Réverbérations d’une lecture

Portrait

Réverbérations d’une lecture

Le 22 Avr 2020
Georges Banu, Paris, Editions Arléa, coll. « Littérature française », 2020, 128 p., ISBN : 9782363082169
Georges Banu, Paris, Editions Arléa, coll. « Littérature française », 2020, 128 p., ISBN : 9782363082169

Une lumière au cœur de la nuit : le lus­tre, de l’intime à la scène

Georges Banu, Paris, Edi­tions Arléa, coll. « Lit­téra­ture française », 2020, 128 p., ISBN : 9782363082169

En 2009, Georges Banu fai­sait paraître Des murs… au Mur aux Edi­tions Gründ. En 2015, La Porte, au cœur de l’intime, aux Edi­tions Arléa. Cette dernière mai­son a offert à l’auteur une nou­velle oppor­tu­nité d’écrire un de ces textes situés un peu à la marge de ses pub­li­ca­tions habituelles, générale­ment con­sacrées au théâtre (pour ne citer que les plus récentes : Shake­speare, Le monde est une scène, Gal­li­mard, 2009 ; Le Voy­age du comé­di­en, Gal­li­mard, 2012 ; Amour et désamour du théâtre, Actes Sud, 2013 ; Le Théâtre ou le défi de l’inaccompli, Les Soli­taires Intem­pes­tifs, 2016 ; Le Théâtre de Anton Tchekhov, Ides et Cal­en­des, 2016). Le théâtre inspire inévitable­ment de nom­breuses pages du vol­ume, qui s’attaque cette fois à la mytholo­gie – au sens que Barthes attribue à ce terme – du lus­tre. Il occupe néan­moins une place à peine plus impor­tante que l’art, et tous deux sont pris dans un flux qui relève plus large­ment de la vie, qui per­met au cri­tique de pass­er « du salon à la scène, du privé au pub­lic ».

Des murs aux portes, des portes aux lus­tres, Georges Banu trace un itinéraire qui mène dans des lieux de plus en plus intimes. Dans la con­ti­nu­ité de ses précé­dents essais, il com­mence d’ailleurs par dis­tinguer les dif­férents types de lumières qui stri­ent la nuit, avant d’avouer qu’il s’invite par­fois en pen­sée chez les per­son­nes dont il voit le lus­tre ray­on­ner depuis la rue. Cette fois, l’auteur pousse néan­moins la porte qu’il s’était effor­cé de déchiffr­er aupar­a­vant, et fran­chit le seuil qui sépare l’extérieur de l’intérieur.

Le car­ac­tère intime de ce texte – l’adjectif était déjà mis en valeur dans le titre de son essai sur les portes – n’est pas que d’ordre spa­tial. Dès les pre­mières pages du vol­ume, le lecteur retrou­ve le « je » qui fait la mar­que dis­tinc­tive des essais de Georges Banu. Loin de s’embarrasser du « nous » de rigueur dans le champ uni­ver­si­taire, l’auteur assume dans tous ses textes la pre­mière per­son­ne. Tou­jours, il par­le en son nom, revendique sa sen­si­bil­ité et son his­toire, et con­voque ses expéri­ences moins comme des exem­ples que des sou­venirs per­son­nels. D’ouvrage en ouvrage, ce « je » instau­re une rela­tion de famil­iar­ité avec lui. La ren­con­tre avec l’homme, loin de con­tredire l’image que façonne la lec­ture, révèle le car­ac­tère pro­fondé­ment authen­tique de cette écri­t­ure presque auto­bi­ographique. Georges Banu est le même, dans ses livres et dans la rue.

Dans la rue, car Georges Banu est un promeneur. Qu’il marche dans les rues de La Havane ou dans celles dans lesquelles il passe tous les jours, il ne cesse d’observer et de relever tout ce que le réel peut avoir d’intriguant. Il s’arrête et cap­ture ce qui l’a inter­pelé en prenant une pho­to avec son portable. Le geste, qui le rap­proche des généra­tions Y et Z, lui per­met de capter l’instant – peut-être habité – qui a fait sur­gir en lui une pen­sée, une idée, un sou­venir. Plusieurs de ces pho­tos qui ponctuent son quo­ti­di­en se retrou­vent dans les pages de cet essai. Elles représen­tent bien enten­du des lus­tres : lus­tre qui orne un intérieur privé, lus­tre déposé dans une vit­rine à l’étranger, ou lus­tre gisant dans un car­ton, au fond d’un garage. Sans même lire la légende, il appa­raît au pre­mier coup d’œil qu’elles ont été pris­es par l’auteur. Non par leur manque de pro­fes­sion­nal­isme, mais par l’intimité et la spon­tanéité qui s’en déga­gent. L’affection toute par­ti­c­ulière que con­fie Georges Banu pour les lus­tres dans cet essai laisse penser que ces pho­tos ne sont très prob­a­ble­ment qu’un mai­gre échan­til­lon de toutes celles que l’homme a pu glan­er au cours de ses voy­ages.

