« Malaga » de Paul Emond

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« Malaga » de Paul Emond

Le 8 Juin 1994
Article publié pour le numéro
Le monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives ThéâtralesLe monologue-Couverture du Numéro 45 d'Alternatives Théâtrales
45
Article fraîchement numérisée
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MALAGA, c’est la des­ti­na­tion qu’ont choisie Astrid et Lucien pour un voy­age organ­isé, bas-de-gamme et prob­a­ble­ment tris­tounet, au cours duquel ils espèrent résoudre la crise du cou­ple chronique qui entre eux se creuse et s’in­stalle, à l’im­age peut-être de celle qui ébran­le en pro­fondeur la société tout entière. Blo­qués par une grève des trains dans la salle d’at­tente d’une gare, quelque part en Wal­lonie, ils com­men­cent d’abord par s’im­pa­tien­ter, puis en vien­nent assez vite à douter de la pos­si­bil­ité d’at­tein­dre en temps utile l’aéro­port de Zaven­tem, d’où ils doivent dans quelques heures s’en­v­ol­er vers leur par­adis petit­ bour­geois. Pour com­pagnon d’in­for­tune, ils ren­con­trent un homme, Flam­bard, dont la voiture est tombée en panne et qui doit pour­tant, lui aus­si, se ren­dre impéra­tive­ment à Brux­elles le lende­main matin pour se présen­ter devant le juge : une ultime con­fronta­tion doit décider défini­tive­ment de son divorce par con­sen­te­ment mutuel. Un qua­trième per­son­nage se joint à eux, une femme, Aman­da, plus paumée dans sa tête et dans sa vie « en général » qu’à cause d’une sit­u­a­tion bien pré­cise : au chô­mage, seule, inca­pable de retenir un homme, guet­tée par la déprime et la pros­ti­tu­tion, elle a, de la fenêtre de sa cham­bre, été irré­sistible­ment attirée par la détresse et le désœu­vre­ment des trois autres, con­damnés par le hasard, au moins pour quelques heures, à partager sa galère…
C’est dire que les ques­tions du cou­ple, de la vie à deux, de la rup­ture et de la soli­tude sont ce qui con­fère sa véri­ta­ble unité à une sit­u­a­tion en apparence arti­fi­cielle et dis­parate. D’ailleurs, Astrid et Lucien ne revi­en­nent-ils pas du (re)mariage de la mêre de Lucien avec celui qui fut autre­fois le fiancé d’Astrid, cette Astrid dont la crise d’i­den­tité se man­i­feste non seule­ment par l’ir­ré­sistible atti­rance qui la pré­cip­ite de nou­veau dans les bras de cet ancien amant, mais aus­si par le change­ment de prénom que lui a imposé Lucien (puisque « Anna », son vrai prénom est aus­si le prénom de samère!) et, surtout, par la mythomanie dont nous allons décou­vrir l’am­pleur dans les dernières min­utes de la pièce et qui, rétro­spec­tive­ment, pré­cip­it­era dans des abîmes de sus­pi­cion et de per­plex­ité tout ce à quoi nous avions sincère­ment adhéré ? C’est en effet par la décou­verte tar­dive du men­songe, du leurre, de la fic­tion, que Paul Emon­da choisi de nous faire partager la crise d’i­den­tité de ses per­son­nages et tous les doutes, ater­moiements et ter­giver­sa­tions qui les neu­tralisent ou paral­y­sent leur action plus encore que les pannes d’au­to­mo­bile ou les grèves de chemin de fer. Car au bout du compte, au fil de toutes ces paroles échangées, fauss­es ou vraies, qui con­stituent l’u­nique action de la pièce (Paul Emond aime à exal­ter la fonc­tion « per­for­ma­tive » du lan­gage), aucun des per­son­nages ne sait plus vrai­ment où sont ses désirs et ses envies les plus intimes : le divorce de Flam­bard et le voy­age à Mala­ga d’Astrid et de Lucien sont, d’un même mou­ve­ment, déboutés de leur statut utopique d’is­sue ou de solu­tion « mir­a­cle » au malaise ambiant. La salle d’at­tente, quelques min­utes plus tôt encore si bien nom­mée, devient le lieu métaphorique de l’im­passe, de la mise en doute et en crise du désir, du libre-arbi­tre, de la fac­ulté de pren­dre et d’as­sumer la moin­dre déci­sion. Comme si le blocage économique et poli­tique de la société venait oppor­tuné­ment légitimer — salu­taire ali­bi ! — un empêche­ment plus intime, plus indi­vidu­el, qu’en bonne dialec­tique les con­jonc­tures sociale et idéologique auront d’ailleurs con­tribué à déter­min­er.
Reste à pré­cis­er que, comme le sug­gère la cita­tion de Jean Genet placée en exer­gue, il s’ag­it bien d’une « comédie », et qu’en effet, plus que chez Ibsen ou Strind­berg, c’est du côté de Labiche, de Fey­deau et du vaude­ville qu’il faudrait chercher une fil­i­a­tion à Mala­ga, tant les com­porte­ments mesquins et étriqués des per­son­nages induisent d’hu­mour et de déri­sion à ce grand déchire­ment, à cette immense indé­ci­sion général­isée du cou­ple, de la jouis­sance, et de la vie.

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Paul Emond
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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