Babel Orkestra

Entretien
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Théâtre

Babel Orkestra

Entretien avec Jean-Jacques Lemêtre

Le 15 Nov 2013
Babel Orkestra de Jean-Jacques Lemêtre. Présenté à la Société des arts technologiques de Montréal, 2012. Photo de Sébastien Roy.
Babel Orkestra de Jean-Jacques Lemêtre. Présenté à la Société des arts technologiques de Montréal, 2012. Photo de Sébastien Roy.

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Babel Orkestra de Jean-Jacques Lemêtre. Présenté à la Société des arts technologiques de Montréal, 2012. Photo de Sébastien Roy.
Babel Orkestra de Jean-Jacques Lemêtre. Présenté à la Société des arts technologiques de Montréal, 2012. Photo de Sébastien Roy.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 119 - Le grand format
119

Josette Féral : Tu as créé à la SAT (Société des Arts Tech­nologiques) à Mon­tréal, au print­emps 2012 un spec­ta­cle, BABEL ORKESTRA, d’une heure trente env­i­ron, présen­té sous un immense dôme appelé la satosphère et conçu à par­tir d’une vaste col­lec­tion d’enregistrements des langues. Quand as-tu entre­pris cet immense pro­jet ?

Jean-Jacques Lemêtre : L’idée est née il y a vingt cinq ans, en 1987 pour être pré­cis. Au Théâtre du Soleil, on finis­sait de jouer LES ATRIDES (1985, 1986 et 1987). Une fois le spec­ta­cle ter­miné, je me suis demandé ce que je pou­vais faire après avoir util­isé toutes ces musiques sur scène : com­ment pouss­er encore plus loin l’art du choreute, un choreute qui ne chan­tait pas ? Or, l’une des comé­di­ennes, Cather­ine Schaub, avait cette fameuse voix qui précède juste le chant. Sa voix était très aigüe et d’une tes­si­ture très courte sans grande ampli­tude. Quand elle était accom­pa­g­née par la musique, on aurait dit de l’opéra. Elle n’essayait pas de faire sens ou de jouer le sens ; elle le chan­tait, le par­lait : c’était comme le chan­té-par­lé (Sprechge­sang) dont par­le Wag­n­er.

Le pro­jet est donc le fruit de cette expéri­ence. Aupar­a­vant, mon tra­vail con­sis­tait à rechercher des instru­ments et à les accorder sur la voix par­lée des acteurs. C’est un lien que j’ai tou­jours revendiqué, même si per­son­ne ne le com­pre­nait, et je me suis donc mis à m’intéresser davan­tage à la langue, aux langues, et à les col­lec­tion­ner. D’un seul coup, je me suis trou­vé dans la posi­tion d’un col­lecteur, d’un col­lec­tion­neur de langues et de sons jamais util­isés. Il y a des langues que j’ai enreg­istrées pour la beauté de la vie de l’âme qu’elles por­tent, mais que je n’arriverai pas à utilis­er.

J. F. : Peut-on dire que cela relève, au point de départ, d’un goût de la col­lec­tion ?

J.-J. L.: Non. Je tra­vaille sur des spec­ta­cles telle­ment longs que lorsque j’ai util­isé cinq cents fois un instru­ment de musique, je ne peux plus l’utiliser dans le spec­ta­cle suiv­ant, puisque le tim­bre, le son est telle­ment calé sur le per­son­nage que le comé­di­en recon­naît tout de suite le per­son­nage lié à cet instru­ment. Donc, je ne peux plus l’utiliser ultérieure­ment pour sig­ni­fi­er autre chose. Je ne fais pas par­tie de ceux qui pensent que le piano joue et rem­place tous les instru­ments de musique, et qu’il est capa­ble de ren­dre toutes les émo­tions de tous les êtres humains du monde. Pour les langues, c’est la même chose : il y a une immense var­iété de sons…

J. F. : Com­ment s’opèrent les choix ?

J.-J. L.: Cela tient au hasard. Je ne décide pas à l’avance ce que je vais capter. Par exem­ple, quand je suis au milieu de l’Amazonie, je capte autant les chiens, les bruits des oiseaux, les bruits du vent, du feuil­lage que les mots ou les phras­es. Je ne peux ni ne veux isol­er les mots. La nuit, c’est même pire : j’entends tous les bruits des ani­maux et je pour­rais les utilis­er. Mais, pour cela, il faudrait que j’arrive à les isol­er. Ce n’est pas ce que je cherche. Je veux juste la beauté de la langue et la musique de l’âme. C’est pour cela que mon pro­jet a pris huit ans. Ce qui m’intéresse c’est la musi­cal­ité du lan­gage. Je me retrou­ve donc à avoir des extraits de langues que je suis seul à avoir. En essayant de pren­dre l’éventail de langues le plus large pos­si­ble, j’enregistre des gens qui par­lent à coup de signes, ou qui se sou­vi­en­nent de mots ou de langues dis­parues comme le huron ou le maya – des langues qui leur vien­nent de leurs grands-par­ents et dont ils essaient de se sou­venir.

J’effectue une sélec­tion, dis­ons, naturelle, mais dans le bon sens du terme. Si on me dit telle per­son­ne par­le telle langue par­ti­c­ulière, je vais l’enregistrer. Je finis par avoir de mul­ti­ples dou­blons mais chaque per­son­ne a son tim­bre par­ti­c­uli­er, sa musique par­ti­c­ulière, qui s’ajoute à la vraie musique de la langue.

