Pour qui s’imagine que tous les danseurs de butô croupissent dans le dénuement le plus ascétique pour l’amour de leur art, le studio de danse d’Ariadonê — qui est aussi le logis de Carlotta Ilkeda, « danseuse étoile » de la troupe, et de son chorégraphe Murobushi Kô — constitue un rassurant démenti : c’est une sobre demeure traditionnelle, tapie en retrait d’un élégant portail, au fond d’une impasse dans le quartier d’Oomori, L’aisance volubile de Murobushi ne contraste pas moins avec la réserve de sphinx derrière laquelle il lui arrive de se retrancher en Europe : dans son décor familier et en confiance avec son interprète, Murobushi est le plus adorable des bavards…
Murobushi Kô : La première chose qui m’a attiré vers les yamabushi1 est qu’ils ne sont pas vraiment des religieux : mi-prêtres, mi-hommes dans le monde, ils ont cette position intermédiaire et ambiguë qui est, pour moi, l’essence même du butô également — cette façon d’être qui fait de la danse un point de rencontre et un trait d’union entre deux mondes, l’humain et le non-humain ou, comme on disait anciennement, le monde des hommes et la sphère divine des kami.
De la quantité d’études socio-culturelles qui ont été récemment consacrées aux yamabushi, je retiens qu’ils sont avant tout des messagers, des médiateurs entre les dieux et les hommes, comme Hermès dans la mythologie grecque — et comme lui aussi susceptibles de colporter la vérité aussi bien que le mensonge !2 Mi-profanes, mi-religieux, les yamabushi ont plusieurs visages : intermédiaires entre les dieux et les hommes, le ciel et la terre, la montagne et la vallée — mais ils peuvent aussi réunir plusieurs communautés, plusieurs pays entre eux -, ce sont eux encore qui présentent les offrandes humaines aux esprits, intercèdent pour les miko3 avant la possession, et tous ces rôles ont quelque chose d’extrêmement butôesque. Mon premier contact avec les yamabushi remonte à 1968 — la grande époque où on lisait Foucault et s’occupait de déconstruire des structures devenues trop nettes. J’étais étudiant, mais je voulais être un non-étudiant4 et un non-travailleur, sans place dans la société, vivant ma vie au grand air.
Daniel De Bruycker : En hinin ?5
M.K. : C’est le mot qu’utilisent les yamabushi pour signifier leur non-appartenance, leur indépendance de tout. C’est une notion fondamentale de la tradition artistique japonaise — déjà dans le nom de Zeami, le fondateur du nô, la partie ami renvoie à cette notion d’homme sans attaches, de nomade6 -, la connotation négative étant un phénomène nettement plus récent :au sens où les yamabushi utilisent encore le terme, il s’agit bien plus d’un superman (mais au sens populaire plutôt que nietzschéen).