Il n’y a pas que pour ses acteurs, dramaturges-metteurs en scène, fondations culturelles et publics (entre autres) que le théâtre japonais pratique le système des vases non communicants : la critique elle-même met un point d’honneur à refléter fidèlement le jeu de démarcations étanches qui régit la vie théâtrale, On n’est pas, au Japon, « critique dramatique » tout court :comme on déclinerait ses nom, prénom, date de naissance et résidence principale, le spécialiste précise aussitôt son terrain — théâtre médiéval uniquement, kyôgen1 essentiellement, école Izumi surtout, avec une prédilection pour les rôles d’ado2. Et quand les contraintes formelles (dynasties de rôles, enseignement réservé ou, dans les revues elles-mêmes spécialisées, l’attribution rigoureuse des colonnes) ne suffisent pas à étouffer dans l’œuf les vocations œcuméniques3, la « pression morale » de la tradition prend le relais pour éviter du moins que ça se sache.
Si Nagao Kazuo, spécialiste à la fois du prestigieux théâtre nô et de la scandaleuse danse butô (mais dans des publications différentes), est une exception flagrante à la règle des chapelles, il ne lui avait pas pour autant semblé judicieux de tenter une comparaison entre les deux styles — et où publier, d’ailleurs, le résultat de ses réflexions, puisque les organes consacrés à l’une des deux chapelles ignorent l’autre superbement ?
Nagao Kazuo : Nô et butô ? Curieuse question ! Mais voyons… Il y a bien, oui, les Vingt-sept nuits des quatre saisons, cette danse créée il y a une dizaine d’années par Hijikata, sur un tempo extrêmement lent qui évoquait le nô à s’y méprendre… Mais cette ressemblance, Hijikata la rapportait explicitement aux souvenirs d’enfance qui lui avaient inspiré ce spectacle et aux hivers rigoureux du Tôhoku, sa région natale, quand il fait si froid qu’on gèle debout — « ça, ajoutait-il, c’est vraiment le butô !» Et je suis prêt à croire qu’effectivement il s’agissait non pas d’une quelconque copie, alors même que la démarche des danseurs, évoluant à pas glissés et silencieux, se rapprochait en tout du hakobi de la danse nô, mais bien d’une convergence naturelle en fonction d’un sujet commun : ce que c’est que d’être japonais. Le nô lui-même, après tout, a‑t-il pu faire autre chose que styliser l’attitude naturelle du corps japonais, fonction de sa morphologie et de son caractère à la fois ? Et Hijikata lui-même, qu’a-t-il fait sinon cela ?
Kasai Akira, lui aussi — et plus que Hijikata — évoquait souvent certains aspects du nô, mais de lui non plus on ne peut pas dire qu’il s’en soit inspiré directement : même sa prédilection marquée pour une scène carrée encadrée de quatre piliers d’angle renvoie probablement moins au nô lui-même qu’à ses archétypes et ébauches, tels qu’on les retrouve dans les kagura4 des cérémonies shinto, cérémonies que Kasai connaissait bien pour avoir étudié les anciens arts martiaux indissociables de ce culte.
On pourrait citer encore Maro Akaji5, qu’on ne connaît pas à l’étranger parce qu’il n’a jamais quitté le Japon, mais qui est célèbre ici — moins pour sa façon de danser que pour sa façon de se tenir immobile. On pense évidemment tout de suite à la séquence dite kuse6 dans la structure-type du drame nô, cette partie absolument statique qui peut durer jusqu’à quinze ou vingt minutes mais où, pour peu que l’acteur-danseur soit un maître, on ne s’ennuie pas une seconde !