Pour avoir passé la première moitié de sa carrière dans le giron du shingeki1 avant de s’expatrier à Paris auprès de Peter Brook, son maître depuis quinze ans2, Oida Yoshio — alias, au Japon, Katsuhiro — pourrait bien être devenu le moins japonais des acteurs japonais. Or le fait est qu’il est tout le contraire !
Pour avoir étudié le kyôgen3 et s’être imbibé de l’esthétique du nô, avant d’intégrer aux spectacles de sa propre troupe Yoshi & cie4 tout le fond traditionnel du Japon classique, des arts martiaux à l’acupuncture en passant par le bouddhisme zen et le shinto, Oida pourrait être aussi le metteur en scène le moins moderne de sa génération. Mais c’est encore lui, à 51 ans, que Donald Ritchie5 monte en épingle, parmi tous les cadets de l’avant-garde actuelle et du butô, pour évoquer la promesse d’une ère nouvelle dans le théâtre japonais contemporain !
Oida Yoshio : Curieux retour des choses, oui, alors que j’ai quitté le Japon depuis 1969 et suivi depuis une voie diamétralement opposée à celle du butô. Mais c’est comme en psychothérapie, où le même résultat s’obtient tantôt par la psychanalyse (non sans rapport avec le retour du danseur butô sur son inconscient individuel), tantôt en replongeant le patient dans la nature, le confrontant à l’extérieur (comme moi-même dans mon travail) pour résoudre ses conflits…
Ou bien n’est-ce peut-être pas si étonnant que ça ? L’arrière-plan culturel reste le même, et le butô aurait-il pu se développer s’il n’avait pu réconcilier sur certains points la danse expressionniste allemande, d’où il est issu, et les éléments typiquement japonais de la tradition nô, qui m’a surtout influencé ? Je pense au rapport au sol, par exemple, qui renvoie à des notions aussi fondamentales que les modes de vie respectifs des peuplades de chasseurs et d’agriculteurs : ainsi, là où le chasseur progressera par bonds, le paysan des rizières aura tendance à se coller contre le sol — une attitude qu’on retrouve depuis le Japon jusqu’à Bali. C’est également un tout autre rythme : non pas la pulsation régulière du rythme africain, évoquant le battement d’un cœur, mais le rythme accéléré de la Chine, qui est à la base de la danse nô, évoquant plutôt les cycles annuels du développement de la végétation, du semis à la récolte, ou encore l’acte sexuel6.
Pour s’affranchir de choses inscrites aussi profondément dans toute une culture, il faudrait commencer bébé — et encore ! J’ai remarqué, un soir où une troupe américaine passait à l’Espace Cardin, un danseur japonais dont chaque geste et chaque mouvement étaient parfaitement japonais. Or quand je l’ai rencontré, après le spectacle, il est apparu qu’il était un émigré de deuxième ou troisième génération, ne comprenait pas un mot de japonais et ignorait tout de la danse ou des arts martiaux traditionnels !
Daniel De Bruycker : Question de morphologie, alors ?
O.Y. : Peut-être ça aussi, oui : le Japonais-type, avec son torse long et ses membres courts, est aussi différent de l’Européen qu’un basset d’un lévrier !
Mais je songe surtout à un héritage culturel, manifesté par exemple dans le placement du centre de gravité de la personne : pour se supprimer, un Occidental se tirera une balle dans la tête, un Japonais s’ouvrira l’abdomen — c’est significatif, non ?
Comme si tout un plan alchimique et mystique de l’homme avait été supplanté par la seule raison raisonnante depuis la Renaissance, les pouvoirs de l’homme
dans le monde physique se déplaçant dans le même temps du corps à la machine. Il suffit de comparer le tir à l’arc dans la tradition zen et en Occident :tandis que le premier cherche à développer une espèce de super-corps par la concentration, l’autre se sert de super-arcs de plus en plus sophistiqués…7
De même dans le théâtre, où l’équilibre s’établit différemment entre la part du spectacle et celle du drame, entre la pure plastique de l’acte scénique et l’échange spirituel, entre les acteurs et avec le public. Plus que ce théâtre du visible, typique de l’art bourgeois en général, c’est ce théâtre de l’invisible que je veux explorer. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais bien Peter Brook lui-même après notre grand périple africain : « Oida est un acteur différent de nous tous, parce qu’il est resté en contact avec l’univers spirituel. » Non que cela fasse de moi un meilleur acteur — ce n’est jamais qu’une des façons d’aboutir à plus de concentration dans le jeu -, mais il semble que les Japonais, dans leur culture, soient plus attentifs à ces aspects invisibles, bien que notre tradition regorge de styles de spectacles tant acrobatiques que spirituels, les seconds s’étant imposés en fonction de certains contextes historiques :ainsi, les arts martiaux ont privilégié le développement d’une philosophie par rapport aux techniques de combat elles-mêmes du fait que les samurai se sont trouvés constituer une importante classe de guerriers sans batailles où guerroyer. Ce sont ces mêmes samurai qui ont permis au théâtre nô de se développer, et c’est vers cette esthétique-là que mes goûts me portent, plutôt que vers la vitalité débordante, la puissance créatrice et l’extravagance des arts bourgeois, du kabuki et de la culture européenne du siècle dernier.
