Ça ira (1) Fin de Louis, un tournant dans l’œuvre de Joël Pommerat ?

Théâtre
Critique

Ça ira (1) Fin de Louis, un tournant dans l’œuvre de Joël Pommerat ?

Le 6 Juin 2019
Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli, Agnès Berthon, Saadia Bentaïeb, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale et Murielle Martinelli dans Les Marchands, création TNS (Strasbourg), 2006. Photo Elizabeth Carecchio.
Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli, Agnès Berthon, Saadia Bentaïeb, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale et Murielle Martinelli dans Les Marchands, création TNS (Strasbourg), 2006. Photo Elizabeth Carecchio.
Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli, Agnès Berthon, Saadia Bentaïeb, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale et Murielle Martinelli dans Les Marchands, création TNS (Strasbourg), 2006. Photo Elizabeth Carecchio.
Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli, Agnès Berthon, Saadia Bentaïeb, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale et Murielle Martinelli dans Les Marchands, création TNS (Strasbourg), 2006. Photo Elizabeth Carecchio.

Fic­tion poli­tique inspirée d’une matière his­torique apparem­ment dénuée de l’inquiétante étrangeté qui car­ac­téri­sait jusqu’ici les spec­ta­cles de la Com­pag­nie Louis Brouil­lard, Ça ira (1) Fin de Louis pour­rait laiss­er penser à une rup­ture dans le par­cours de Joël Pom­mer­at. Sans entr­er ici dans les débats inter­pré­tat­ifs qu’elle sus­cite, j’aimerais soulign­er la sin­gu­lar­ité de cer­tains choix dra­maturgiques tout en mon­trant com­ment cette nou­velle créa­tion s’inscrit dans une con­ti­nu­ité de ques­tion­nements esthé­tiques et thé­ma­tiques. Par rap­port aux grands cycles de l’œuvre (les pre­mières pièces énig­ma­tiques, rich­es en expéri­men­ta­tions spa­tio-tem­porelles, le tour­nant de la trilo­gie Au monde, D’une seule main, Les Marchands (2004 – 2006) plus engagée dans la réal­ité sociale, et la « bas­cule » de Cercles/Fictions (2010) qui accentue une veine d’écriture réal­iste et humoris­tique débutée en 2008 avec Je trem­ble (1 et 2) et Pinoc­chio), Ça ira (1) Fin de Louis con­tin­ue en effet de don­ner forme aux préoc­cu­pa­tions qui sont à l’origine même du geste théâ­tral de Pom­mer­at pour qui « le théâtre est un lieu pos­si­ble d’interrogation et d’expérience de l’humain […] un lieu de pos­si­bles, et de remis­es en ques­tion de ce qui nous sem­ble acquis[1] ». Ce spec­ta­cle appro­fon­dit sa réflex­ion sur les indi­vidus et leurs représen­ta­tions (indi­vidu­elles et col­lec­tives) et pro­longe la recherche d’un théâtre à la fois spec­tac­u­laire et con­cret, proche du pub­lic dont il doit « rou­vrir la per­cep­tion[2] ».

Ce qui frappe d’emblée le plus en terme d’innovation, c’est le choix d’un sujet his­torique et l’ampleur du spec­ta­cle : pen­dant presque 4h30 découpées en trois par­ties, sur un grand plateau et pour une jauge élevée, 14 comé­di­ens incar­nent les débuts du proces­sus révo­lu­tion­naire depuis 1787 jusqu’à la mon­trée de la con­tre révo­lu­tion en 1790 – 9. […] Cet intérêt pour l’Histoire n’est d’ailleurs pas une nou­veauté : la Résis­tance était déjà présente en fil­igrane dans D’Une seule main (à tra­vers le passé trou­ble du Père, prob­a­ble­ment un ancien col­lab­o­ra­teur) ; cer­taines séquences de Cercles/Fictions sont situées au Moyen-Age, à la Belle époque et pen­dant la Pre­mière guerre mon­di­ale. Le choix par­ti­c­uli­er de la Révo­lu­tion vient répon­dre au désir de Pom­mer­at de pro­longer sa réflex­ion sur l’homme et ses idées, sur les valeurs col­lec­tives qui le con­stituent, l’aiguillonnent ou entrent en con­flit avec ses actes et per­cep­tions indi­vidu­elles : « Je me suis demandé quel con­texte his­torique per­me­t­tait le mieux d’entrer dans l’idéologie con­tem­po­raine. Après être allé voir du côté de la Résis­tance et des révo­lu­tions du XIXe siè­cle, je me suis ren­du compte qu’il fal­lait revenir à la racine, à la révo­lu­tion de 1789 : c’est le mythe fon­da­teur de notre cul­ture, le cœur de notre roman nation­al. Mais en même temps, on en a une vision super­fi­cielle, figée[3] ».

