Un théâtre de rue et d’ailleurs : Patua Nou

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Un théâtre de rue et d’ailleurs : Patua Nou

Le 17 Juil 2020
Crédit photo : Emilie Franco dans Patua Nou © LE CORRIDOR
Crédit photo : Emilie Franco dans Patua Nou © LE CORRIDOR
Crédit photo : Emilie Franco dans Patua Nou © LE CORRIDOR
Crédit photo : Emilie Franco dans Patua Nou © LE CORRIDOR

- Tu as vu ? Le grand-père de la comé­di­enne a pu avoir une chaise pour s’asseoir devant.

- Com­ment sais-tu que c’est son grand-père ?

- Je le sais.

A vrai dire, il ne fal­lait pas de grands pou­voirs de div­ina­tion au Sicilien que je suis pour recon­naître l’un des siens dans l’homme qui se tenait assis droit sur sa chaise, raide comme pour une céré­monie : cette stature, ce vis­age un peu austère, ce souci d’être habil­lé comme il faut, avec un cos­tume gris et une cra­vate fon­cée, cet air digne qu’ont les vieux de là-bas…

Je dis­po­sais d’un autre indice de taille, avec l’un des papiers pliés en deux que notre guide nous avait dis­tribués à l’en­tame de notre par­cours, en guise de pro­gramme. Un papi­er por­teur d’un point rose, comme le bal­lon qui sig­nalait la présence — à un bout de la place Saint-Paul à Liège — de la comé­di­enne Emi­lie Fran­co autour de laque­lle nous fai­sions cer­cle. « Le grand-père d’Em­i­lie a fui la mis­ère pour trou­ver un emploi ailleurs », lit-on sur ce feuil­let. Ce non­no était cor­don­nier en Sicile ; il est devenu mineur dans un char­bon­nage lié­geois. C’est son his­toire que nous allions décou­vrir.

Une jeune femme seule, sur un bout de place. Pour tout équipement, la comé­di­enne dis­pose d’un micro relié à un ampli portable et un présen­toir à images, en l’oc­cur­rence un fil ten­du. Magie du théâtre, grâce à laque­lle un espace quel­conque peut se trans­former pour un temps en plateau, en cham­bre d’imag­i­naire, en cer­cle intime capa­ble d’ex­clure de son enceinte tout l’en­vi­ron­nement extérieur : pas­sants pressés, voitures, agi­ta­tion urbaine.

Et donc, Emi­lie racon­te et donc, nous voici en Sicile, avec le grand-père assis sur une chaise et devant lui le jeune crève-la-faim qu’il fut avant d’être con­traint d’émi­gr­er, qui ressur­git dans les mots de sa petite-fille, plein d’e­spoir, d’amour, d’il­lu­sions, mais sans guère de ressources pour sub­sis­ter et faire vivre une famille.

À mesure qu’elle avance dans son réc­it, Emi­lie pointe du doigt les images qui s’y rap­por­tent. Ce sont des dessins de François Godin, des images puis­sam­ment évo­ca­tri­ces, en noir et blanc, avec des touch­es de couleur expres­sives. On y voit un vol­can et sa flamme, l’Et­na qui s’élève sur la terre natale, puis en sous-sol, la galerie du char­bon­nage où le jeune immi­gré com­mence à tra­vailler quand il arrive en Bel­gique. Jux­ta­po­si­tion tel­lurique. L’im­age ne se con­tente pas de redou­bler la nar­ra­tion portée par la comé­di­enne, ni de l’il­lus­tr­er : elle lui offre une réso­nance poé­tique qui en ampli­fie la portée.

Puis la comé­di­enne se met à chanter. Je ne me rap­pelle plus ce que dis­ait sa chan­son. C’é­tait beau, un peu frag­ile, un peu mélan­col­ique. Emou­vant. Grâce de la mélodie, ajoutée au plaisir des mots, à l’in­tel­li­gence sen­si­ble des images.

Le proces­sus se répétera, dans les styles les plus divers, pour chaque his­toire que nous enten­drons au fil de notre déam­bu­la­tion autour du Théâtre de Liège, à la décou­verte des huit séquences de Pat­ua Nou, créa­tion pour l’e­space pub­lic conçue par Dominique Roodthooft. A chaque étape, l’im­age sera par­tie inté­grante du dis­posi­tif nar­ratif. Il faut à cet égard soulign­er la belle et ingénieuse sim­plic­ité de la scéno­gra­phie réal­isée par Valérie Perin et Rudi­ger Flörke qui, de presque rien, rend pos­si­ble le sur­gisse­ment d’un monde. A chaque fois, le réc­it sera ponc­tué par un chant a capel­la, com­posé par Pierre Kissling.