Quand on plonge dans les langues, il y a le petit espoir d’en trou­ver l’origine, la langue adamique, peut- être. Toutes les ques­tions que se posent les lin­guistes émer­gent d’un coup. Bien sûr, il s’agit de musique. Mais il y a un moment où la quête devient tout naturelle­ment plus large. On me demande alors si je n’ai pas l’intention de retrou­ver la pre­mière langue du monde, de répon­dre à la ques­tion des orig­ines.

J. F. : La durée de ces enreg­istrements varie-t-elle ?

J.-J. L.: Oui. Cer­tains durent quelques sec­on­des. Par exem­ple, grâce à Yves Sioui, qui est Huron-Wen­dat, j’ai eu une phrase d’Abénaki et d’Atikamekw, de la part d’un Indi­en avec qui il m’a mis en con­tact. Celui-ci a voulu me faire un cadeau car sa langue, c’est la seule chose qu’on ne lui a pas volée. Il ne doit pas rester mille per­son­nes dans le monde qui par­lent cette langue. Une phrase comme celle-là me suf­fit comme paiement de tout mon tra­vail.

J. F. : Com­ment abor­des-tu les per­son­nes dont tu veux enreg­istr­er la langue ?

J.-J. L.: De façons très dif­férentes. Je les fais réa­gir avant tout. Je ne leur dis pas : « racon­tez-moi une his­toire parce que j’ai besoin de votre langue » car j’aurai une réponse plate inter­rompue de temps en temps par des « euh », « ah », « oui ». Alors qu’en posant une ques­tion dif­férente, qui inter­pelle les gens, je vais avoir l’émotivité du lan­gage musi­cal de la langue par­lée et c’est ce que je cherche,

Les ques­tions que je pose dépen­dent du con­texte. Par exem­ple, si je suis au fin fond du Tim­or et que je dis à la per­son­ne devant moi : « J’arrive du vil­lage de l’autre côté de la mon­tagne. On m’a dit que vous étiez un chas­seur vrai­ment pas ter­ri­ble !» Je vais avoir une réac­tion pleine de notes. Évidem­ment, j’ai tou­jours, dans ces cas-là, plusieurs tra­duc­teurs. J’entends les notes de musique. Ce sont ces notes qui m’intéressent et que je met­trai dans ma com­po­si­tion.

J. F. : Est-ce qu’il t’arrive de deman­der à quelqu’un de repren­dre l’enregistrement ? On n’est pas tous for­cé­ment naturel au pre­mier enreg­istrement.

J.-J. L.: Non, puisque je ne tra­vaille, théâ­trale­ment, que sur l’émotion, les émo­tions, les sen­ti­ments. C’est pour cela que chaque tableau dans l’œuvre finale est un sen­ti­ment.

J. F. : Com­ment provo­ques-tu cette émo­tion ?

J.-J. L.: Par les ques­tions que je pose. Quand on par­le avec quelqu’un, le pre­mier mot qui sort est tou­jours en lien avec ce que tu viens de deman­der.

J. F. : Je ne pense pas que toutes les émo­tions soient immé­di­ates. Cer­taines peu­vent naître au cours du dia­logue. Elle ne sont pas don­nées d’emblée.

J.-J. L.: Le pro­gres­sif ou le dégres­sif ne m’intéressent pas. Je cherche la sincérité.

J. F. : Cela veut dire qu’il y a des émo­tions que tu n’as pas dans ta banque. La colère, par exem­ple, ne naît pas for­cé­ment dès le pre­mier con­tact.

J.-J. L.: La haine non plus, je ne l’ai pas.

J. F. : Alors, quelles sont les émo­tions qui fig­urent dans ta banque ?

J.-J. L.: Pour la haine, j’utilise quelque chose d’assez étrange, c’est Hitler ou les dic­ta­teurs.

J. F. : Donc, tu n’as pas que des enreg­istrements de gens vivants.

J.-J. L.: Non. Il y a aus­si plein de gens morts. J’ai égale­ment eu la chance d’enregistrer un des derniers shamanes de la Terre de feu.

J. F. : Une fois les enreg­istrements effec­tués, com­ment tra­vailles-tu la com­po­si­tion ?

J.-J. L.: J’agis comme un créateur/ com­pos­i­teur. Si j’ai besoin de mi, sol, la, je vais chercher celui qui m’a fait mi, sol, la lors de l’enregistrement, par exem­ple quelqu’un qui par­le en Sa’dan-toraja ; je prends ces trois notes-là et je les colle dans ma com­po­si­tion. Ce ne sont pas des syl­labes, ou des voyelles, ou quoi que ce soit d’autre. Ce sont avant tout des notes de musique.

J. F. : L’ensemble est très struc­turé. Il a une forme.

J.-J. L.: Oui. Il y a un morceau. On peut dire que c’est une chan­son : cou­plet-refrain ou une fugue à la Bach. J’ai util­isé les règles musi­cales de com­po­si­tion.

J. F. : Cette œuvre est-elle dis­so­nante ?

J.-J. L.: Non, con­so­nante.

J. F. : Har­monique.

J.-J. L.: Oui.

J. F. : Ryth­mique.

J.-J. L.: Et mélodique.

J. F. : Dirais-tu qu’elle est « clas­sique » ?

J.-J. L.: C’est du clas­sique. C’est tonal et modal.

J. F. : Mais ce qui n’est pas clas­sique, c’est le point de départ. Ce ne sont pas des notes.

J.-J. L.: Si, ce sont des notes mais pas au sens clas­sique du terme ! Qui a décrété que le chant et le par­lé n’étaient pas la même chose ? Qui a décrété que quand on par­le, on est dans le sens et quand on chante, on est dans la musique ? Il y a des choses aux­quelles il faut renon­cer parce que c’est faux.

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Josette Féral
Josette Féral enseigne à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Auteur notamment de THÉORIE ET...Plus d'info
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