“Ça Ira /1 Fin de Louis” 2015 avec Yvain Juil­lard, Anne Rot­ger, Yan­nick Choirat.

Dans Ça ira (1), Pom­mer­at appro­fon­dit donc son enquête sur les pré­sup­posées idéologiques (valeurs, croy­ances, idéaux) de nos com­porte­ments à tra­vers la recherche de fil­i­a­tions entre passé et présent. Après avoir observé les micro­cosmes de la famille (Au monde), de l’entreprise (Ma cham­bre froide) et du cou­ple (La Réu­ni­fi­ca­tion des deux Corées), il braque son micro­scope sur la sphère poli­tique démoc­ra­tique, ses pra­tiques, ses courants et ses imag­i­naires, en s’emparant de l’un de ses moments his­toriques fon­da­teurs. Cher­chant tou­jours à entr­er dans la com­plex­ité des expéri­ences[4], il met en scène une con­fronta­tion entre plusieurs acteurs poli­tiques aux posi­tion­nements var­iés, à la dif­férence de ses précé­dents spec­ta­cles qui se focal­i­saient sur un groupe et ses con­tra­dic­tions internes (les dirigeants dans Au monde, les ouvri­ers et employés dans Les Marchands et Ma Cham­bre froide, les vendeurs à domi­ciles dans La Grande et Fab­uleuse His­toire du com­merce par exem­ple). Ça ira (1) représente des débats à l’intérieur et entre dif­férents cer­cles de pou­voir et d’action poli­tique (roy­auté, députés, comités de quarti­er). A tra­vers des par­cours indi­vidu­els inscrits dans un con­texte de lutte poli­tique et sociale col­lec­tive, il révèle les mul­ti­ples fac­teurs de l’engagement, la ren­con­tre entre des ressorts intimes, des idéaux, une volon­té d’action et les cir­con­stances – le plus sou­vent vio­lentes. En con­tra­dic­tion avec ses con­vic­tions poli­tiques mais excédé par l’intransigeance et le mépris de la noblesse, le député con­ser­va­teur Gigart (David Sighi­cel­li) se range soudain du côté des rad­i­caux pour déclar­er l’Assemblée nationale. Entraînée par l’euphorie générale, Ménonville (Maxime Tshiban­gu) par­ticipe à ce coup d’Etat sans en ressen­tir le courage tan­dis que d’autres décou­vrent qu’ils sont prêts à mourir pour des idées qu’ils ne soupçon­naient pas avoir quelques semaines avant. Ain­si, en redonnant vie à l’intempestivité et à la con­flict­ual­ité révo­lu­tion­naires, le spec­ta­cle place ses spec­ta­teurs au cœur de la com­plex­ité indi­vidu­elle et col­lec­tive de l’expérience poli­tique. […]

Lionel Codino dans Je tremble (1 et 2), création Espace Malraux-Scène Nationale de Chambéry, 2007. Photo Elizabeth Carecchio.
Lionel Codi­no dans Je trem­ble (1 et 2), créa­tion Espace Mal­raux-Scène Nationale de Cham­béry, 2007. Pho­to Eliz­a­beth Carec­chio.
Yannick Choirat, Gérard Potier, Agnès Berthon, Yvain Juillard dans Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat (Compagnie Louis Brouillard), création le 16 septembre 2015 au Manège à Mons (Capitale Européenne de la Culture). Photo Elizabeth Carecchio.
Yan­nick Choirat, Gérard Poti­er, Agnès Berthon, Yvain Juil­lard dans Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pom­mer­at (Com­pag­nie Louis Brouil­lard), créa­tion le 16 sep­tem­bre 2015 au Manège à Mons (Cap­i­tale Européenne de la Cul­ture). Pho­to Eliz­a­beth Carec­chio.

En déci­dant d’écrire une pièce his­torique, Pom­mer­at pour­suit son expéri­men­ta­tion des dif­férentes formes du réc­it. Après avoir « cassé la forme nar­ra­tive magis­trale » avec l’histoire ban­cale d’Au monde, les frag­ments de Je trem­ble (1 et 2), le kaléi­do­scope des huit his­toires à la chronolo­gie non linéaire de Cercles/Fictions et les « instants sans unités » de Cet enfant ou de La Réu­ni­fi­ca­tions des deux Corées dans lesquelles un même thème est décliné par vari­a­tions et con­tre­points sans clô­ture, Pom­mer­at avait com­mencé à déploy­er une plus ample struc­ture dra­ma­tique avec les qua­tre actes de Ma cham­bre froide. Avec Ça ira (1), il s’empare du genre nar­ratif par excel­lence, l’épopée. Il déroule une chronolo­gie his­torique à tra­vers de mul­ti­ples sit­u­a­tions, dif­férents plans de représen­ta­tion et de très nom­breux per­son­nages (chaque acteur joue entre trois et sept rôles). Il affirme ain­si son goût pour le (grand) réc­it dans un con­texte majori­taire­ment post­dra­ma­tique, mais il déjoue les codes du genre épique en choi­sis­sant des anonymes plutôt que des héros, des débats plutôt que des faits d’armes. Refu­sant la tonal­ité épi­dic­tique pro­pre à la for­ma­tion d’une légende ou d’un mythe nation­al, l’écriture de Pom­mer­at se déploie « à hau­teur d’hommes » et refuse de pren­dre par­ti. Révo­lu­tion­naires et con­tre-révo­lu­tion­naires sont traités avec la même dig­nité, en évi­tant le plus pos­si­bles les rac­cour­cis idéologiques et la car­i­ca­ture. C’est la genèse du spec­tre com­plet des opin­ions poli­tiques que tente de représen­ter Ça ira (1).

