Eftermaele : ce que l’on dira après

Eftermaele : ce que l’on dira après

Le 20 Mai 1991

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Article publié pour le numéro
Théâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre testamentaire Oeuvre ultime-Couverture du Numéro 37 d'Alternatives Théâtrales
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LE tra­vail théâ­tral est ancré clans le présent, atten­tif à ce qui se passe dans les con­trées de l’histoire et dans l’arène du théâtre. Il hasarde une réponse aux prob­lèmes pro­fes­sion­nels et per­son­nels qui sur­gis­sent jour après jour. Il essaie de réalis­er des rêves et des désirs en répon­dant aux néces­sités du moment. Mais ce qui compte avant tout c’est ce que l’on dira après, lorsque nous, qui sommes attelés à cette tâche, aurons dis­paru.

Efter­maele : ce que l’on dira après. L’homme de théâtre est aus­si respon­s­able devant les « spec­ta­teurs » qui ne l’ont jamais vu. Son iden­tité pro­fes­sion­nelle, telle qu’il l’invente et la vit, est une part de l’héritage qu’il trans­met au temps.

Efter­maele : ce terme qui appar­tient à la cul­ture norvégi­en­ne pour­rait être traduit en addi­tion­nant deux mots : répu­ta­tion et hon­neur. Il sig­ni­fie : « le temps décidera du sens et de la valeur de tes actions ». Mais le temps ce sont les autres, ceux qui vien­dront après nous. Il y a là un para­doxe : le théâtre est art du présent.

Hon­neur est un mot qui sem­ble appartenir au passé. Il évoque d’archaïques con­traintes sociales. Mais il indique aus­si l’existence d’une valeur tran­scen­dante. Il implique une oblig­a­tion, non pas envers nous-mêmes et notre milieu, mais envers ce qui nous dépasse. Molière, si l’on en croit ses con­tem­po­rains, bien qu’étant gen­til­homme de la cour et con­sid­éré comme « l’un des plus grands philosophes français », met­tait pour­tant son point d’honneur à se bar­bouiller le vis­age chaque soir et à se présen­ter au pub­lic comme un bouf­fon. Cette image est-elle exces­sive et roman­tique ? Que cha­cun alors trou­ve la sienne.

Les con­traintes peu­vent par­fois être des trem­plins. Kierkegaard, à pro­pos d’une grande actrice, par­le du poids qui la fait vol­er. « Art du présent », autrement dit un art appelé à se bat­tre con­tre son des­tin et sa spé­ci­ficité de créa­tion d’œuvres éphémères. A l’âge de la mémoire élec­tron­ique, du film, de la dupli­ca­tion, le spec­ta­cle théâ­tral se définit aus­si à tra­vers le tra­vail auquel il soumet la mémoire vivante, laque­lle n’est pas musée mais méta­mor­phose.

Nous ne pou­vons léguer aux autres que ce que nous n’avons pas entière­ment con­som­mé. Un tes­ta­ment ne saurait tout trans­met­tre, ni trans­met­tre à tous. Rien ne sert de se deman­der : qui seront mes héri­tiers ? Mais il est essen­tiel de ne pas oubli­er qu’il y aura des héri­tiers.

Nous ne pou­vons par­ler à nos héri­tiers incon­nus qu’en faisant pass­er notre voix à tra­vers ceux qui nous approchent aujourd’hui. Autre para­doxe : par­venir aux héri­tiers par des détours, en par­lant à ceux qui ne sont pas nos héri­tiers. Ce qui implique une vision du théâtre, une capac­ité à inven­ter sa pro­pre iden­tité et une tech­nique minu­tieuse de la rela­tion acteur-spec­ta­teur.

Com­ment trans­met­tre le mes­sage ? Une image puisée dans la vie de Brecht, juste après la guerre et son retour en Europe:— Les jeunes vous atten­dent, Mon­sieur Brecht ! Vous êtes un mythe pour nous en Alle­magne !— Je trou­verai un remède à tout cela.

Cer­tains imag­i­nent le « mes­sage » comme une vérité que notre his­toire, notre tra­di­tion, notre expéri­ence et savoir per­son­nels nous ont fait décou­vrir et que de ce fait nous com­mu­niquons aux autres.

Pour ma part, je l’imagine comme un tableau qu’aurait réal­isé un pein­tre de tal­ent, mais aveu­gle. A tra­vers les tech­niques que nous avons acquis­es, les his­toires qui nous fasci­nent, nos blessures et nos éblouisse­ments secrets, nous devons aboutir à quelque chose qui ne nous appar­tient plus et qui ne se laisse pos­séder ni par celui qui le fait, ni par celui qui le voit.

