La grande traversée d’HENRY VI

Entretien
Théâtre

La grande traversée d’HENRY VI

Entretien avec Thomas Jolly

Le 25 Nov 2013
HENRY VI de William Shakespeare, mise en scène et scénographie Thomas Jolly, Trident, scène nationale de Cherbourg Octeville, janvier 2012. Photo Nicolas Joubard.
HENRY VI de William Shakespeare, mise en scène et scénographie Thomas Jolly, Trident, scène nationale de Cherbourg Octeville, janvier 2012. Photo Nicolas Joubard.

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HENRY VI de William Shakespeare, mise en scène et scénographie Thomas Jolly, Trident, scène nationale de Cherbourg Octeville, janvier 2012. Photo Nicolas Joubard.
HENRY VI de William Shakespeare, mise en scène et scénographie Thomas Jolly, Trident, scène nationale de Cherbourg Octeville, janvier 2012. Photo Nicolas Joubard.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

Damien Chardon­net-Dar­mail­lacq : La trilo­gie d’HENRY VI est une œuvre mal con­nue, très longue et par­fois alam­biquée sur le plan dra­maturgique. Sa com­plex­ité pose d’emblée la ques­tion de sa réal­i­sa­tion scénique. Tu as pour­tant choisi non seule­ment de la mon­ter dans son inté­gral­ité, mais encore de ne jamais rogn­er ni adapter le texte. Il n’y a guère que le découpage auquel tu aies touché : telle que tu la présentes, la trilo­gie se divise en deux cycles de deux épisodes cha­cun. Le pre­mier cycle de huit heures (épisode 1 et 2) a été créé en jan­vi­er 2012 au Tri­dent- Scène nationale de Cher­bourg-Octeville. Puis s’est ajouté l’épisode 3 créé au TnB à Rennes en novem­bre 2013. Reste le dernier épisode sur lequel tu tra­vailles déjà. Pour l’intégrale qui sera dévoilée bien­tôt, tu anticipes seize heures de représen­ta­tion. Le temps est donc dou­ble­ment long, à la fois dans l’élaboration du spec­ta­cle qui aura mis plus de deux ans à aboutir, et dans la durée de la ver­sion finale. Qu’est-ce qui t’a con­duit à te lancer dans une entre­prise aus­si ardue, à choisir de met­tre en scène, au long cours, cette œuvre pleine d’écueils qui inter­roge les pos­si­bil­ités de sa pro­pre représen­ta­tion ?

Thomas Jol­ly : Je vois qua­tre raisons. La pre­mière tient d’abord à l’histoire de la com­pag­nie, La Pic­co­la Famil­ia, qui démarre en 2006 et avec laque­lle je monte ARLEQUIN POLI PAR L’AMOUR de Mari­vaux, TOÂ de Sacha Gui­t­ry, puis PISCINE (PAS D’EAU) de Mark Raven­hill en 2011. Cette dernière pièce mar­que la fin d’une cer­taine péri­ode qu’on pour­rait appel­er la péri­ode de jeunesse de la com­pag­nie. On a ressen­ti le besoin d’ouvrir le plateau à de nou­velles per­spec­tives, à de nou­velles ren­con­tres, à des acteurs d’une autre généra­tion, alors qu’au départ nous étions tous des enfants des années 1980. En même temps, de mon côté, je souhaitais struc­tur­er davan­tage mon lan­gage de met­teur en scène. Cette péri­ode a coïn­cidé avec la pub­li­ca­tion de l’intégrale des pièces his­toriques de Shake­speare dans la Pléi­ade. En 2004, j’avais déjà tra­ver­sé HENRY VI en tant qu’acteur à l’école du TnB, pen­dant un ate­lier où Line Cot­teg­nies avait mis à notre dis­po­si­tion sa tra­duc­tion en cours. Cinq ans plus tard, j’allais tout retrou­ver. Je suis saisi par l’intensité, la com­plex­ité, le lyrisme et la poésie de l’œuvre. Je me rends bien compte que c’est un pro­jet démesuré, un pro­jet déraisonnable. Mais, comme pour l’amour, le désir était allumé, incan­des­cent, et je ne pou­vais ni ne voulais aller con­tre. Il fal­lait que ce pro­jet trou­ve une réal­ité et il ne m’en a pas fal­lu davan­tage pour me met­tre au tra­vail. Pour notre com­pag­nie, c’était le bon pro­jet, le bon moment.

La deux­ième rai­son tient au défi artis­tique. HENRY VI représente un for­mi­da­ble ter­rain de jeu pour la mis­een scène et les acteurs. Oui, cette pièce, ces trois pièces sont archaïques, moins cal­i­brées que les autres pièces de Shake­speare, mais elles per­me­t­tent de déploy­er un geste artis­tique très large en pas­sant con­tin­uelle­ment d’un reg­istre à l’autre. Et puis, j’avais envie d’une œuvre pour ain­si dire ini­ti­a­tique. C’est d’ailleurs ce que je suis en train de vivre : mon voy­age ini­ti­a­tique. Il y en a qui pren­nent leur sac à dos et qui font le tour du monde ; moi, je monte HENRY VI !