D.D.B. : Comment se marquerait, à même les planches, ce théâtre de l’invisible ? Est-ce cela que recouvre la conception de l’espace dans la tradition dramatique japonaise ou l’emploi des masques dans la danse ?
O.Y. : L’acteur est le sang de l’espace, c’est lui qui l’anime : c’est parce que l’acteur bouge que l’espace se met à jouer, et cette énergie invisible de l’espace est ce que l’acteur doit mettre en évidence. Encore faut-il pour cela que l’acteur croie à cet invisible :pour la première production de Yoshi & Cie8, je n’ai pas trouvé de tels acteurs, aussi j’ai rassemblé des prêtres shinto, des danseurs de nô, des maitres des arts martiaux, qui tous croyaient à ces énergies, outre le fait que chacun à sa façon était déjà un « homme de spectacle ».
Pour ce qui est du masque — qui s’utilise désormais beaucoup en Europe également -, je dirais qu’il apporte au jeu de l’acteur une nuance mystique, tandis que le visage nu privilégie l’élément humain. Ici à nouveau, le Japon n’a pas connu l’individualisme de la Renaissance, en restant à ce qui a sans doute été, à l’origine, la première façon d’assumer la métamorphose de l’acteur en un « personnage » et du prêtre en un « saint homme » : tantôt on se transforme physiquement en un autre qu’il s’agit de jouer, tantôt cette transformation s’opère de l’intérieur, à la façon des rituels shamaniques par exemple9.
Mais la notion de théâtre de l’invisible renvoie surtout, pour moi, à des considérations plus fondamentales que ces choix stylistiques : elle pose la question du sens de l’acte théâtral, de son utilité pour les hommes. Je me souviens, jouant Ame-tsuchi à Shiraz, en 1978, parmi les troubles de la révolution islamique, m’être demandé si ces manifestations et ces batailles n’étaient pas autrement importantes — et avoir été frappé à nouveau, regagnant une Europe toujours plus matérialiste à mesure que la crise s’aggravait, de la vanité qu’il y avait à jouer pour une société uniquement préoccupée de se divertir grâce au spectacle. À quoi bon tout cela, alors que plus rien ne se communique de cette énergie de l’invisible ? Faire dans le superficiel, arborer des vêtements à la mode sans me préoccuper de l’homme qui les porte ? Très peu pour moi, et j’en perds presque l’envie de monter encore un spectacle, faute de gens avec qui le partager.10
D.D.B. : Pas même au Japon où, dans la religion comme dans certains théâtres, cette tradition « de l’invisible » a été préservée sans interruption ?
O.Y. : Paradoxalement, alors que le Japon appartient encore à un stade antérieur à celui de la Renaissance européenne, ce mouvement de retour au mysticisme est parti d’Europe avant tout :quand j’ai commencé à fréquenter les prêtres zen, il y a quinze ans — bien avant que ça devienne une mode -, c’était surtout suite à mon travail avec Peter Brook ! C’est à se demander ce qui est le plus désolant :que l’Europe, qui a lancé l’idée, doive aller chercher en Afrique ou en Orient la tradition vivante qu’elle n’a pu maintenir — ou que nous-mêmes, qui avions conservé en Asie cette source toujours vive, ayions dû attendre l’influence occidentale pour en redécouvrir l’importance ? N’est-ce pas incroyable que les jeunes acteurs d’aujourd’hui, Japonais ou Européens, doivent aller s’inscrire chez Suzuki Tadashi pour réapprendre ce piétinement Caractéristique du sol11, jadis inscrit au plus profond de notre vie quotidienne et du travail des rizières ?
