PHILIPPE ADRIEN : Qui dit œuvre testamentaire suppose que l’auteur voyant sa fin approcher décide de « faire » comme on dit son testament, et précisément, concernant Euripide, ce ne serait pas le cas, puisqu’il est mort semble-t-il par accident, mangé par une meute de chiens ; ce qui est curieux c’est le rappel de la mort d’Actéon dans LES BACCHANTES, qui serait une sorte de prémonition. Si on suppose qu’Euripide manifeste dans ce dernier texte une religiosité, qui ne se trouvait pas dans le reste de son œuvre, on pourrait dire que cette adresse aux dieux n’a guère servi, puisqu’il est mort, comme Actéon, Penthée, les impies, déchiré à belles dents ! Voilà pour les circonstances. De son côté, une certaine analyse universitaire s’emploie à établir un point de vue selon lequel Euripide serait revenu avec LES BACCHANTES à la sagesse ancestrale des Grecs ; Euripide, déjà âgé, après avoir fréquenté les sophistes d’Athènes, se trouvant à la cour du roi Archélaos en Macédoine, environné d’une nature sauvage, dans une région où le culte de Dionysos était vivace, aurait retrouvé le chemin de l’extase. LES BACCHANTES en serait le témoignage. En répétant cet après-midi, j’y entendais tout de même une formidable ironie. Les personnages n’échappent pas au dérisoire de la superstition. Cependant, Euripide met en scène le fait que l’incroyant a forcément tort, puisque de toute façon ça va lui tomber dessus ! Lui-même me semble-t-il joue avec le feu, la preuve l’année d’après …
Sylvain Maurice : Et si cette version de sa mort est une légende ?
P.A. : Ce serait alors une invention destinée à accréditer la thèse d’un Euripide rationaliste et critique, puni de son athéisme … à l’opposé de ce que prouverait le chœur des BACCHANTES : il est si lyrique, ce qu’il dit est si beau, qu’il ne serait pas pensable qu’il n’y ait adéquation sensible d’Euripide et du dionysisme ; le chœur serait une preuve suffisante ; le poète aurait été « visité » par Dionysos.
Bertrand Chauvet : Le dilemme entre Euripide rationaliste ou mystique est balisé par la religion chrétienne : on ne plaisante pas avec la Foi ; pour les Grecs, et pour d’autres, le jeu fait partie d’une familiarité avec le divin.
S.AI. : D’où, pour nous, l’ambiguïté des propos de Tirésias, le gardien de l’orthodoxie du rituel, qui joue avec les mots (la cuisse de Jupiter, d’où naît une seconde fois Dionysos), là où ce serait sacrilège pour un chrétien.
Jean-Daniel Magnin : Une page des BACCHANTES a été supprimée au Moyen-Age, vers la fin, quand Agavé se lamente sur le corps déchiré de son fils et que Dionysos apparaît. Il y avait quelque chose qui s’énonçait là, et en écrivant je me suis rendu compte qu’on ne pouvait fermer le sens, sinon on bouchait ce dont Philippe parlait : ça finit mal. Pour moi, la pièce est testamentaire en ce sens qu’on se sent mal : un trou reste à la fin. Cette page, arrachée par un chrétien, me semble cacher un trou encore plus terrible.
P.A. : Dans ta version cette page est une prophétie …