Daniel De Bruycker : Poésie esthétisante du nô, hyper-lyrisme mélodramatique du kabuki, sarcasmes provocants du shô-gekijô, morbidité rampante du butô, sens du sacré et fascination pour la violence passim… — au hasard de sa fréquentation occasionnelle du théâtre japonais, l’Occident a bien pu s’en faire une idée d’ensemble passablement schématique et qui passe sous silence au moins un aspect crucial : la persistance, de jadis à aujourd’hui, d’une veine comique pleine de vitalité et qui est peut-être même plus typiquement japonaise que tout le reste !
Don Kenny : Absolument, puisqu’on en retrouve la trace dès le prototype mythologique de toute la danse japonaise, ce fameux numéro, mi-piétinement rituel, mi-strip-tease, qu’exécuta une déesse pour faire sortir la déesse solaire Amaterasu de la caverne céleste où elle s’était réfugiée1 ; ce Sur quoi on insiste nettement moins, par contre, c’est la réaction qu’éveilla cette danse parmi les divinités assemblées en cénacle : un formidable éclat de rire !
Danse comique, donc, et qui a inspiré, via lés miko-mai des vestales shinto, la danse sambasô, la plus ancienne et la plus sacrée parmi les 257 pièces au répertoire du kyôgen, le genre comique associé au drame nô. J’en profite pour régler son compte, au passage, à l’idée peu exacte qu’on se fait des rapports entre les deux genres, encore aujourd’hui alors que l’on sait que le nô, loin d’être une création ex nihilo, est en fait la stylisation tardive d’un répertoire bien plus ancien, celui du sarugaku — théâtre tout à fait comique quant à lui et qui conserve jusqu’à nos jours parmi son répertoire de farces les prototypes de nombreuses pièces du nô. Quant au kyôgen, lui aussi dérivé de ces sources médiévales (le sangaku, le sarugaku et le dengaku, après tout, étaient autant de théâtres foncièrement comiques), il serait plutôt antérieur au nô que l’inverse2 :difficile, dès lors, d’en faire la simple parodie légère de son noble compagnon, au répertoire duquel figurent curieusement des versions « sérieuses » probablement ultérieures de certaines des pièces les plus archaïques du kyôgen ! Plutôt que de parodie, il vaudrait sans doute mieux parler de styles simplement contrastés, encore que même là l’élément comique ne soit pas entièrement absent du nô le plus raffiné : ainsi la pièce Ugetsu met en scène un vieux couple habitant une hutte délabrée qui est au centre de leurs disputes, l’homme souhaitant réparer le toit de son logis afin de pouvoir jouir pleinement du son de la pluie, tandis que sa femme n’aime rien tant que contempler la lune par les fentes du plafond !
De même le kyôgen comprend aussi, outre ses farces les plus typiques, de véritables petits mélodrames comme Kawakami3, quelques chefs-d’œuvre de l’humour le plus noir — dont Akutagawa et Saru Zatô4 — et un petit nombre de pièces authentiquement poétiques comme Yüzen5.
On retrouve la veine du kyôgen et des traces de son répertoire aux origines du kabuki :on sait que la danseuse O‑kuni, la fondatrice du genre6, travaillait en collaboration avec deux acteurs amateurs issus du kyôgen — dont l’ancêtre de la grande dynastie des Kanzaburô —dont les farces, d’abord jouées en interlude entre les danses hyper-sensuelles de la miko7, ont progressivement donné naissance à la part dramatique du kabuki tout en adoptant le sensualisme des danseuses. Même esthétique typiquement Edo et mêmes emprunts aux trames du kyôgen dans le rakugo, l’art des conteurs-fantaisistes du cabaret yose — mais le kyôgen a aussi laissé sa marque jusque dans le shingeki brechtien et, plus récemment encore, dans le travail de nombre de dramaturges fort influencés par le théâtre de l’absurde : il n’y à pas si loin, après tout, de Godot à Tsukimi Zatô8, si ce n’est une demi-douzaine de siècles !
D.D.B. : Et sur quoi fonctionnent tous ces genres comiques ? Qu’est-ce qui fait rire lé public japonais ?