Les artistes de cirque contemporain sont de plus en plus nombreux à s’adresser spécifiquement aux enfants. Qu’ils soient jongleurs, acrobates ou metteurs en scène, leurs spectacles traitent, bien souvent, de la valeur essentielle du jeu, voie d’exploration et de création.
Lors de son édition 2025, Spring, le festival international des « nouvelles formes de cirque en Normandie », accueillait au sein de son ample programmation une dizaine de spectacles pensés pour la jeunesse de différents âges1. Ce nombre, en augmentation par rapport aux éditions précédentes, reflète une réalité : de manière régulière ou ponctuelle, les artistes circassiens orientent davantage leur travail vers le jeune public, avec une écriture adaptée et un format plus court. Jusqu’au début des années 2010, la plupart des compagnies de ce secteur préféraient s’adresser au public « familial » ou « ado et adulte » plutôt qu’à l’enfance, une tranche d’âge à laquelle on associe traditionnellement les arts de la piste. Noemi De Clercq, directrice du Circus Centrum, une structure de soutien au cirque en Flandre, le constate : « Dans la lutte pour la reconnaissance du cirque comme art à part entière – et donc pour les adultes –, la tendance a été d’arrêter de faire des spectacles pour les enfants. » En 2014, en France, on comptabilisait moins de 5 % des productions qui s’adressaient à ces derniers2.
Pour autant, le « cirque voyageur » avec son chapiteau restait un motif poétique largement exploité dans les productions pour la jeunesse. Dans le théâtre d’objets en particulier, on a vu fleurir des variations sur le cirque miniature en référence à l’installation-performance du célèbre sculpteur Alexandre Calder3. L’artiste Damien Bouvet a ainsi recréé de manière toute personnelle le monde de la piste dans Petit cirque et les petits toros (sic), solo clownesque tendre et poétique, à partir de 3 ans, devenu un « classique » de la création jeune public (encore au répertoire de l’artiste depuis 1995).
Aujourd’hui, l’offre de spectacles de cirque contemporain spécifiquement destinés aux jeunes spectateurs s’est étoffée. Richard Fournier, directeur du Plongeoir, au Mans, l’un des 15 pôles cirque nationaux en France, en témoigne : « Un nombre croissant de compagnies ont le désir, mais aussi l’expertise nécessaire, pour s’adresser aux enfants. Elles font preuve de maturité artistique, avec des pièces structurées offrant une double lecture : elles réussissent à s’adresser à la fois aux petits et aux grands. Je pense, par exemple, à Noé de Groupe Noces, où la chorégraphie, avec une forte densité acrobatique, traite de l’éducation des garçons dans une perspective égalitaire. »
L’intérêt des circassiens pour ce public jusque-là délaissé a pu être aiguillonné par des institutions, comme l’Académie Fratellini4. Depuis 2012, l’École supérieure des arts du cirque, implantée à Saint-Denis (Île-de-France), sollicite chaque année une personnalité pour écrire un spectacle à destination des classes de maternelle, interprété par deux apprentis en fin de cursus5. Pour les jeunes en insertion professionnelle, cette production est l’occasion d’un premier contact avec un public méconnu. Souvent aussi pour l’artiste concepteur du spectacle. Grâce à l’invitation de l’Académie Fratellini, par exemple, la performeuse Jeanne Mordoj a commencé à décliner pour l’enfance la recherche qu’elle mène autour du corps et de la matière. Il y eut d’abord Filfil (2016), puis Cousumain (en tournée depuis 2021) – des spectacles qu’elle a décidé d’intégrer au répertoire de sa compagnie.
Comment les auteurs de cirque s’adressent-ils aux plus jeunes ? Un certain nombre d’entre eux font résonner l’approche circassienne basée sur l’agilité et la dextérité avec la propension enfantine au jeu et à la créativité. L’« acro-danse », les spécialités sur agrès qui amplifient le déséquilibre, l’envol ou la vitesse, ou encore la manipulation et le lancer d’objets servent de bases à un langage concret immédiatement ressenti par les plus petits. L’acte physique peut donner corps à l’élan d’exploration qui les traverse – élan qui est un moyen de connaissance du monde, des autres, de soi-même.
La performance peut consister à créer un petit univers. C’est ce que donne à voir L’Après-midi d’un foehn de Phia Ménard (en tournée depuis 2011) : un mystérieux chef d’orchestre masqué découpe sous nos yeux des marionnettes dans de banals sacs en plastique avant de les faire s’envoler dans un spectaculaire ballet aérien, tantôt tragique, tantôt féerique, sur la musique de Debussy. Cette « pièce de vent », selon les mots de la créatrice, offre un condensé de sa recherche à la portée d’un enfant de 4 ans6. Avec Trait(s) de la compagnie Scom (en tournée depuis 2021), Coline Garcia convie le public (à partir de 3 ans) à ce qui ressemble à un happening : un mélange de peinture en direct, d’équilibre sur roue Cyr et de musique improvisée. L’acrobate se sert de son agrès comme d’un pinceau pour tracer des lignes et dessiner des figures sur du papier disposé au sol, révélant le rapport entre le geste et l’empreinte. La metteuse en scène, engagée dans le jeune public depuis 2016, souhaitait explorer le cercle tout en rendant hommage aux peintres Miró et Kandinsky7. Dans Cousumain, déjà cité, 48 boîtes à cigares fournissent les éléments d’un jeu de construction à faire s’effondrer, à reconstruire et à modifier sans cesse, avec jubilation. Dans ce duo, le jonglage et les figures de mains à mains participent à montrer le bouillonnement de l’invention tous azimuts, au sein duquel l’un et l’autre s’apprivoisent.