Voyage initiatique

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Voyage initiatique

Le 29 Jan 2016
Olivier Zanotti (Gabriel), Clément Losson (Stan), Patchouli (Darius) Francis Soetens (Benoît). Photo © Clémence de Limburg
Olivier Zanotti (Gabriel), Clément Losson (Stan), Patchouli (Darius) Francis Soetens (Benoît). Photo © Clémence de Limburg
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Au milieu de l’été, Dar­ius, Stan et Gabriel déci­dent de s’évader de leur apparte­ment brux­el­lois — cocon pré­caire qu’ils quit­tent pour le con­ti­nent africain. Leur par­cours prend l’allure d’un voy­age ini­ti­a­tique vers un ailleurs fan­tas­mé. Et pour­tant, la fuite du « monde méchant » occi­den­tal annonce une dégringo­lade de désen­chante­ment en désen­chante­ment.

Répon­dant à l’appel du voy­age, ils s’emparent de la voiture de Benoît, l’abandonnant, lui le plus dému­ni d’entre eux. Les portes claque­nt, le moteur gronde et les voilà par­tis pour une épopée fan­tas­tique. À ce moment-là, s’opère une bas­cule tant du point de vue du réc­it que de la mise en place tech­nique. Alors que, dans la pre­mière par­tie, les acteurs étaient seuls maîtres à bord, désor­mais, ils per­dent le con­trôle et le son et la lumière pren­nent les rênes de la nar­ra­tion¹. Une phrase aurait suf­fi pour racon­ter ce départ, mais ici c’est la tech­nique qui per­met au réc­it de se déploy­er ; elle l’étend et l’intensifie. Elle vient sup­pléer les dia­logues et prend un rôle div­ina­toire : elle annonce que les per­son­nages seront désor­mais cap­tifs.

En par­tant, ils pen­saient agir sur leur des­tin, sans pour autant savoir ce qui les attendait. Le voy­age, c’était déjà un but en soi. Mais après cette déci­sion, on a le sen­ti­ment qu’ils n’ont plus prise sur ce qui leur arrive et qu’ils se font bal­lot­er d’un monde à l’autre. La voiture est comme une éprou­vette : les trois petits cochons sont plongés dans un liq­uide ; une réac­tion chim­ique va les trans­former et les men­er, mal­gré eux, vers un nou­veau monde.

 

Photo © Clémence de Limburg
Pho­to © Clé­mence de Lim­burg

La voiture tombe en rade, on voit alors descen­dre un écran de ciné­ma et nous voilà cat­a­pultés dans le chapitre II du spec­ta­cle : l’arrivée des trois petits cochons au château.

Après la triv­i­al­ité de la pre­mière par­tie, ils se retrou­vent au « château », recueil­lis par un châte­lain et sa fille aux com­porte­ments sur­prenants (inter­prétés par Marc Bar­bé et Lucie Debay). Le ciné­ma crée alors un sas au cœur de la pièce de théâtre. Il con­fère à l’histoire une dimen­sion délibéré­ment romanesque. Intrigues amoureuses, cadavres et enquêtes poli­cières sont au ren­dez-vous. Le film, c’est aus­si l’occasion de faire inter­venir le monde extérieur, alors que jusqu’ici nos trois petits cochons évolu­aient dans un huis clos. Et pour­tant, ils se retrou­vent à nou­veau pris­on­niers d’un mau­vais rêve au sein duquel ils assis­tent, pan­tois, aux facéties des châte­lains. En effet, ils ne sont pas au cen­tre du film ; ils sont les témoins impuis­sants de quelque chose qui se passe. Et on com­prend que ce n’est qu’une étape dans leur chem­ine­ment, une sorte d’ailleurs dans lequel ils n’arrivent pas à pénétr­er, peut-être la pre­mière étape de leur descente aux enfers. Par exem­ple, Stan danse nu au milieu des fleurs bien ordon­nées du jardin et, pen­sif, il pisse au milieu des hort­en­sias. Cet acte à la fois dés­espéré et comique est le début d’un dépouille­ment de soi. Et, imag­i­nant « la blanche Ophélia flot­ter, comme un grand lys »², il se laisse à son tour bercer par la vase de l’étang.

Clément Losson (Stan). Photogramme extrait du film réalisé par Claude Schmitz et intégré à "Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant". Image : Florian Berutti.
Clé­ment Los­son (Stan). Pho­togramme extrait du film réal­isé par Claude Schmitz et inté­gré à “Dar­ius, Stan et Gabriel con­tre le monde méchant”. Image : Flo­ri­an Berut­ti.

