Lettre à l’acteur au pied de nez

Lettre à l’acteur au pied de nez

Le 27 Déc 1994

A

rticle réservé aux abonné.es
Article publié pour le numéro
Lettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives ThéâtralesLettres aux acteurs-Couverture du Numéro 46 d'Alternatives Théâtrales
47
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

BRUXELLES, le 3 août 1994

Mon cher, mon très cher acteur au pied de nez,

Depuis que eu es encré dans ma vie, dans mes rêves, dans mes pas­sions, je me suis tou­jours dit qu’il fal­lait qu’un jour je t’écrive. Tu ne me con­nais même pas, alors que j’ai fait de toi mon con­fi­dent secret. Dès qu’il s’ag­it de théâtre, de lit­téra­ture, d’arc, de ce que je vois, de ce que je lis, ou même et surtout de mes pro­pres textes, c’est d’abord à toi qu’en moi-même j’en réfère, c’est avec toi que je débats, imag­ine, réfléchis, crée, m’il­lu­sionne, prends par­ti, avance ou recule. Et voilà que m’est don­née cette superbe occa­sion de t’adress­er cette let­tre. Alors, je me jette à l’eau, j’ou­blie tout scrupule, toute fausse honte, les phras­es se pressent dans ma tête, j’ai tant de choses à te dire ! Enfin, pou­voir te faire com­pren­dre l’im­por­tance que tu as prise à mes yeux !

Mais quels mots utilis­er pour expli­quer avec un min­i­mum de cohérence cet élan qui me pousse vers toi, pour expli­quer ce qui nous rassem­ble à pro­pos de choses si essen­tielles que c’est le meilleur de notre vie que nous y con­sacrons ! Il faudrait que je puisse écrire avec mon sang, moi qui n’écris même plus avec de l’en­cre mais avec une machine qu’on appelle traite­ment de texte ! Traite­ment de texte ! Pourquoi pas traite des textes, tant qu’on y est ! Est-ce que tout, aujour­d’hui, se pros­titue ? Même le lan­gage, on ne sai­et plus très bien où il va. Mais sait-on seule­ment encore où, nous-mêmes, nous allons ?

Bon, je m’é­gare déjà, alors que je ne t’ai même pas encore dit com­ment je ce con­nais. Il va fal­loir que tu t’y fass­es, je suis un peu brouil­lon, désor­don­né, et, par­ dessus le marché, dès que je me mets à écrire, hor­ri­ble­ment bavard : c’est comme ça, on ne me chang­era plus… Les per­son­nages de mes pièces – puisque j’écris des pièces – ou les nar­ra­teurs de mes romans – puisque j’écris ça aus­si – n’en finis­sent pas d’avoir des his­toires à racon­ter, ils en ont plein la bouche, jusque der­rière la cra­vate, et, pour tout dire, c’est même le fait de racon­ter qui les tient en vie.

Com­ment je ce con­nais ? Pourquoi ce ton si intime ? J’imag­ine déjà ton air un peu méfi­ant. Oui, je sais, j’ig­nore où tu te trou­ves pour l’in­stant, ce que tu fais, je ne sais même pas si même eu vis encore. En fait, la seule chose que je con­naisse de toi, c’est ce que m’a racon­té il y a quelques années, mon ami Jules-Hen­ri Marchant, un homme de théâtre d’i­ci, dans un train très mati­nal de Brux­elles à Ams­ter­dam, quelque part entre Bre­da et Utrecht, pour être pré­cis. Mais il me l’a racon­té de façon si ent­hou­si­aste et si pré­cise que ton image s’est fixée en moi une fois pour toutes. Et elle est là, depuis, elle y vit avec une inten­sité extra­or­di­naire. Comme si je t’avais tou­jours atten­du, comme si j’avais tou­jours su qu’un jour je te ren­con­tr­erais. Tu vois, je par­le comme les amoureux tran­sis dans leur pre­mière let­tre ; il est vrai que, depuis le réc­it de Jules-Hen­ri, il ne s’est pas passé même un seul jour où je n’ai pen­sé à toi…

Bien sûr, on aurait pu trou­ver un cadre un peu plus adéquat, un peu plus théâ­tral peut-être, pour ton entrée dans ma vie ! Mais tant pis, à la guerre comme à la guerre ! Jules-Hen­ri Marchant et moi-même étions assis à la fenêtre l’un en face de l’autre, le train était bondé de Hol­landais mal réveil­lés et plongés dans les nou­velles sportives du matin, mon voisin, par exem­ple, lisait que l’A­jax avait bat­tu Rot­ter­dam et qu’il avait fait par­ti­c­ulière­ment chaud au Tour d’Es­pagne, bref, le tout­ venant. Et dehors, un ciel déjà trop bleu sur­plom­bait un paysage bour­ré de vach­es hol­landais­es qui nous regar­daient pass­er en broutant de l’herbe trop verte. Ajoute deux ou trois moulins et le décor de ton entrée dans ma vie sera kitsch à souhait. Mais il y avait notre con­ver­sa­tion.