Pour con­cevoir ce spec­ta­cle, Dominique Roodthooft dit s’être inspirée des pat­a­chi­tras, « dis­posi­tifs d’art nar­ratif chan­tés et représen­tés sur rouleau ». Les pat­ua, apprend-on sur le site du Cor­ri­dor, sont des con­teurs ben­galis qui « peignent eux-mêmes des rouleaux sur lesquels ils illus­trent, suiv­ant la tra­di­tion, des témoignages, des con­tes ou des poésies. Puis ils déroulent leurs images qu’ils inter­prè­tent sous forme mélodique en situ­ant du doigt la pro­gres­sion du réc­it. » La dimen­sion musi­cale mise à part, la créa­trice aurait pu se référ­er égale­ment à une anci­enne pra­tique française, celle des col­por­teurs d’im­ages d’Epinal qui racon­taient, par exem­ple, les cam­pagnes napoléoni­ennes en com­men­tant les gravures col­orées qu’ils essayaient de ven­dre aux vil­la­geois rassem­blés autour d’eux. Autre dis­posi­tif qu’elle aurait pu citer, plus proche dans le temps et plus éloigné dans l’e­space : les lith­o­gra­phies d’inspiration con­struc­tiviste con­nues sous le nom de « fenêtres Ros­ta ». Avec ces affich­es apposées aux fenêtres des maisons ou aux vit­rines des mag­a­sins, des mem­bres de l’a­vant-garde russe comme Vladimir Maïakovs­ki ou Alexan­dre Rodtchenko com­men­taient l’ac­tu­al­ité en quelques dessins et quelques mots, la ren­dant ain­si acces­si­ble même aux illet­trés. Dans tous ces cas, le recours aux images sert de sup­port à une nar­ra­tion, à un art de con­ter qui se dis­pense des lim­ites insti­tuées d’une salle de théâtre pour aller à la ren­con­tre du pub­lic aux endroits où il se trou­ve.

Patua nou, পটুয়া নাউ. En Bengali, « nou » signifie bateau, nous apprend un logiciel de traduction. Si le patua est un conteur, le patua nou serait-il celui qui mène son auditoire en bateau, au gré des mots et des images, pour l'emporter vers les lointains rivages où son histoire le conduit ? Et si j'écoutais ces mots dans ma langue : pas toi, nous, comme le marquage à la fois d'une altérité et d'une communauté, ou encore patois, nous : langues singulières, idiolectes irréductibles que nous incarnons les uns pour les autres ? 

En tout cas, l’ex­il, l’altérité, l’émi­gra­tion, l’er­rance sont au cœur de toutes les his­toires qui nous seront con­tées. Exil intérieur, comme dans « La grotte », le réc­it livré par Fiona Wille­maers qui nous con­fronte à l’u­nivers psy­chi­a­trique. Pour elle, Anne Brug­ni a réal­isé des images douces et fortes entre visions sym­bol­iques et chro­mos, pour dire avec ses moyens de plas­ti­ci­enne la douleur qu’évo­quent les mots de la nar­ra­trice. Errances, dans le réc­it fait par Anne Solomin de son his­toire famil­iale. S’ap­puyant sur les dessins d’Hélène Dré­nou, elle nous racon­te avec une ten­dresse empreinte d’ironie le trag­ique des­tin de ses arrière-grands-par­ents, rescapés du géno­cide arménien, qui, prenant et reprenant « la mer, tou­jours la mer », furent oblig­és de fuir leur pays en subis­sant mille vicis­si­tudes. Grand écart exis­ten­tiel pour Shana Mpun­ga, qui racon­te dans « Le boun­ty » (noir dehors, blanc dedans comme la chair de coco) ses dif­fi­cultés à trou­ver sa place tant au Con­go, pays de son père, qu’en Bel­gique où sa mère wal­lonne lui a don­né nais­sance – étranger partout, mais telle­ment chez lui dans son pro­pre corps, et telle­ment présent quand il chante, qu’on ne peut qu’e­spér­er d’autres métis­sages. Char­lotte Allen s’in­ter­roge elle aus­si sur son appar­te­nance : anglo­phone comme son père, fran­coph­o­ne comme sa mère ? Mais mieux vaut se défaire de ce ques­tion­nement : les iden­tités devi­en­nent meur­trières quand elles con­duisent tant de mis­érables à un exil inex­orable, celui de la mort.

Que ce soit à tra­vers leurs his­toires per­son­nelles ou les fables dont ils se font les con­teurs (Audric Cha­pus et Nora Dol­mans, tout aus­si touchants et « vrais » dans leur manière de partager leur imag­i­naire que leurs col­lègues témoignant d’un vécu), ces jeunes comé­di­ens et comé­di­ennes nous ren­voient à la fragilité de nos exis­tences, quand ce sont les corps mêmes qui sont en jeu.       

La presta­tion d’Is­abelle Dumont tranche un peu sur celle des autres, non par son dis­posi­tif scénique — elle appa­raît en femme sand­wich por­tant sur ses épaules deux pan­neaux illus­trés dont elle point­era les élé­ments suc­ces­sifs — mais par son lan­gage, puisque c’est en inter­pré­tant deux lieder de Schu­bert qu’elle évo­quera l’er­rance et l’ex­il, vécus comme des réal­ités désir­ables. Un retour à la cul­ture clas­sique, comme pour nous rap­pel­er que la soif de l’ailleurs est pro­fondé­ment ancrée dans notre his­toire. Pre­mière, deux­ième, troisième généra­tion, fils et filles d’Ulysse ou de Sin­bad, ne sommes-nous pas tous des enfants d’im­mi­grés ?

Carme­lo Virone, octo­bre 2019  

http://www.lecorridor.be/Sp-patuanou.php

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