La Réunification des deux Corées, dans le cadre du projet Villes en scène, Théâtre National (Bruxelles), 2013. Photo Elizabeth Carecchio.
La Réu­ni­fi­ca­tion des deux Corées, dans le cadre du pro­jet Villes en scène, Théâtre Nation­al (Brux­elles), 2013. Pho­to Eliz­a­beth Carec­chio.

« Mon objec­tif n’est pas de racon­ter la légende ni de créer un folk­lore pat­ri­mo­ni­al con­sen­suel. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire une his­toire qui recon­stru­it la réal­ité telle que des con­tem­po­rains ont pu la vivre : donc plac­er le spec­ta­teur dans le temps présent d’une réal­ité qui se déroule sous leurs yeux[5] ». Cette inten­tion se traduit par une actu­al­i­sa­tion sem­blable à celle qu’il a déjà pra­tiquée pour la réécri­t­ure de con­tes (Le Petit Chap­er­on rouge, Pinoc­chio et Cen­drillon). Pom­mer­at garde les grandes étapes et les enjeux du réc­it source, mais tra­vaille à le « ren­dre présent » : il trans­pose la langue, mod­ernise les cos­tumes, utilise de la musique et des acces­soires con­tem­po­rains, dis­tribue des femmes dans les rôles de députés notam­ment. Ces anachro­nismes ser­vent à réduire la dis­tance his­torique qui pour­rait empêch­er les spec­ta­teurs de ressen­tir le passé comme du présent. C’est pour­tant tou­jours la Révo­lu­tion française qui est représen­tée et non notre crise actuelle, en dépit des échos que le spec­ta­cle peut provo­quer. […]

Ça ira (1) Fin de Louis : Une créa­tion théâ­trale de Joël Pom­mer­at

Avec Saa­dia Ben­taïeb, Agnès Berthon, Yan­nick Choirat, Éric Feld­man, Philippe Fré­con, Yvain Juil­lard, Antho­ny More­au, Ruth Olaizo­la, Gérard Poti­er, Anne Rotger,David Sighi­cel­li, Maxime Tshiban­gu, Simon Ver­jans, Bog­dan Zam­fir.
Scéno­gra­phie et lumière Éric Soy­er. Cos­tumes et recherch­es visuelles Isabelle Def­fin. Son François Ley­marie. Recherche musi­cale Gilles Rico. Recherche sonore et spa­tial­i­sa­tion Gré­goire Ley­marie et Manuel Polet­ti (MusicUnit/Ircam). Dra­maturgie Mar­i­on Boudi­er. Col­lab­o­ra­tion artis­tique Marie Piemon­tese, Philippe Car­bon­neaux. Con­seiller his­torique Guil­laume Mazeau. Assis­tante à la mise en scène Lucia Trot­ta. Assis­tant dra­maturgie et doc­u­men­ta­tion Guil­laume Lam­bert. Assis­tants Forces Vives David Chari­er, Lucia Trot­ta.

Pro­duc­tion. Com­pag­nie Louis Brouil­lard.
Ça ira (1) Fin de Louis est pub­lié aux édi­tions Actes Sud-Papiers


[1] Joël Pom­mer­at, Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, 2007.
[2] Joël Pom­mer­at avec Joëlle Gay­ot, Joël Pom­mer­at, trou­bles, Actes Sud, 2009.
[3] Joël Pom­mer­at, Le Monde, 10/07/2015.
[4] Mar­i­on Boudi­er, Avec Joël Pom­mer­at, un monde com­plexe, Actes Sud-Papiers, 2015.
[5] Joël Pom­mer­at, RFI, 11/11/2015.

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Marion Boudier. Photo de David Balicki
Marion Boudier
Marion Boudier accompagne Joël Pommerat et La Compagnie Louis Brouillard comme dramaturge depuis 2013 pour...Plus d'info
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