Élisabeth Bam

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Théâtre

Élisabeth Bam

Le 6 Jan 2020
Élisabeth Bam, création au Théâtre Berthelot (Montreuil) en 2015, dernières dates de tournées en avril 2019 à l'Epée de Bois (Cartoucherie), mise en scène de Claude Merlin, avec de gauche à droite : Guy Cambreleng, Jacques Allwright, Bielka.
Élisabeth Bam, création au Théâtre Berthelot (Montreuil) en 2015, dernières dates de tournées en avril 2019 à l'Epée de Bois (Cartoucherie), mise en scène de Claude Merlin, avec de gauche à droite : Guy Cambreleng, Jacques Allwright, Bielka.

Si l’on con­vient que l’œuvre de Dani­il Harms représente une pointe extrême des écri­t­ures poé­tiques et dra­ma­tiques, sorte de Terre de Feu qu’abordent seuls les rêveurs et les intran­sigeants, artistes de la scène qui ne con­cè­dent rien aux modes des temps, on ne s’étonne guère de voir Claude Mer­lin s’emparer d’Élis­a­beth Bam1, après Alex­is Foresti­er qui avait mon­té la pièce en 20072.

Met­teur en scène des écrivains les plus sin­guliers, de Mau­rice Four­ré à Gherasim Luca en pas­sant par Karl Ris­tikivi, et arpen­teur depuis vingt ans des ter­ri­toires de Valère Nova­ri­na, Claude Mer­lin conçoit le théâtre comme « lieu où advi­en­nent des appari­tions fugi­tives, au bord de l’évanescent », est attiré par l’irreprésentable, pra­tique une scène capa­ble d’iriser le réel de l’étrange et du mer­veilleux dont le quo­ti­di­en l’arase. C’est d’une intu­ition sûre qu’il s’empare de l’univers du poète russe, mort interné en 1942 pour avoir bran­di l’indépendance du lan­gage et fait briller l’éclat incon­nu du monde face aux dis­cours pro­duc­tivistes-pro­pa­gan­distes de la péri­ode post-révo­lu­tion­naire. Le met­teur en scène pro­pose pour ce spec­ta­cle une nou­velle tra­duc­tion de la pièce-man­i­feste de Harms, don­née à enten­dre dans son inté­gral­ité, et dans l’intégrité du geste artis­tique éton­nant qu’elle opère.

Présen­tée par les Obéri­outes3 en 1928 lors d’un hap­pen­ing titré « Trois heures de gauche » où se mêlaient lec­tures de poèmes, pro­jec­tion de film et théâtre, Élis­a­beth Bam est en effet une œuvre exem­plaire du « Radix », forme scénique nou­velle fondée par Harms qui lance une dra­maturgie hors norme dont les élé­ments mèn­eraient « leur pro­pre exis­tence, en désobéis­sant à l’écoute du métronome théâ­tral4 ». Plus d’un siè­cle après avoir été mise au jour, cette « racine » dra­ma­tique n’a rien per­du de sa rad­i­cal­ité ni de son incon­ve­nance. Proche des scé­nar­ios d’Artaud, emprun­tant par sa dynamique à l’esthétique futur­iste, elle met en bran­le une mécanique poé­tique faite de dis­pro­por­tions, de libre cir­cu­la­tion des objets et des idées, de lib­erté offen­sive vis-à-vis des principes de logique et de vraisem­blance comme des règles syn­tax­iques. La pièce en appelle aux scènes de notre incon­scient, à nos yeux de der­rière, ouvre des fenêtres fugi­tives sur des peurs et des aspi­ra­tions pro­fondes. Faisant éclore des embryons nar­rat­ifs qu’elle sème aus­sitôt, dres­sant des fig­ures énig­ma­tiques, dens­es ou éphémères, qui s’évanouissent et changent d’identité sans crier gare, Radix est une dra­maturgie du mou­ve­ment, de l’instabilité per­pétuelle, de l’inachèvement recher­ché, qui porte les prob­lé­ma­tiques les plus actuelles : écrite sur le désen­chante­ment de l’après-révolution, la pièce s’ouvre par une séquence de traque poli­cière, deux hommes pour­suiv­ant une femme accusée d’un crime dont ils ne parvien­dront jamais à for­muler la teneur. Il y est beau­coup ques­tion d’espaces intimes men­acés sinon dévastés, de rêves pul­vérisés, de straté­gies poé­tiques pour com­bat­tre les enfer­me­ments, de sur­sauts néces­saires à la survie de l’homme quand toute pen­sée pro­pre, toute créa­tion de son exis­tence lui sont inter­dites. Le motif poignant de la maison­nette vidée de ses habi­tants, veil­lée par les souris et les cafards, où luit à peine ce qu’il reste de l’âme en atten­dant des temps meilleurs, scan­de la pièce.