Aux côtés de ces clichés per­son­nels, se trou­vent égale­ment, dans les pages de ce vol­ume, des pho­togra­phies de mis­es en scène. Quoique la com­po­si­tion et le grain de ces images révè­lent d’emblée leur car­ac­tère pro­fes­sion­nel, la façon dont Georges Banu les con­voque les situe au même plan que les pre­mières. Dans ses textes comme dans sa con­ver­sa­tion, chaque phrase est habitée par le théâtre, et les sou­venirs de la scène parais­sent faits de la même étoffe que les sou­venirs intimes. Cer­tains spec­ta­cles sem­blent même s’inscrire avec plus de force dans la mémoire que cer­taines scènes vécues. Une telle intri­ca­tion rend vaine la dis­tinc­tion entre d’une part « la vie », et de l’autre « le théâtre », et dans cette con­ti­nu­ité pro­fonde réside peut-être la puis­sance d’analyse de Georges Banu. Avec elle, les spec­ta­cles vibrent bien au-delà d’eux-mêmes et con­tin­u­ent longue­ment de nour­rir sa pen­sée, tan­dis qu’hors de la salle, le réel est déchiffré avec l’attention aigüe du spec­ta­teur-cri­tique.

C’est ici pour explor­er toutes les con­no­ta­tions pos­si­bles du lus­tre que le cri­tique puise « dans [la] bib­lio­thèque per­son­nelle des spec­ta­cles de [sa] vie ». Si le théâtre se prête à un tel exer­ci­ce, c’est parce qu’il « est le maître des signes qui se dérobent à ce qui est atten­du » (34). Au gré de sa mémoire, Georges Banu voy­age donc dans le temps et l’espace, de Bucarest à Paris, de Por­to à Saint-Péters­bourg, du milieu des années 1970 – quand il arrive en France et décou­vre Bob Wil­son – à aujourd’hui. En creux, il brosse l’autoportrait d’un spec­ta­teur-voyageur, qui ne fait pas de listes, ne s’oblige pas à organ­is­er ses réflex­ions en sys­tème, mais fait resur­gir à point nom­mé tel ou tel sou­venir pour décou­vrir de nou­velles inter­pré­ta­tions au lus­tre. D’une mise en scène à l’autre, le lus­tre est tour à tour envis­agé comme sym­bole de pou­voir, comme signe d’une époque passée évo­quée avec nos­tal­gie ou poli­tique­ment dénon­cée, comme un acces­soire de fêtes somptueuses, comme un élé­ment scénique qui brouille les fron­tières du dedans et du dehors, ou comme la métaphore d’une résis­tance à la nuit ou d’un bon­heur qui échappe. Ses asso­ci­a­tions vagabon­des sont organ­isées en chapitres thé­ma­tiques aux titres per­cu­tants – par exem­ple, au hasard, « Le lus­tre dans la ville », « Le cristal et la boue », « Mémoire et pres­tige »… – dont le mys­tère de l’enchaînement reste intact.

Au-delà du théâtre, l’essai com­prend égale­ment quelques repro­duc­tions d’œuvres plas­tiques – pein­tures, instal­la­tions, pho­togra­phies. Leur impor­tance révèle qu’elles font elles aus­si par­tie de ce même flux vital qui mêle l’art au quo­ti­di­en, ce que con­fir­ment ces quelques lignes qui ren­voient à son enfance : « L’art doit être vu de près, de très près, comme je l’ai fait dans la mai­son de mon père, où je me couchais en regar­dant des tableaux de maîtres roumains dont j’ai saisi le secret mieux que tant d’autres en rai­son même de cette intim­ité, de cette imprég­na­tion » (101).

Cette con­fes­sion aux accents proustiens est exem­plaire de la mélan­col­ie qui se loge au creux de cet essai. Alors que l’auteur avoue dès le début se percevoir comme « un vais­seau en perdi­tion » (30), il accorde ensuite une place cen­trale à Tchekhov, et plus par­ti­c­ulière­ment à La Ceri­saie, pièce de la dis­pari­tion dont il souligne « l’indéfinie tristesse ». Ce ton mélan­col­ique sied par­faite­ment à l’objet décrit, dont Georges Banu répète à plusieurs repris­es la ten­dre nos­tal­gie qu’il sus­cite en lui. Les dernières pages pren­nent néan­moins un tour presque tes­ta­men­taire, lorsqu’il con­fie que ce texte lui a été inspiré par le besoin de trou­ver un refuge dans les temps trou­blés que nous vivons, et qu’il l’appréhende comme un « ultime rem­part avant la nuit d’alentour… » (112).

Les leçons que le maître dis­pense avec cet essai sont mul­ti­ples. La pre­mière, qu’illustre toute une vie, est une atten­tion pro­fonde au réel, et aux lus­tres en par­ti­c­uli­er, qu’il ne sera plus pos­si­ble de ne pas remar­quer sans penser à cet essai. C’est ensuite une démon­stra­tion d’écriture qu’offre Georges Banu. Le texte est bref, ful­gu­rant, il se lit d’une traite, cray­on à la main, pour relever presque à chaque page des phras­es ou des expres­sions. Au-delà du car­ac­tère esthé­tique de ce style, l’auteur démon­tre une nou­velle fois la puis­sance con­ceptuelle d’une écri­t­ure qui saisit le monde et les œuvres, aus­si retors soient-ils, en peu de mots. A plusieurs repris­es, ses for­mules s’apparentent à des « minia­tures théoriques » (titre d’un de ses essais sur la scène con­tem­po­raine d’une per­ti­nence transperçante), qui invi­tent à pro­longer la réflex­ion dans de mul­ti­ples direc­tions une fois le livre refer­mé. Georges Banu énonce enfin une vérité aus­si évi­dente et néces­saire pour tout lecteur et pour tout spec­ta­teur qu’informulée : « L’art exige du temps, que ce soit pour l’accomplir ou le regarder » (102).

Georges Banu
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Floriane Tourraint
Floriane Toussaint est agrégée de lettres modernes et doctorante en études théâtrales. Elle prépare une...Plus d'info
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