Koulounisation, de Salim Djaferi

Théâtre
Critique

Koulounisation, de Salim Djaferi

Le 15 Juil 2022
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 147 - Scènes contemporaines des mondes arabes
147

Com­ment dit-on « coloni­sa­tion » en arabe ? C’est avec cette ques­tion, posée à sa mère et toute sim­ple en apparence, que Sal­im Djaferi com­mence son spec­ta­cle. Com­ment dit-on « coloni­sa­tion » du côté des colonisé·e·s ? Com­ment la langue du pays, l’Algérie, s’est-elle ouverte, con­tor­sion­née, pour don­ner un nom à l’histoire sin­istre par laque­lle elle est dev­enue mineure chez elle ? « Koulouni­sa­tion » lui répond sa mère, et la défor­ma­tion phonémique fait sourire le pub­lic, incon­scient qu’il donne par là le signe de son rap­port com­plexe avec un régime colo­nial qu’il déplore par ailleurs. 

D’autres tra­duc­tions de « coloni­sa­tion » suiv­ront, de part et d’autre de la Méditer­ranée : plusieurs mots arabes, cha­cun avec ses nuances, qui expri­ment tou­jours les visions par­ti­c­ulières des locuteur·rice·s. Le même terme sera expliqué selon les cas comme déno­tant la con­struc­tion ou la pos­ses­sion indue, le rem­place­ment, la dom­i­na­tion ou encore, dans la bouche d’un vieux Blanc de France, la mise en ordre.

Salim Djaferi dans Koulounisation de Salim Djaferi, Halles de Schaerbeek, Bruxelles, en octobre 2021. Photo Thomas Jean-Henry.
Sal­im Djaferi dans Koulouni­sa­tion de Sal­im Djaferi, Halles de Schaer­beek, Brux­elles, en octo­bre 2021. Pho­to Thomas Jean-Hen­ry.

La langue – son pou­voir et son influ­ence, ce qu’elle nous donne à voir du monde et ce qu’elle en dis­simule – est le sujet par lequel la coloni­sa­tion des ter­res et des esprits se pose dans le spec­ta­cle, et Sal­im Djaferi la manie avec un soin remar­quable : aucune affec­ta­tion, aucune pré­ten­tion, mais un par­ler clair et élé­gant, don­né sur un ton sym­pa­thique, presque com­plice, mais qui pra­tique une ironie féroce. Par exem­ple, un des ter­mes employés pour dire « coloni­sa­tion » en arabe sug­gère l’idée de rem­plis­sage. Mais, nous dit Djaferi, le terme évoque aus­si une nuance sup­plé­men­taire, celle du vidage. Et de nous don­ner un exem­ple : « vider et puis rem­plir, comme un vil­lage qu’on viderait et puis qu’on rem­pli­rait ». Il n’y a rien à ajouter, toutes les images sont là : les familles dépos­sédées, les exé­cu­tions som­maires, la pau­vreté, l’injustice, les enfants sur les routes. Tout est dit, mais sans que le lan­gage ne soit sor­ti de ses gonds, sans que la lit­téral­ité de l’horreur ne nous ait été jetée à la fig­ure, sans que l’on ait pu ten­ter de s’en pro­téger en se mur­mu­rant : « Bon quand même, il en fait trop. » C’est comme un vil­lage qu’on viderait et puis qu’on rem­pli­rait, dont les habitant·e·s seraient remplacé·e·s. Les mots que nous employons nous for­ment, c’est par eux que devenons sujets, et la manière dont se racon­te l’Histoire con­stitue les peu­ples. Cette recherche sur la langue va donc touch­er au plus pro­fond des mécan­ismes de pou­voir et de sub­ju­ga­tion de la coloni­sa­tion. 

Djaferi pour­suit sa réflex­ion : com­ment les mots con­tin­u­ent-ils à mar­quer les vies des Algérien·ne·s et de la dias­po­ra après l’indépendance ? Il nous rejoue une scène enreg­istrée en cati­mi­ni lors d’une for­ma­tion à la recherche de tra­vail à Pôle Emploi : un jeune ingénieur algérien se fait dire, par une instruc­trice bru­tale, qu’il est impératif d’effacer les traces d’Algérie sur son cur­ricu­lum vitae, mais qu’il n’est pas pour autant envis­age­able de soumet­tre une can­di­da­ture anonyme. Le nom à con­so­nance arabe con­damne à une vie tis­sée de dis­crim­i­na­tions, « Mais que voulez-vous, c’est ain­si. » Cet épisode fait écho à l’expérience de la mère de Djaferi, qui se marie, prend le nom de son mari français, et décide de chang­er de prénom pour faciliter sa recherche d’emploi. Elle s’en choisit un aux accents méditer­ranéens dans lequel elle se recon­naît, mais l’administration décide de le fran­cis­er davan­tage. Elle se retrou­ve donc avec un nom de famille qui n’est pas le sien et un prénom qu’elle n’aime pas. Les con­tor­sions lin­guis­tiques induites par la coloni­sa­tion et ses séquelles touchent ici directe­ment l’identité des indi­vidus, au nom qui ne peut être caché (pas de CV anonyme), mais doit lit­térale­ment être rem­placé par un autre, « bien » français.

Le pub­lic est majori­taire­ment blanc, majori­taire­ment né après les accords d’Évian, en 1962, qui mar­quent la fin de la guerre d’Algérie, ou plutôt, comme le sug­gère Djaferi, de la révo­lu­tion algéri­enne – on voit ici à quel point le lan­gage employé cir­con­scrit le réel et la pen­sée : la guerre sug­gère un affron­te­ment absurde entre égaux, tan­dis que la révo­lu­tion évoque l’émancipation d’un peu­ple du joug de l’oppresseur. Mais revenons au pub­lic : blanc, plutôt jeune, large­ment acquis à la cause décolo­niale, un pub­lic qui a ten­dance à se penser du bon côté de l’histoire. Djaferi fait venir une spec­ta­trice sur scène : elle doit répon­dre à des ques­tions très sim­ples, puis lire la part du général Aus­sa­ress­es, con­nu pour ses faits de tor­ture, dans la retran­scrip­tion d’une inter­view du jour­nal de France 2. Sans trop en dévoil­er, Djaferi met ici en place un procédé ingénieux : il con­fronte avec une très grande finesse son pub­lic à sa pro­pre com­plic­ité avec la coloni­sa­tion. Sans l’accuser frontale­ment, mais en mon­trant com­ment les généra­tions post-indépen­dances blanch­es repro­duisent sou­vent des com­porte­ments colonisa­teurs mal­gré leur bonne volon­té. Avec ses niveaux de lec­ture en ter­rass­es, où chaque mot, chaque geste dit une chose d’apparence lisse tout en évo­quant un monde d’oppression et d’aliénation, Koulouni­sa­tion crée un espace, dans l’écart entre ce qui est dit et ce qui est sug­géré, où l’on peut réelle­ment réfléchir. 

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Caroline Godart
Caroline Godart est dramaturge, autrice et enseignante. Elle accompagne des artistes de la scène tout...Plus d'info
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