Pla­ta abrite un mou­ve­ment théâ­tral intéres­sant, lié à l’opéra. Beat­riz Catani en est la fig­ure la plus impor­tante. Ses pièces excel­lent par leur maîtrise et leur atten­tion lit­téraire, dans une mise en scène très per­for­ma­tive. Elle a créé plusieurs opéras et mis­es en scène en Alle­magne et en Espagne.


    1. NdT : mot valise for­mé par « teatro » et « artista » dont la tra­duc­tion la plus proche en français serait « écrivain de plateau », soit des artistes de théâtre qui, comme met­teurs en scène, sont les auteurs de leurs pro­pres spec­ta­cles sans se définir comme dra­maturges au sens tra­di­tion­nel (ceux dont le texte est au départ de l’œuvre). ↩︎
    2. La Orga­ni­zación Negra a réal­isé plusieurs spec­ta­cles sous ce nom jusqu’au début des années 1990, quand elle s’est séparée pour don­ner nais­sance à la com­pag­nie De la Guar­da, qui devint elle-même plus tard Fuerza Bru­ta. C’est sous le nom de De la Guar­da qu’ils acquirent une recon­nais­sance inter­na­tionale. ↩︎
    3. NdT : Le mas­sacre d’Ezeiza (20 juin 1973) est un épisode resté trau­ma­tique dans l’histoire argen­tine. Au jour du retour d’exil de Juan Perón, des snipers, vraisem­blable­ment aux ordres de la droite et de l’extrême droite péro­niste, tirent sur l’immense foule venue accueil­lir le général, et qui s’était rassem­blée en famille sur les ter­rains bor­dant l’aéroport. ↩︎
    4. Il s’agit de Los siete locos, de Rober­to Arlt (1929), dans laque­lle une étrange con­frérie de com­plo­tistes losers trame une révo­lu­tion financée par un réseau de bor­dels… ↩︎
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    Benoit Hennaut
    Benoît Hennaut est Docteur en lettres de l’ULB et de l’EHESS à Paris. Il est...Plus d'info
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