Relation de ma soirée du 30 avril

Relation de ma soirée du 30 avril

Le 28 Déc 1994

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Lettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives ThéâtralesLettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives Théâtrales
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MA TOUTE CHERE COLETTE,

Tu ne me croiras pas, je le sais, et pour te dire les choses au plus juste, je t’écrirai : je le sens je sens que ru te prendrais volon­tiers pour un cygne aveu­gle que le fleuve fait dériv­er par­mi les lentic­ules, les joncs, les mas­settes velues, tu gliss­es, tu t’éloignes, tu te fais petite, tu dis­parais. Vois-tu où tu es ? Met­tons les points sur les i : vois-tu où je crois que tu es ? dans l’eau, les reflets, l’om­bre qui naît, les roseaux, là, tout près sans doute – où je ne te vois pas. Je ne sais tu es, je ne sais où je suis : alexan­drin par­fait, et là, sûr ! il me faut met­tre une rela­tion de cause à effet entre le pre­mier hémistiche et le sec­ond. C’est dans ce con­texte que d’Yvoir je t’écris, ma toute chère, c’est te dire – c’est te dire où je nous vois, cha­cun dans notre coin, et entre nous quoi ; le bouil­lon à boire, le grand. Nous en sommes tous là et, à l’im­age de Molière qui trou­vait que c’est une étrange entre­prise que de faire rire les hon­nêtes gens, je t’as­sure trou­ver égale­ment étrange l’en­tre­prise de t’écrire dans ces con­di­tions – le sort com­mun d’ailleurs, mais qui s’en aperçoit ?

Me croiras-tu quand je te dirai que nous étions deux à par­ler de toi toute la nuit passée à deux, Cornélius et moi – à longueur d’heures. Je récupère pour l’in­stant, et le fais à t’écrire dans la ver­dure mosane. Ce pre­mier mai, que l’après-midi a de charmes ! Sou­viens-toi de Guil­laume de Lor­ris : Mout a dur cœur qui en mai n’aime. Nous avons aimé ton nom toute la nuit, Cornélius et moi : « Muse tu nous étais, et Meuse égale­ment ».

Nous avions assisté à la représen­ta­tion de MADEMOISELLE JULIE et avions pu nous ren­dre compte sur le vif – expres­sion admirable – à quel point les car­ac­tères, aux dires de Strind­berg lui-même, étaient des con­glomérats. Puis le pub­lic était par­ti, et je l’avais lais­sé par­tir pour éviter la presse : j’ai une jolie fouine dans la cuisse droite, et les fouines ont les dents affilées de la sci­a­tique. Cornélius est venu s’asseoir à mon côté. Il y a eu le va-et-vient un peu mai­gre d’après le spec­ta­cle, puis il s’est épuisé. Et enfin est venu Béranger. Béranger ne me refuse rien (nous sommes des amis de longue date), ni à Cornélius, qui, comme tu le sais peut-être, se trou­ve être son beau-père.
Cornélius :

— Com­ment va Julie ;
— Laque­lle ? Made­moi­selle ou madame ;
— Madame-ma-fille.
— Bien. Nous par­tons demain pour Milan.
— Et l’autre année, l’an­née dernière, pour mille ans de mariage heureux (excuse-moi de penser à ma fille) c’est cela ?
— Hum … Heureux, oui.
— On peut rester quelque temps à bavarder ?
— Le temps qui vous con­vient. Éteignez avant de par­tir et rirez la porte der­rière vous.
— Mer­ci.

Je le remer­ci­ai à mon tour. Il est par­ti. Nous sommes restés à trois : Cornélius, moi – et toi, Colette. C’est ain­si. C’est bien. Je t’écris main­tenant. Je t’écris d’un lieu tout proche – qui est l’autre bout d’un monde. Tu me con­nais. Essaie de m’en­ten­dre.

« La nuit s’é­pais­sis­sait ain­si qu’une cloi­son. » Avoue que le vers de Baude­laire est bizarre. Et cepen­dant il dit exacte­ment ce que je ressen­tais cette nuit-là. Et le théâtre en fai­sait autant, du moins il m’en don­nait l’im­pres­sion – l’im­pres­sion bizarre – deux fois zarre, fil­lette, ouh, ouh, il me vient l’en­vie d’une crise épilepse, avec gri­mastes et bis­tournes tor­tillées, ach, mein Gott !