Depuis que nous avions quit­té Brux­elles, Jules­-Hen­ri et moi-même par­lions de théâtre et de lit­téra­ture et je crois que c’est moi qui, du côté de Bre­da, ai pronon­cé le nom de Gogol. Gogol ! Que ne t’ai-je pas par­lé de Gogol, depuis, à toi aus­si, mon cher acteur au pied de nez ! Quelle joie, quel plaisir, que ce soie par le biais de Gogol que eu as débar­qué dans ma vie ! Si eu savais avec quelle vorac­ité je me nour­ris de Gogol ! LES AMES MORTES ! Je n’ar­rête pas de crier autour de moi : lisez LES AMES MORTES ! C’est un roman extra­or­di­naire ! Et c’est telle­ment con­tem­po­rain ! Ça mon­tre telle­ment ce que nous sommes en train de rede­venir aujour­d’hui, des per­son­nages sans ardeur, sclérosés, empêtrés dans tous les con­formismes ! Tiens : chaque fois que me pèse vrai­ment trop l’ex­is­tence quo­ti­di­enne dans notre belle Bel­gique d’au­jour­d’hui, je reprends LES AMES MORTES. Nico­las Gogol, mon via­tique. Comme Thomas Bern­hard, comme Gas­ton Com­père. Quand j’en­rage, c’est chez un de ces trois-là que je me réfugie, dans leur humour, leur féroc­ité. Er puis, les crois grandes pièces de Gogol, LE RÉVIZOR, LE MARIAGE, LES JOUEURS, quel théâtre ! Un som­met du théâtre grotesque, un som­met du théâtre uni­versel ! Bon, je m’échauffe, je m’emballe : ce n’est pas toi qu’il faut con­va­in­cre …

J’ai donc sor­ti à Jules-Hen­ri Marchant mon petit cou­pler sur Gogol. J’ai même dû m’en­t­hou­si­as­mer un peu trop vive­ment car un de mes voisins hol­landais a levé son nez des nou­velles sportives pour me regarder d’un air hos­tile et inqui­et. Et c’est à ce moment pré­cis que Jules­ Hen­ri – je me suis alors ren­du compte qu’à pro­pos de Gogol, il n’y avait vrai­ment pas à le con­va­in­cre, lui non plus – m’a racon­té la mise en scène du RÉVIZOR qu’il avait vue à Moscou dans les années soix­ante. C’est à ce moment pré­cis, mon cher acteur au pied de nez, qu’il m’a par­lé de toi. Et ce qu’il m’a racon­té là, jamais je ne l’ou­blierai.

Tu es cer­taine­ment comme moi, n’est-ce pas, comme tous ceux qui aiment le théâtre : il y a, dans la vie de cha­cun de nous, deux ou trois spec­ta­cles qui nous ont impres­sion­nés plus que tous les autres, sai­sis au plus vif, mar­qués au fer rouge. Des spec­ta­cles que cha­cun, selon ses goûts et incli­na­tions, a trou­vés superbes et extra­or­di­naires, de l’art pur. Des spec­ta­cles qui sont venus per­cuter en plein dans le mille le petit monde de fan­tasmes que tous nous trim­bal­lons. Si tu savais avec quel luxe de détails je t’ai déjà par­lé de mes spec­ta­cles à moi ! De ceux que je garde comme des morceaux d’ab­solu, comme des instants de bon­heur par­fait – « la lit­téra­ture est une des formes du bon­heur », dit Borges dans une belle for­mule à laque­lle je reviens tou­jours ; mais c’est vrai aus­si pour le théâtre, et je suis sûr que tu le sais mieux que per­son­ne. Sans hésiter, je cit­erais d’abord l’ANTIGONE de Sopho­cle par le Liv­ing The­atre – c’é­tait en 1967, il y a longtemps déjà – , et SUR LA GRAND-ROUTE, la petite pièce de Tchekhov, mon­tée par Grüber en 1984. Un jour, dans une autre let­tre, je t’ex­pli­querai pourquoi par­ti­c­ulière­ment ces deux spec­ta­cles-là. Parce que, si je m’y mecs main­tenant, je n’au­rai jamais le temps de ce par­ler de toi.

A

rticle réservé aux abonné.es
Envie de poursuivre la lecture?

Les articles d’Alternatives Théâtrales en intégralité à partir de 5 € par mois. Abonnez-vous pour soutenir notre exigence et notre engagement.

S'abonner
Déjà abonné.e ?
Identifiez-vous pour accéder aux articles en intégralité.
Se connecter
Accès découverte. Accès à tout le site pendant 24 heures
Essayez 24h
1
Partager
Paul Emond
Paul Emond est romancier et auteur dramatique. Derniers ouvrages parus: TETE À TETE (roman), éditions...Plus d'info
Partagez vos réflexions...
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements