Pour un théâtre de l’invisible

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Pour un théâtre de l’invisible

Entretien avec Oida Yoshio

Le 18 Avr 1985
Article publié pour le numéro
Le butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives ThéâtralesLe butô et ses fantômes-Couverture du Numéro 22-23 d'Alternatives Théâtrales
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Pour avoir passé la pre­mière moitié de sa car­rière dans le giron du shinge­ki1 avant de s’ex­pa­tri­er à Paris auprès de Peter Brook, son maître depuis quinze ans2, Oida Yoshio — alias, au Japon, Kat­suhi­ro — pour­rait bien être devenu le moins japon­ais des acteurs japon­ais. Or le fait est qu’il est tout le con­traire !

Pour avoir étudié le kyô­gen3 et s’être imbibé de l’esthé­tique du nô, avant d’in­té­gr­er aux spec­ta­cles de sa pro­pre troupe Yoshi & cie4 tout le fond tra­di­tion­nel du Japon clas­sique, des arts mar­ti­aux à l’acupunc­ture en pas­sant par le boud­dhisme zen et le shin­to, Oida pour­rait être aus­si le met­teur en scène le moins mod­erne de sa généra­tion. Mais c’est encore lui, à 51 ans, que Don­ald Ritchie5 monte en épin­gle, par­mi tous les cadets de l’a­vant-garde actuelle et du butô, pour évo­quer la promesse d’une ère nou­velle dans le théâtre japon­ais con­tem­po­rain !

Oida Yoshio : Curieux retour des choses, oui, alors que j’ai quit­té le Japon depuis 1969 et suivi depuis une voie diamé­trale­ment opposée à celle du butô. Mais c’est comme en psy­chothérapie, où le même résul­tat s’ob­tient tan­tôt par la psy­ch­analyse (non sans rap­port avec le retour du danseur butô sur son incon­scient indi­vidu­el), tan­tôt en rep­longeant le patient dans la nature, le con­frontant à l’ex­térieur (comme moi-même dans mon tra­vail) pour résoudre ses con­flits…

Ou bien n’est-ce peut-être pas si éton­nant que ça ? L’ar­rière-plan cul­turel reste le même, et le butô aurait-il pu se dévelop­per s’il n’avait pu réc­on­cili­er sur cer­tains points la danse expres­sion­niste alle­mande, d’où il est issu, et les élé­ments typ­ique­ment japon­ais de la tra­di­tion nô, qui m’a surtout influ­encé ? Je pense au rap­port au sol, par exem­ple, qui ren­voie à des notions aus­si fon­da­men­tales que les modes de vie respec­tifs des peu­plades de chas­seurs et d’a­gricul­teurs : ain­si, là où le chas­seur pro­gressera par bonds, le paysan des riz­ières aura ten­dance à se coller con­tre le sol — une atti­tude qu’on retrou­ve depuis le Japon jusqu’à Bali. C’est égale­ment un tout autre rythme : non pas la pul­sa­tion régulière du rythme africain, évo­quant le bat­te­ment d’un cœur, mais le rythme accéléré de la Chine, qui est à la base de la danse nô, évo­quant plutôt les cycles annuels du développe­ment de la végé­ta­tion, du semis à la récolte, ou encore l’acte sex­uel6.

Pour s’af­franchir de choses inscrites aus­si pro­fondé­ment dans toute une cul­ture, il faudrait com­mencer bébé — et encore ! J’ai remar­qué, un soir où une troupe améri­caine pas­sait à l’E­space Cardin, un danseur japon­ais dont chaque geste et chaque mou­ve­ment étaient par­faite­ment japon­ais. Or quand je l’ai ren­con­tré, après le spec­ta­cle, il est apparu qu’il était un émi­gré de deux­ième ou troisième généra­tion, ne com­pre­nait pas un mot de japon­ais et igno­rait tout de la danse ou des arts mar­ti­aux tra­di­tion­nels !

Daniel De Bruy­ck­er : Ques­tion de mor­pholo­gie, alors ?

O.Y. : Peut-être ça aus­si, oui : le Japon­ais-type, avec son torse long et ses mem­bres courts, est aus­si dif­férent de l’Eu­ropéen qu’un bas­set d’un lévri­er !
Mais je songe surtout à un héritage cul­turel, man­i­festé par exem­ple dans le place­ment du cen­tre de grav­ité de la per­son­ne : pour se sup­primer, un Occi­den­tal se tir­era une balle dans la tête, un Japon­ais s’ou­vri­ra l’ab­domen — c’est sig­ni­fi­catif, non ?