CORNÉLIUS : — Mais, nom de Dieu, quand je te dis que je la con­nais !
Et, ma chère Colette, il s’est lancé dans une his­toire assez insane, où il était ques­tion de tes orig­ines et des siennes. Tu me diras ce qu’il faut en penser. Et la con­ver­sa­tion s’est éternisée par ta grâce, à hue et à dia, à pep­si et à cola, au pousse ce je comme va, ceci-cela, soua-soua, frocci­ froc­ca (les mens-sana), cahin-caha évidem­ment, alphomé­ga-omé­gal­pha — là. Rien de ce qui est humain ne nous est étranger, dis­ent les Sisyphe — n’est-ce pas ? Il paraî­trait que toi et lui êtes cousins plus ou moins éloignés de Pouchkine, Huss, Smetana, Pankows­ki, Hra­bal et caetera. Il se donne des orig­ines slaves. Il c’en prête. Des orig­ines slaves, grand dieu ! tu dois le savoir, il y a grand risque que le sujet soie inépuis­able : je l’ai fait taire. Rien à dire con­tre Hra­bal et Pankows­ki, au con­traire même, mais Smetana, grand dieu ! Smetana et quelques autres : insup­port­able pour moi. Pour moi, j’in­siste : je suis ravi que d’autres y trou­vent leur provende ec leur prov­i­dence. Cornélius s’est tu.

Tu sais à quel point ce théâtre peut être ami­cal en dépit de ses ban­quettes trop ser­rées. Ma sci­a­tique y souf­frirait le mar­tyre n’é­taie l’ami­tié de Béranger, qui me fair plac­er au pre­mier rang. C’est sur cette rangée que nous étions assis, qui rend la gam­bade pos­si­ble. Deux fois déjà, Cornélius avait fair le tour de la scène, à niveau.                    ’

LUI : — Colette me trotte en tête, va savoir pourquoi. Va savoir pourquoi au juste. Car il est des raisons plus prochaines que celles-là, des raisons plus prochaines sans grand intérêt, avoue. Cette amie, cette chère amie… Excuse-moi, je ne vois pas pourquoi je l’a­joute, cet adjec­tif. Comme j’en­tends ami, cher fait furieuse­ment pléonasme. Je vois là une de nos mis­ères fon­da­men­tales, et c’est la plus com­mune, celle qui vient du temps et de son usure : on voie les mors per­dre de la sub­stance – une sub­stance qu’ils ne retrou­vent par prodi­ge que lors de cir­con­stances qua­si mirac­uleuses. Ils la per­dent et il leur faut sans cesse sup­pléer à cette carence pathé­tique. Mon cher ami rem­place mon ami, et guette, guette ! tu ne seras pas long à voir se point­er mon très cher amiet nous voilà sur un chemin donc on ne sait rien, ni où il va, ni où il s’ar­rêtera. Comme le dit qui tu sais, nous par­ticipons tous à cette prob­lé­ma­tique. C’est la plus com­mune qui soit, et la plus uni­verselle.

MOI : — Et le théâtre n’y échappe pas, Cornélius. Les pièces ont besoin d’être rafraîchies. Les seules bonnes sont celles qui répon­dent. On les couche, elles fris­son­nent. Ce matin, tiens, je suis tombé sur ce vieux pro­gramme. Lis ce que j’y avais souligné. C’est signé Kemp, Robert : le nom doit te dire quelque chose.
Il lut ceci, Colette, de la belle voix qu’il a, donc je l’en­vie, et que tu admires, paraît-il.

LUI : — L’œu­vre, « il faut la réveiller comme une belle endormie, lui pos­er les ques­tions qui nous émeu­vent, lui mon­tr­er le monde tel qu’il est devenu, et lui deman­der ce qu’elle en pense. Une pièce sans vital­ité pro­fonde ne répond pas, et se ren­dort. Les vrais chefs-d’œu­vre s’échauf­fent, dis­cu­tent, pren­nent parc à nos inquié­tudes, et nous dis­ent : C’est comme moi, j’ai cru aus­si…» Eh oui, rien de plus vrai. Comme je suis his­to­rien, ce n’est pas là le genre de souci donc j’ai cure. Mais je con­nais assez les affres de Béranger, qui ne peut pas se résoudre à laiss­er une pièce dormir. C’est le genre de garçon qui n’ar­rête pas de se pren­dre pour le prince char­mant. Il a tra­ver­sé le bois mag­ique. Il est entré dans le château. Son souf­fle ren­con­tre celui de la belle. Er tout à coup la voilà qui chance en fa dièse mineur : pourquoi me réveiller au souf­fle du print­emps ?

