Alors que la pensée écologique a mis en crise l’idée de nature autonome au profit de sa production et son altération par les vivants, deux spectacles importants de Heiner Goebbels, Europeras I & II1 et Everything that happened and would happen2 recourent, avec six ans d’écart, aux mêmes décors de nature, accusant d’une bascule du regard : celle d’une représentation critique de la nature comme artifice, vers un processus continu d’agencement de ses fragments, suggérant les enchevêtrements et les relations complexes inter-espèces qui la produisent.
L’envers du décor de nature
Les Europeras I & II de John Cage sont des méta-opéras où la partition et le livret ont été substitués par un principe de hasard, inspiré de la table de divination chinoise I Ching et simulé par un logiciel3, qui choisit un morceau du répertoire, sa durée d’exécution et son placement dans l’espace quadrillé en 64 zones. Dans une mise en scène de 2012, Heiner Goebbels et le scénographe Klaus Grünberg ont étendu cette contrainte au choix des costumes, des décors et de la lumière si bien que l’on pourrait entendre une soprano chanter une aria de Gluck, sur fond d’une toile reprenant « La Bocca dell’Inferno4 », pendant qu’un violon joue La Bohème. Ainsi tous les opéras et leur histoire scénographique se retrouvent sectionnés en parties et assemblés au hasard. Un tel renversement de la structure se double d’une prise de distance envers la mise en scène comme geste fédérateur du sens selon l’intention personnelle de l’artiste.
Du point de vue scénographique, la « Nature » est surreprésentée par des toiles reprenant les arbres des tableaux de Poussin, notamment de l’Italie fantasmée de Diogène jetant son écuelle (1648), des faux troncs de palmier ou encore des arbres japonais stylisés sur des châssis, sans compter toute une flore d’algues et coquillages en plâtre ou un grand soleil façon baroque. Cette nature de carton-pâte est explicitement montrée comme étant un signe plutôt qu’une imitation : les arbres laissent apparaître les angles du tableau dont ils sont extraits, les éléments de verdure sont éclairés avec un filtre vert. Le scénographe évide ces décors chargés par des retraits où les découpages font apparaître les paysages en contre-forme avec des superpositions cocasses dans la perspective, ou procède par surenchère lorsque des nuages évoquant ceux de Giacomo Torelli sont projetés sur des nuages en bois suspendus, quand ce n’est pas l’esquisse et le plan qui sont imprimés en lieu et place de l’objet. À l’artifice de cette nature mécaniste5 se joint le cliché de sa luxuriance, qu’elle fasse signe vers un Éden bucolique ou vers l’exotique jungle des imaginaires coloniaux.