« Le comique, ici, repose moins sur le ridicule que sur l’effet de surprise », conclura-t-il tout à l’heure — mais ce sera déjà presque une redite !
Débarquant en costume de paysan du siècle dernier au cœur du quartier des affaires de Tokyo, venu me parler des cultures les plus primitives d’Asie après avoir frisé les 300 kilomètres/heure à bord du shinkansen, Oosuka Isamu n’a pas encore prononcé une parole qu’il est déjà dans le vif du sujet. Comique ? Les grooms en uniforme de l’hôtel Kokusai Kaikan, point de chute classique pour businessmen de province en visite-éclair dans la capitale, n’ont pas ri pourtant quand il a traversé le hall avec son baluchon de grosse toile ; les publics européens, accoutumés en fait de butô aux perverses élégances de Sankaï Juku, riront-ils en juin prochain, lorsque Oosuka et sa troupe Byakkosha débarqueront pour la première fois en Europe ? « Dans la plupart de nos théâtres, on peut manger, boire, bavarder, faire en fait tout ce qu’on veut pourvu que l’on s’amuse — car rire et s’amuser sont une façon d’être en présence des dieux, et comme je voudrais que nos spectateurs européens en fassent autant, plutôt que d’en rester au premier degré du grotesque et de la cruauté ! »
Tout, en somme — et c’est sans doute une preuve de vitalité -, sépare le butô de Sankaï Juku de celui de Byakkosha, alors même que les deux chorégraphes ont « fait leurs classes » ensemble au sein de Dai-rakuda-kan :c’est la grande messe contre le sabbat des sorcières (en termes de dynamique), le surréalisme naturiste contre le bric-à-brac d’un Bauhaus oriental en haillons (pour la texture), la sophistication moderne contre la verve rustique (pour l’esthétique), le tout basé sur des racines aussi différentes que possible — Oosuka, natif de Hiroshima, a choisi de s’installer à Kyôto, le grand foyer de la culture classique japonaise — et jouant de sources pas moins disparates : pendant qu’Amagatsu et sa troupe sillonnaient l’Europe et les Etats-Unis, Byakkosha explorait passionnément les sites archaïques du Japon central entre deux tournées dans le Sud-Est asiatique à la recherche du geste le plus primitif…
Oosuka Isamu : Ce qui nous attire là est un Japon d’avant le Japon, en quelque sorte : l’inspiration de toute notre gestuelle, bien au-delà du nô médiéval si couru aujourd’hui, au-delà même de ses modèles dans le sarugaku et le dengaku1, remonte jusqu’à l’aube de la préhistoire de ce pays et à ses premiers vestiges culturels connus — les motifs ondoyants de la poterie cordée de l’époque Jômon2. Or il s’agit évidemment de tout autre chose que d’une simple question de datation : l’art Jômon relève d’une autre civilisation que celle du Japon historique. Ainsi, l’histoire officielle nous inculque l’idée que les premiers Japonais ont gagné l’archipel depuis le continent asiatique, suivant la route de la soie via la Chine puis la Corée ; mais la culture Jômon suggère plutôt une arrivée par mer en provenance des iles de l’Asie du Sud-est, voyage dont ces motifs en vagues des potiers de l’époque semblent perpétuer le souvenir. Dans la région de Kumano3, on fête encore aujourd’hui le hashira-matsu, le pin-pilier qu’on met en terre à l’occasion de l’o‑bon, la fête des morts et des ancètres. C’est devenu une fête du feu, où chacun apporte sa boule de combustible pour la jeter sur le panier enflammé qui mettra le feu au pin — mais je crois pour ma part que ce tronc dressé figure originellement le mât d’un navire.
Tout comme les danses les plus anciennes (et les nôtres) se réfèrent au rythme des vagues qui nous ont bercés jadis, de même les fêtes des montagnes conservent ainsi la mémoire de la mer — comme également la légende des mare-bito4.
Mais cette danse des vagues est loin d’être le seul rapport : par exemple, on remarque dans l’art Jômon une profusion de difformités physiques, due probablement au respect superstitieux pour les monstres en général, qui a conduit les artisans à figurer des cyclopes, des hommes à trois doigts, etc. Cet intérêt pour l’anomalie se retrouve directement dans notre propre mode d’expression.