MOI : — Parce que je t’aime. dit-il.

LUI : — Sans doute. Mais aus­si parce que dans la belle… non, ce n’est pas tel « prob­lème » qu’il aperçoit en elle, mais tel « prob­lème » joué par tel acteur ou telle actrice. Colette, tiens… lady Mac­beth … vira­go des ténèbres… ce n’est pas tant l’am­bi­tion de la femme à la main cachée que Colette jouant à vouloir dis­parue la sanglante souil­lure … Le théâtre est sans cesse con­fron­té au con­cret, et cela lui est d’une aide incom­pa­ra­ble, cela lui tient le glaive droit et le bal­anci­er réguli­er. Colette, juste­ment …

MOI : — Colette, oui.

LUI : — Imag­ine la scène : Béranger réveille la belle, lie en elle, non point son secret – il n’en demande pas cane – mais ce qu’il appelle son prob­lème de base. en elle, oui, au plus pro­fond, sem­ble-t-il, son prob­lème comme un grain de café, obscur et neu­rogène, cu vois, de nou­veaux nerfs dans toutes les direc­tions, j’ai en tête une toile d’Odilon Redon, tu vois — tu vois ?
Je ne voy­ais pas. « C’est sans impor­tance » , dit-il. Son prob­lème à elle… Inutile de préci­piter les choses. Eclairons.

MOI : — L’é­clairons sonne la charge.

LUI : — Ce n’est pas malin. Tes enfan­til­lages me cassent les bon­bons. Voyons… Où en suis-je ? La peste…

MOI : — La peste de Camus et de tes gaminer­ies – quoique (j’ig­nore si tu le sais), Hugo sou­ti­enne que la gaminer­ie est « une nuance de l’e­sprit gaulois ». Je me suis tou­jours sen­ti le fils d’Am­bior­ix. Cela étant dit, je ne me suis risqué à ce jeu de mots que parce que, l’autre soir, Colette, que j’avais ren­con­trée chez elle, m’en avait offert un qui m’avait diver­ti, puis fait rêver. Tu con­nais, comme dis­ent les puristes, sa salle de séjour : c’est chaleureux, cela vous déstresse, vous désén­erve, vous décon­tracte, vous démyéli­tise — hein ? Le feu ouvert … arro­gant comme un roquet, ou faisant doux la chat­temite… la table basse… les tass­es pré­cieuses et la théière que l’on vide… Tu me vois venir ?
Cornélius ne voy­ait rien. L’ami­tié seule m’empêcha de faire une réflex­ion incon­venante.
Tu aurais ri, Colette, à voir son œil rond et inter­ro­gatif, mais tu peux le devin­er.

MOI : — Mon pau­vre ami… (Soupir). J’aimerais te dire cer­taines choses, sans trop savoir si vrai­ment il est bon de le faire. Tout a été dit, tu le sais. D’ac­cord. Tout a été dit de l’homme et de ce qui intéresse son des­tin. Tout a été dit du théâtre. On se répète. On ne cesse de se répéter. On ne cesse de ne cess­er de se répéter. Le seul ennui est qu’il y en a qui l’ig­norent. Ils appa­rais­sent sur la scène du monde, puis sur la scène de leur petit dis­trict. Ils ont des choses à dire, ils l’imag­i­nent du moins. Mais quoi, après tout, s’il y a de nou­velles bouch­es, il y a de nou­velles oreilles. Je ne vais pas repren­dre l’anti­enne. La jeunesse est sou­vent déli­cieuse sur ce point. Mais les vieux cons de mon âge devi­en­nent sin­istres quand ils se met­tent à rado­ter et à se pren­dre au sérieux. Regarde-les assis dans leur Empyrée. J’aimerais assez ne pas faire par­tie de leur troupe. Mais va savoir… Il est peut-être une fatal­ité par­ti­c­ulière qui fourre les vieux canas­sons dans la même écurie. Ah, bon sang ! où est l’é­talon de Mazep­pa ? la jument de Sit­ting Bull ? Toi, Cornélius, que je vois si fringant mal­gré l’heure…

LUI : — Je m’en­tre­tiens le cerveau.

MOI : — … toi, com­ment t’y prends-tu pour…

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Gaston Compère
Gaston Compère est écrivain et compositeur. Parmi les derniers ouvrages parus: LIEUX DE L'EXTASE, (poésié) éditions...Plus d'info
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