Ensuite, il y a la ques­tion du texte et des raisons qui font qu’on le monte aujourd’hui pour ce qu’il racon­te. Au début, on croit mon­ter un texte pour telle ou telle rai­son, et plus ça va – puisque le temps qui passe joue beau­coup –, plus je me rends compte que les raisons que j’avais iden­ti­fiées au départ sont dépassées. J’en viens à me dire qu’avec HENRY VI j’interroge une orig­ine de notre époque, mar­quée par le début de la moder­nité, la cir­cu­la­tion des idées et des œuvres, l’invention du moi en philoso­phie, les pre­mières idées cap­i­tal­istes, la prise de con­science de l’ampleur du monde qui bas­cule pré­cisé­ment au moment où règne un roi faible, sans aucune prise poli­tique. Je m’interroge aus­si sur le rap­port de l’homme au divin. Hen­ry VI ne s’en remet qu’à Dieu, mais cela ne marche jamais. Son assas­si­nat est un sac­rilège. En miroir, la mon­tée en puis­sance du futur Richard III pose d’ailleurs la ques­tion de la prédes­ti­na­tion du pou­voir, de l’altération de soi par le pou­voir : est-ce qu’on peut être sur le trône sans se déformer – physique­ment ou men­tale­ment ? La pièce s’ouvre sur un con­flit entre deux roy­aumes, puis l’intrigue se resserre sur deux familles, puis sur une seule famille, les York qui vont s’entretuer, et elle finit par se focalis­er sur une seule per­son­ne : Richard III. Le grand con­flit de départ, qui s’étendait sur des mil­liers de kilo­mètres, se réduit à l’échelle d’une per­son­ne ; mais c’est finale­ment le même con­flit qui se joue. Voilà ce que nous enseigne Shake­speare : le rap­port du grand au petit et du petit au grand. Com­ment l’un est à l’origine de l’autre et vice ver­sa.

Enfin, la qua­trième rai­son qui m’a fait choisir HENRY VI, c’est que je me sen­tais pris dans un sys­tème cul­turel frileux, qui induit qu’on monte à qua­tre ou cinq des spec­ta­cles d’une heure et quart qui tour­nent sans prob­lème : on arrive le matin, on monte, on joue le soir, on part le lende­main ; ça ne coûte pas cher, ça plaît à tout le monde, à tous les âges, à tous les publics… J’ai trou­vé ça mor­tifère, je me suis dit « je vais mourir » – artis­tique­ment –, et c’est pourquoi j’ai voulu lancer un pro­jet ambitieux qui fasse bouger les lignes. Parce qu’il est trop gros, trop cher, trop com­pliqué, parce qu’il implique trop de monde, parce qu’il n’entre pas dans les cas­es de pro­gram­ma­tion, parce qu’il demande au pub­lic et aux équipes des théâtres de réin­ven­ter un rap­port à la représen­ta­tion, à la durée de l’œuvre, au temps que l’on passe devant l’œuvre. Tout cela me pas­sion­nait et con­tin­ue de me pas­sion­ner. C’est l’aspect le plus viv­i­fi­ant de ce pro­jet.

D. C.-D. : Tu n’avais pas encore trente ans quand tu as com­mencé à t’intéresser à cette pièce. Thomas Jol­ly et HENRY VI, est-ce que ce n’est pas un peu David et Goliath ?

T. J. : C’est drôle, c’est ce que je dis sou­vent ! Hen­ry et moi, c’est un duel, oui ! Tout ce que j’ai cru savoir est remis en cause et j’ai per­du tous mes repères. Au départ j’ai eu des idées de scéno­gra­phies énormes et très chères. Mais on n’a pas pu les réalis­er et c’est tant mieux ! La pièce a été écrite pour une toute petite scène avec trois espaces dis­tincts : ça suf­fit pour qu’on puisse tout y faire, ça suf­fit pour y déploy­er seize heures de représen­ta­tion. Mes pré­ten­tions de met­teur en scène ont été mis­es à terre par le texte. La longueur con­traint aus­si à penser autrement les ques­tions de rythme de tra­vail ou de répéti­tion. Pour­tant, c’est curieux, on ne peut pas être angois­sé par HENRY VI. C’est telle­ment énorme que ça dépasse l’entendement. On ne peut pas se représen­ter cette énor­mité. C’est comme gag­n­er trois cent mil­lions au loto : on ne com­prend pas, en tout cas moi je ne com­prends pas ce que ça veut dire. On ne mesure pas la démesure. Et donc ça finit par me ren­dre sage. Pour pren­dre une autre image, c’est comme un paque­bot : on ne tourne pas le gou­ver­nail comme ça, sinon le Titan­ic aurait évité l’iceberg. Et donc on doit anticiper son geste, ça va très lente­ment.

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Damien Chardonnet-Darmaillacq
Damien Chardonnet-Darmaillacq est docteur en histoire, littérature et esthétique du théâtre. Chercheur à l'université, il...Plus d'info
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