Comme si tout un plan alchim­ique et mys­tique de l’homme avait été sup­plan­té par la seule rai­son raison­nante depuis la Renais­sance, les pou­voirs de l’homme
dans le monde physique se déplaçant dans le même temps du corps à la machine. Il suf­fit de com­par­er le tir à l’arc dans la tra­di­tion zen et en Occi­dent :tan­dis que le pre­mier cherche à dévelop­per une espèce de super-corps par la con­cen­tra­tion, l’autre se sert de super-arcs de plus en plus sophis­tiqués…7

De même dans le théâtre, où l’équili­bre s’établit dif­férem­ment entre la part du spec­ta­cle et celle du drame, entre la pure plas­tique de l’acte scénique et l’échange spir­ituel, entre les acteurs et avec le pub­lic. Plus que ce théâtre du vis­i­ble, typ­ique de l’art bour­geois en général, c’est ce théâtre de l’in­vis­i­ble que je veux explor­er. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais bien Peter Brook lui-même après notre grand périple africain : « Oida est un acteur dif­férent de nous tous, parce qu’il est resté en con­tact avec l’u­nivers spir­ituel. » Non que cela fasse de moi un meilleur acteur — ce n’est jamais qu’une des façons d’aboutir à plus de con­cen­tra­tion dans le jeu -, mais il sem­ble que les Japon­ais, dans leur cul­ture, soient plus atten­tifs à ces aspects invis­i­bles, bien que notre tra­di­tion regorge de styles de spec­ta­cles tant acro­ba­tiques que spir­ituels, les sec­onds s’é­tant imposés en fonc­tion de cer­tains con­textes his­toriques :ain­si, les arts mar­ti­aux ont priv­ilégié le développe­ment d’une philoso­phie par rap­port aux tech­niques de com­bat elles-mêmes du fait que les samu­rai se sont trou­vés con­stituer une impor­tante classe de guer­ri­ers sans batailles où guer­roy­er. Ce sont ces mêmes samu­rai qui ont per­mis au théâtre nô de se dévelop­per, et c’est vers cette esthé­tique-là que mes goûts me por­tent, plutôt que vers la vital­ité débor­dante, la puis­sance créa­trice et l’ex­trav­a­gance des arts bour­geois, du kabu­ki et de la cul­ture européenne du siè­cle dernier.

D.D.B. : Com­ment se mar­querait, à même les planch­es, ce théâtre de l’in­vis­i­ble ? Est-ce cela que recou­vre la con­cep­tion de l’e­space dans la tra­di­tion dra­ma­tique japon­aise ou l’emploi des masques dans la danse ?

O.Y. : L’ac­teur est le sang de l’e­space, c’est lui qui l’anime : c’est parce que l’ac­teur bouge que l’e­space se met à jouer, et cette énergie invis­i­ble de l’e­space est ce que l’ac­teur doit met­tre en évi­dence. Encore faut-il pour cela que l’ac­teur croie à cet invis­i­ble :pour la pre­mière pro­duc­tion de Yoshi & Cie8, je n’ai pas trou­vé de tels acteurs, aus­si j’ai rassem­blé des prêtres shin­to, des danseurs de nô, des maitres des arts mar­ti­aux, qui tous croy­aient à ces éner­gies, out­re le fait que cha­cun à sa façon était déjà un « homme de spec­ta­cle ».

Pour ce qui est du masque — qui s’u­tilise désor­mais beau­coup en Europe égale­ment -, je dirais qu’il apporte au jeu de l’ac­teur une nuance mys­tique, tan­dis que le vis­age nu priv­ilégie l’élé­ment humain. Ici à nou­veau, le Japon n’a pas con­nu l’in­di­vid­u­al­isme de la Renais­sance, en restant à ce qui a sans doute été, à l’o­rig­ine, la pre­mière façon d’as­sumer la méta­mor­phose de l’ac­teur en un « per­son­nage » et du prêtre en un « saint homme » : tan­tôt on se trans­forme physique­ment en un autre qu’il s’ag­it de jouer, tan­tôt cette trans­for­ma­tion s’opère de l’in­térieur, à la façon des rit­uels shamaniques par exem­ple9.