Au sein de la fable, on suit ce mou­ve­ment qui nous entraîne vers des sit­u­a­tions tou­jours plus métaphoriques. Si dans la pre­mière par­tie, les per­son­nages évolu­ent dans un envi­ron­nement réal­iste ; à l’acte II, nous voilà par­tis vers une épopée romanesque qui finit à l’acte III par nous plonger dans les entrailles de la terre, au coeur d’une grotte — pos­si­ble cave du château, pos­si­ble Mali fan­tas­mé. Ils y retrou­vent Benoît qu’ils avaient aban­don­né au début de leur odyssée. Est-ce vrai­ment lui ou son fan­tôme qui vient les hanter après avoir été aban­don­né et dépouil­lé de sa voiture ? Les dia­logues des trois petits cochons devi­en­nent de plus en plus suc­cincts et, pro­gres­sive­ment, on lit chez eux une accep­ta­tion de la chute. Ils renon­cent à la vie sociale pour retourn­er douce­ment à l’état de nature. Ce choix, ou plutôt ce non choix, est une manière d’échapper à leur des­tin et de pro­longer leur voy­age, du moins en pen­sée.

Tout sem­ble aller vers un aban­don quand, in extrem­is, affamés, ils se ruent sur Benoît pour… le dévor­er. Si pul­sion de vie il y a, elle rime ici avec crime. Depuis leur arrivée dans la grotte, on pour­rait dire que c’est le pre­mier acte volon­taire et non subi ; comme si la dévo­ra­tion était la fin inéluctable de toutes ces déam­bu­la­tions. Benoit est et reste le bouc émis­saire. C’est le plus faible des qua­tre qui périt ; le plus pau­vre par­mi les pau­vres.
Dans cha­cun des chapitres du spec­ta­cle, l’espace se mod­i­fie mais reste un espace clos : l’appartement, la voiture, le château et enfin la grotte. Comme s’ils allaient de prison en prison. Si le voy­age au Mali représen­tait dans leur imag­i­naire une envolée vers la vie facile, ce qu’on voit sur scène révèle un dépouille­ment pro­gres­sif et un retour à une vie sauvage. Il n’est plus ques­tion d’émancipation mais bien plutôt de régres­sion. Les trois petits cochons, comme pos­sédés, célèbrent leur dernière bouchée par un éclat de rire sur l’air de l’Hymne à la joie. La fin, tri­om­phale, nous donne le sen­ti­ment qu’après avoir touché le fond, le can­ni­bal­isme est leur seul salut. Les dernières notes de l’hymne européen son­nent comme une apothéose mor­bide.

 

Retrouvez les épisodes précédents du journal de création de "Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant" de Claude Schmitz par Judith de Laubier :

- "Who's Afraid of the Big Bad Wolf ?" (épisode 1/4)
- "Moi j’ai pas envie de faire une italienne, je suis belge" (épisode 2/4)
- "Les solutions viennent des autres" (épisode 3/4)

Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant

Avec : Marc Barbé, Lucie Debay, Clément Losson, Patchouli, Olivier Zanotti, Francis Soetens.
Mise en scène : Claude Schmitz | Dramaturge : Judith Ribardière | Assistante lumière et stagiaire à la mise en scène : Judith de Laubier | Stagiaire à la scénographie : Jade Hidden | Stagiaire aux accessoires : Camille Chateauminois | Scénographie : Boris Dambly | Maquette : Nora Kaza Vubu | Création Sonore et Musique Originale : Thomas Turine | Lumières : Octavie Piéron | Image : Florian Berutti | Direction technique : Fred Op de Beek | Construction du décor : Fred Op de Beeck, Yoris Van de Houte, Alocha Van de Houte, Olivier Zanotti et Jade Hidden | Sculpteur - Peintre : Laurent Liber, Boris Dambly et Guillaume Molle.
Avec la participation amicale de Drissa Kanambaye et Djeumo Sylvain Val.
Production déléguée : Halles de Schaerbeek.
Coproduction : Comédie de Caen, Compagnies Paradies Avec l’aide de la Fédération Wallonie Bruxelles, service Théâtre. Et le soutien du théâtre Océan-Nord. Avec l’aide de la Fédération Wallonie Bruxelles, Service Théâtre.
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Judith de Laubier
Née en 1990, Judith vit et travaille entre Bruxelles et Paris. En 2011, elle entre...Plus d'info
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