Pareille dra­maturgie anéan­tit toute pos­si­bil­ité de traite­ment réal­iste, toute paresse d’acteur, et com­mence par deman­der l’abandon de tout repère spa­tio-tem­porel, en écho à la vio­lence exer­cée sur le « lieu du soi » éven­tré dans la pre­mière scène. Mai­son et vie volent en éclats – ces dix-neufs frag­ments du texte qui en con­stituent les radi­celles… Met­teur en scène et comé­di­ens sont alors pro­mus jon­gleurs d’éclats, acro­bates des diag­o­nales, trapézistes de l’espace déséquili­bré. Claude Mer­lin a l’art d’orchestrer les corps dans l’espace pour que chaque mot fasse enten­dre son échap­pée imag­i­naire, de dis­pos­er les objets pour que cha­cun opère sa trouée, sus­cite son monde et ses actions. Le dénue­ment du plateau sert le jeu pré­cis des acteurs. Ils don­nent chair à ces vignettes vir­tu­os­es, ten­ant de bout en bout la ligne de crête qu’exige ce théâtre qui défie l’ordinaire tout en reje­tant le spec­tac­u­laire, qui revendique un plateau pau­vre mais demande une inces­sante inven­tion. En main­tenant l’épure sym­bol­ique du trait et l’insolite de chaque sit­u­a­tion, Jacques All­wright, Marc Buard, Guy Cam­bre­leng, Basile Bernard De Bodt, Biel­ka Nemirovs­ki et Camille Thomas per­me­t­tent à chaque instant que le plus con­cret bas­cule dans l’onirique, que le prosaïque appelle le poé­tique. Leur jeu est frontal-éclaté, fidèle à l’esprit de l’Oberiou, « art du réel » auquel le spec­ta­teur est con­vié : partager ces moments de temps re-présen­t‑é (comme dans cette enfan­tine par­tie de chat qui s’étend à la salle), faire siennes la fugac­ité et la pléni­tude de ces espaces entrou­verts, sitôt refer­més, sitôt méta­mor­phosés.

Rap­pelant le théâtre yid­dish, Élis­a­beth Bam joue des rup­tures entre par­lé et chan­té, dans­es et sta­tions, dia­logues et choral­ité. Le spec­ta­cle, parce qu’il se joue au présent d’inachèvement, est d’une cer­taine manière entière­ment dan­sé, et ponc­tué de ces effrac­tions musi­cales, emporté par les chants slaves de Biel­ka qui tra­versent le temps, l’espace et les cœurs. Il est loin, le logis/pays/rêve qui abri­tait les révo­lu­tions et les aspi­ra­tions ardentes. Mais dans la maison­nette-âme, sur le poêle, le cafard est tou­jours là qui veille, comme le pub­lic est appelé à veiller sur les acteurs qui veil­lent sur le poêle du théâtre :

« ÉLISABETH BAM : Dans la petite mai­son là-haut sur la colline une lumière déjà veille. Les souris tor­dent et retor­dent leurs mous­tach­es. Et sur le poêle, dans sa chemise à col garance, Cafard Cafar­dovitch est assis, une hache à la main. »


  1. Texte de Dani­il Harms, mise en scène de Claude Mer­lin, créa­tion en jan­vi­er 2015 au Théâtre Berth­elot (Mon­treuil), puis à La Parole Errante (Mon­treuil-sous-Bois) que dirigeait encore Armand Gat­ti. Reprise en avril 2019 au Théâtre de l’Épée de Bois (Car­toucherie de Vin­cennes). ↩︎
  2. Elisavi­eta Bam, mise en scène d’Alexis Foresti­er, créa­tion le 10 mars 2007 au Théâtre de la Bastille (Paris). Citons aus­si la récente et belle mise en scène d’un mon­tage de textes de Harms par Lilo Baur et Jean-Yves Ruf, En se couchant, il a raté son lit, créa­tion le 11 mars 2019 au Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis). ↩︎
  3. Le groupe Obe­ri­ou (« pour un art réel »), fondé en 1927, regroupe écrivains, met­teurs en scène, cinéastes et pein­tres : « Nous for­geons un lan­gage poé­tique neuf, mais aus­si une façon nou­velle de sen­tir la vie et ses objets. […] L’objet con­cret, affranchi de la pelure du lit­téraire et du quo­ti­di­en, devient un tré­sor d’art. » La sec­tion « Théâtre » du Man­i­feste con­tient ces lignes : « L’intrigue dra­maturgique de la pièce ne se présente pas au spec­ta­teur comme une fig­ure d’intrigue claire – c’est comme si elle se réchauf­fait der­rière le dos de l’action. » (Man­i­feste Obe­ri­ou, 1928 : http://xapmc.gorodok.net/documents/1423/default.htm ↩︎
  4. Man­i­feste Obe­ri­ou. ↩︎
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Marion Chénetier-Alev
Marion Chénetier-Alev est maître de conférences en études théâtrales à l’École Normale Supérieure d’Ulm. Ses recherches portent sur...Plus d'info
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