Mais la notion de théâtre de l’in­vis­i­ble ren­voie surtout, pour moi, à des con­sid­éra­tions plus fon­da­men­tales que ces choix styl­is­tiques : elle pose la ques­tion du sens de l’acte théâ­tral, de son util­ité pour les hommes. Je me sou­viens, jouant Ame-tsuchi à Shi­raz, en 1978, par­mi les trou­bles de la révo­lu­tion islamique, m’être demandé si ces man­i­fes­ta­tions et ces batailles n’é­taient pas autrement impor­tantes — et avoir été frap­pé à nou­veau, regag­nant une Europe tou­jours plus matéri­al­iste à mesure que la crise s’ag­gra­vait, de la van­ité qu’il y avait à jouer pour une société unique­ment préoc­cupée de se diver­tir grâce au spec­ta­cle. À quoi bon tout cela, alors que plus rien ne se com­mu­nique de cette énergie de l’in­vis­i­ble ? Faire dans le super­fi­ciel, arbor­er des vête­ments à la mode sans me préoc­cu­per de l’homme qui les porte ? Très peu pour moi, et j’en perds presque l’en­vie de mon­ter encore un spec­ta­cle, faute de gens avec qui le partager.10

D.D.B. : Pas même au Japon où, dans la reli­gion comme dans cer­tains théâtres, cette tra­di­tion « de l’in­vis­i­ble » a été préservée sans inter­rup­tion ?

O.Y. : Para­doxale­ment, alors que le Japon appar­tient encore à un stade antérieur à celui de la Renais­sance européenne, ce mou­ve­ment de retour au mys­ti­cisme est par­ti d’Eu­rope avant tout :quand j’ai com­mencé à fréquenter les prêtres zen, il y a quinze ans — bien avant que ça devi­enne une mode -, c’é­tait surtout suite à mon tra­vail avec Peter Brook ! C’est à se deman­der ce qui est le plus désolant :que l’Eu­rope, qui a lancé l’idée, doive aller chercher en Afrique ou en Ori­ent la tra­di­tion vivante qu’elle n’a pu main­tenir — ou que nous-mêmes, qui avions con­servé en Asie cette source tou­jours vive, ayions dû atten­dre l’in­flu­ence occi­den­tale pour en redé­cou­vrir l’im­por­tance ? N’est-ce pas incroy­able que les jeunes acteurs d’au­jour­d’hui, Japon­ais ou Européens, doivent aller s’in­scrire chez Suzu­ki Tadashi pour réap­pren­dre ce piétine­ment Car­ac­téris­tique du sol11, jadis inscrit au plus pro­fond de notre vie quo­ti­di­enne et du tra­vail des riz­ières ?

D.D.B. : Par­tic­i­pant à cette redé­cou­verte des fonde­ments japon­ais de l’acte théâ­tral, com­ment con­sid­ères-tu ton long pas­sage par le shinge­ki, tant décrié aujour­d’hui pour son refus de cette même tra­di­tion et la super­fi­cial­ité de son influ­ence occi­den­tale ?

O.Y. : Oui, il est devenu très à la mode de dén­i­gr­er le shinge­ki — y com­pris dans les milieux, tra­di­tion­nels ou d’a­vant-garde, qui hier encore y appre­naient une approche occi­den­tale du théâtre sans laque­lle ils ne feraient pas ce qu’ils font aujour­d’hui : sans le shinge­ki, Suzu­ki ne serait nulle part, et lui aus­si, avec le temps, passera de mode et fera fig­ure de ves­tige. Comme lui, pour­tant, le shinge­ki a brûlé de cette prodigieuse énergie révo­lu­tion­naire (celle qui a don­né au Japon, entre autres révo­lu­tions, ses pre­mières grandes actri­ces), bien avant de vieil­lir et de s’en­fer­rer dans le théâtre poli­tique le plus étroit. Ridicule, bien sûr, de jouer Ibsen en per­ruques blondes, et le shinge­ki d’au­jour­d’hui, artis­tique­ment par­lant, ne vaut pas mieux que tous ces grands spec­ta­cles mon­tés pour diver­tir les petits bour­geois. Mais il a été, pour moi et pour le théâtre japon­ais glob­ale­ment, une école irrem­plaçable. Son approche du théâtre occi­den­tal n’é­tait pas si super­fi­cielle qu’on a pu le dire et, sans l’ex­péri­ence que j’avais acquise par lui, je n’au­rais pas pu com­pren­dre ce que Peter Brook voulait de moi !