Le véri­ta­ble mes­sage est le résul­tat non prévu, non pro­gram­mé, d’un voy­age vers une céc­ité con­sciente : l’anonymat. Il existe deux types d’anonymat. D’une part l’anonymat qui est le fruit d’un acqui­esce­ment à l’esprit du temps, qu’on pour­rait appel­er l’anonymat du plein : notre voix est étouf­fée par tout ce que les autres, la cul­ture, la société, la tra­di­tion envi­ron­nante ont déver­sé en nous. Dans ce cas on est anonyme parce que rem­pli d’idées reçues. Mais il est aus­si un anony­mat du vide, qui se con­quiert par le chemin inverse, celui de la pre­mière per­son­ne : non pas ce que l’on sait, mais ce que je sais. Résul­tat de la révolte per­son­nelle, de la nos­tal­gie, du refus, du désir de se trou­ver et de se per­dre : creuser pro­fondé­ment jusqu’à décou­vrir les cav­ernes souter­raines recou­vertes par la roche et des cen­taines de mètres de terre com­pacte.

Y a‑t-il une tech­nique pour réalis­er toutes ces inten­tions ? Oui : la tech­nique de l’appareillage et du naufrage ; autrement dit, pro­jeter son pro­pre spec­ta­cle, être en mesure de le con­stru­ire et de le pilot­er vers le gouf­fre où il lui fau­dra trou­ver, sous peine de som­br­er, une nou­velle nature : des sig­ni­fi­ca­tions que per­son­ne n’avait imag­inées jusque là et que ses auteurs eux-mêmes observeront comme des énigmes. Sans tech­nique, sans per­fec­tion­nisme, sans atten­tion scrupuleuse aux détails, toutes ces métaphores resteraient dépourvues de sens. Mais sans métaphores ou obses­sions de cette nature, la tech­nique, le per­fec­tion­nisme, l’extrême pré­ci­sion des détails ne seraient eux aus­si que du théâtre dépourvu de sens.

Le sens, comme « le sens de la marche » : la direc­tion. Les héri­tiers sont le Nord. Aucun des spec­ta­cles de l’Odin n’est un spec­ta­cle-tes­ta­ment. Mais chaque fois, j’ai pen­sé au spec­ta­cle que mes cama­rades et moi-même étions en train d’élaborer comme à notre dernier spec­ta­cle. Impos­si­ble de remet­tre à plus tard. Ce que nous aspirons à faire, il faut le faire main­tenant.

Zea­mi, Stanislavs­ki, Appia, Mey­er­hold, Copeau, Craig, Artaud, Brecht, Eisen­stein … pou­vons-nous con­sid­ér­er leurs écrits comme l’expérience qu’ils nous ont lais­sée en héritage ?Tout se passe comme lorsqu’un homme séjourne longtemps dans un pays étranger dont il ignore com­plète­ment la langue. Des mil­liers de sons incon­nus pénètrent dans ses oreilles et s’y déposent. En peu de temps, il acquiert le grom­melot de cette langue, il peut l’imiter, il la recon­naît, mais il ne la com­prend pas. C’est pour lui une masse con­fuse de sons d’où émer­gent çà et là quelques mots déchiffrables. Puis on lui donne une gram­maire et un dic­tio­n­naire. À tra­vers les signes écrits, il recon­naît les sons fam­i­liers et obscurs qui lente­ment trou­vent un ordre, un classe­ment, une jus­ti­fi­ca­tion. Main­tenant, il est en mesure d’apprendre seul, il sait com­ment se faire aider, com­ment procéder pour appren­dre.

On ne peut com­pren­dre les livres des grands hommes de théâtre du passé, rebelles, réfor­ma­teurs, vision­naires, que si on arrive jusqu’à eux chargé d’une somme d’expériences aux­quelles on n’a pas encore su don­ner un nom. Leurs mots ébran­lent notre grom­melot opaque et l’amènent à la clarté d’une con­nais­sance organique.

Ce sont tous de bons livres, capa­bles d’intéresser les lecteurs. Mais leur effi­cac­ité secrète est cachée sous la sur­face de la lit­téra­ture et de la tech­nique, comme un filet capa­ble de cap­tur­er les expéri­ences que nous avons faites et dont la sig­ni­fi­ca­tion nous échappe encore. L’héritage va à la pêche de ses héri­tiers.

« Il y a une hérédité de nous à nous-mêmes ». Cette phrase de Louis Jou­vet évoque la cohérence de notre démarche dans le déroule­ment du temps. Mais elle rap­pelle aus­si la ques­tion impi­toy­able que cha­cun doit se pos­er après de longues années d’activité : ai-je encore un héritage entre les mains ou l’ai-je gaspillé ? Sa valeur est-elle encore intacte ou a‑t-elle été entamée par le com­merce du monde, par le con­tact avec la pro­fes­sion ? Cet héritage a‑t-il con­servé son sens per­son­nel, intime, incom­mu­ni­ca­ble ?

Seul ce qui est secret nous appar­tient. Le vis­i­ble appar­tient aux autres. Je m’interroge:— Com­ment se fait-il que la plu­part de tes spec­ta­cles soient directe­ment liés à l’histoire de notre temps ? Veux tu témoign­er de ce que tu as vu ? Des fan­tômes avec lesquels tu as dia­logué ? Tes spec­ta­teurs te sem­blent-ils oublieux ?Je me réponds à moi-même : — Non, nous ne sommes pas oublieux. Il nous faut avoir le sens de l’histoire car elle, en est dépourvue.

Traduit par Eliane Deschamps-Pria.

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