D.D.B. : Participant à cette redécouverte des fondements japonais de l’acte théâtral, comment considères-tu ton long passage par le shingeki, tant décrié aujourd’hui pour son refus de cette même tradition et la superficialité de son influence occidentale ?
O.Y. : Oui, il est devenu très à la mode de dénigrer le shingeki — y compris dans les milieux, traditionnels ou d’avant-garde, qui hier encore y apprenaient une approche occidentale du théâtre sans laquelle ils ne feraient pas ce qu’ils font aujourd’hui : sans le shingeki, Suzuki ne serait nulle part, et lui aussi, avec le temps, passera de mode et fera figure de vestige. Comme lui, pourtant, le shingeki a brûlé de cette prodigieuse énergie révolutionnaire (celle qui a donné au Japon, entre autres révolutions, ses premières grandes actrices), bien avant de vieillir et de s’enferrer dans le théâtre politique le plus étroit. Ridicule, bien sûr, de jouer Ibsen en perruques blondes, et le shingeki d’aujourd’hui, artistiquement parlant, ne vaut pas mieux que tous ces grands spectacles montés pour divertir les petits bourgeois. Mais il a été, pour moi et pour le théâtre japonais globalement, une école irremplaçable. Son approche du théâtre occidental n’était pas si superficielle qu’on a pu le dire et, sans l’expérience que j’avais acquise par lui, je n’aurais pas pu comprendre ce que Peter Brook voulait de moi !
Propos recueillis par Daniel De Bruycker
- Le théâtre réaliste d’inspiration occidentale, d’Ibsen à Brecht, dont la troupe Bungaku-za, avec laquelle Oida a passé dix années, est aujourd’hui encore un des principaux foyers. ↩︎
- Avec Brook, Oida a participé entre autres aux spectacles La tempête, Orghast, Timon d’Athènes, Ik tribe et La conférence des oiseaux ; dans le prochain spectacle de Brook, une adaptation-fleuve de l’épopée indienne du Mahabharata, Oida incarnera un maître de kung-fu. ↩︎
- Les farces médiévales associées aux représentations de né, où on les joue à l’entracte dans un style préservé depuis le Moyen Age par deux “écoles” spécialisées, dont celle de Okura Yataro, avec qui Oida a longuement étudié. ↩︎
- La troupe, fondée en 1975, a donné successivement A festival of the ceremonies of Japan, Ame-tsuchi (Ciel-terre, d’aprés les anciennes chroniques du Kojiki) et interrogations (d’aprés les kôans du zen), Oida signant également des mises en scène pour la Maison des cultures du monde à Paris (Notes of the Dead Man of Tibet), en ltalie (La divine comédie), à Munich (Über den Berg kommen) et à Londres (Aoi no Ue). ↩︎
- Dans son article sur le théâtre d’avant-garde au Japon. ↩︎
- Don Kenny évoque longuement ces rapports entre la parodie de l’acte sexuel, les rites agricoles et la danse. ↩︎
- Suzuki Tadashi de même décrit le théâtre nô comme une manifestation d’«énergie animale » à l’état pur. ↩︎
- A festival of the ceremonies of Japan, à la fois spectacle, atelier d’acteurs et conférence sur les techniques de base du théâtre japonais. ↩︎
- Le masque, dans le nô, se présente moins comme un « déguisement » que comme l’instrument d’une métamorphose spirituelle, que l’acteur opère en se pénétrant longuement, face au miroir du kagami-no-ma (la « chambre du miroir »), de l’esprit du personnage qu’il s’apprête à incarner (voir aussi le texte de Yamaguchi Masao). ↩︎
- Interviewé par le Daily Yomiuri, Oida déclarait récemment : « On préfère éluder, ans ces sociétés prospères et permissives, la question du rapport entre le soi et la politique ou la religion. De tels pays, à mon sens, peuvent produire de bons spectacles de divertissement, mais non de l’art authentique. Le théâtre, c’est en fait des gens qui vivent chacun de leur côté mais se réunissent à certaines occasions en un même lieu pour ressentir ensemble la grandeur de Dieu. Alors que le théâtre permettait jadis de réaffirmer la collectivité, les communautés d’esprit se morcellent aujourd’hui en segments si étroits qu’on ne peut plus espérer retrouver la splendeur de l’apogée du drame
grec ou des pièces de Shakespeare — de sorte que je peux renoncer au théâtre d’un jour à l’autre. » ↩︎ - Suzuki Tadashi décrit en détail ce mouvement, un des points cruciaux de sa « méthode ». ↩︎
Notes : D.D.B.