Pro­pos recueil­lis par Daniel De Bruy­ck­er

  1. Le théâtre réal­iste d’in­spi­ra­tion occi­den­tale, d’Ib­sen à Brecht, dont la troupe Bun­gaku-za, avec laque­lle Oida a passé dix années, est aujour­d’hui encore un des prin­ci­paux foy­ers. ↩︎
  2. Avec Brook, Oida a par­ticipé entre autres aux spec­ta­cles La tem­pête, Orghast, Tim­on d’Athènes, Ik tribe et La con­férence des oiseaux ; dans le prochain spec­ta­cle de Brook, une adap­ta­tion-fleuve de l’épopée indi­enne du Mahab­hara­ta, Oida incar­n­era un maître de kung-fu. ↩︎
  3. Les farces médié­vales asso­ciées aux représen­ta­tions de né, où on les joue à l’en­tracte dans un style préservé depuis le Moyen Age par deux “écoles” spé­cial­isées, dont celle de Oku­ra Yataro, avec qui Oida a longue­ment étudié. ↩︎
  4. La troupe, fondée en 1975, a don­né suc­ces­sive­ment A fes­ti­val of the cer­e­monies of Japan, Ame-tsuchi (Ciel-terre, d’aprés les anci­ennes chroniques du Koji­ki) et inter­ro­ga­tions (d’aprés les kôans du zen), Oida sig­nant égale­ment des mis­es en scène pour la Mai­son des cul­tures du monde à Paris (Notes of the Dead Man of Tibet), en ltal­ie (La divine comédie), à Munich (Über den Berg kom­men) et à Lon­dres (Aoi no Ue). ↩︎
  5. Dans son arti­cle sur le théâtre d’a­vant-garde au Japon. ↩︎
  6. Don Ken­ny évoque longue­ment ces rap­ports entre la par­o­die de l’acte sex­uel, les rites agri­coles et la danse. ↩︎
  7. Suzu­ki Tadashi de même décrit le théâtre nô comme une man­i­fes­ta­tion d’«énergie ani­male » à l’é­tat pur. ↩︎
  8. A fes­ti­val of the cer­e­monies of Japan, à la fois spec­ta­cle, ate­lier d’ac­teurs et con­férence sur les tech­niques de base du théâtre japon­ais.  ↩︎
  9. Le masque, dans le nô, se présente moins comme un « déguise­ment » que comme l’in­stru­ment d’une méta­mor­phose spir­ituelle, que l’ac­teur opère en se péné­trant longue­ment, face au miroir du kaga­mi-no-ma (la « cham­bre du miroir »), de l’e­sprit du per­son­nage qu’il s’ap­prête à incar­n­er (voir aus­si le texte de Yam­aguchi Masao). ↩︎
  10. Inter­viewé par le Dai­ly Yomi­uri, Oida déclarait récem­ment : « On préfère élud­er, ans ces sociétés prospères et per­mis­sives, la ques­tion du rap­port entre le soi et la poli­tique ou la reli­gion. De tels pays, à mon sens, peu­vent pro­duire de bons spec­ta­cles de diver­tisse­ment, mais non de l’art authen­tique. Le théâtre, c’est en fait des gens qui vivent cha­cun de leur côté mais se réu­nis­sent à cer­taines occa­sions en un même lieu pour ressen­tir ensem­ble la grandeur de Dieu. Alors que le théâtre per­me­t­tait jadis de réaf­firmer la col­lec­tiv­ité, les com­mu­nautés d’e­sprit se mor­cel­lent aujour­d’hui en seg­ments si étroits qu’on ne peut plus espér­er retrou­ver la splen­deur de l’a­pogée du drame
    grec ou des pièces de Shake­speare — de sorte que je peux renon­cer au théâtre d’un jour à l’autre. » ↩︎
  11. Suzu­ki Tadashi décrit en détail ce mou­ve­ment, un des points cru­ci­aux de sa « méth­ode ». ↩︎

Notes : D.D.B.

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Oida Yoshio
Oida Yoshio est né en 1933 à Tokyo. Débutant à la scène (shingeki) dés 1957,...Plus d'info
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