Masques de diables et de sorcières dans le théâtre roumain du XXe siècle

Théâtre
Réflexion

Masques de diables et de sorcières dans le théâtre roumain du XXe siècle

Le 14 Déc 2020
POP-CURSEU, Fig.2, masques de la Semaine radieuse, m. en scene M. Maniutiu
POP-CURSEU, Fig.2, masques de la Semaine radieuse, m. en scene M. Maniutiu
POP-CURSEU, Fig.2, masques de la Semaine radieuse, m. en scene M. Maniutiu
POP-CURSEU, Fig.2, masques de la Semaine radieuse, m. en scene M. Maniutiu

Cul­tures folk­loriques

Dans la cul­ture tra­di­tion­nelle roumaine qui survit de nos jours, soit dans des vil­lages encore forte­ment tournés vers leurs racines cul­turelles, soit dans des régions qui l’ont trans­for­mée et façon­née pour attir­er les touristes, il y a de nom­breux rit­uels et man­i­fes­ta­tions para-théâ­trales. Ils se déroulent notam­ment pen­dant le cycle des douze jours, qui s’ouvre avec la fête de Noël et se clôt avec celle de l’Épiphanie. Dans les cours des maisons ou des églis­es, sur des tréteaux de for­tune ou sur les scènes des maisons de la cul­ture, des groupes de jeunes gens per­for­ment des jeux, par­fois très archaïques, devant un pub­lic tou­jours ouvert et récep­tif : le jeu de la chèvre, celui de l’ours, des chevaux, ou bien le jeu des Rois mages (Les Hérodes, comme on les appelle en Roumanie).

Dans tous ces jeux, les masques occu­pent une place de pre­mier plan, ser­vant à trav­e­s­tir et à met­tre en évi­dence des per­son­nages qui hantent l’imagination des gens depuis la nuit des temps : la Mort, les dia­bles, les ani­maux totémiques, les sor­cières, les fous et les bouf­fons. Ces masques, d’une grande var­iété de formes et de couleurs, sont faits surtout en cuir, en bois et en laine, tout en util­isant comme acces­soires des graines de maïs et de hari­cots, des clo­chettes, des pom­pons et des cornes d’animaux. Ne pou­vant pas, dans l’espace d’un court arti­cle, cou­vrir ample­ment cette matière énorme – à laque­lle Romu­lus Vul­că­nes­cu a con­sacré, en 1970, un livre très solide, Les Masques pop­u­laires – nous présen­terons briève­ment les masques de dia­bles et de sor­cières, ain­si que leurs résur­gences dans la pra­tique de cer­tains met­teurs en scène du XXe siè­cle.

POP-CURSEU, Fig.1, Masque diabolique Marcel Janco
POP-CURSEU, Fig.1, Masque dia­bolique Mar­cel Jan­co

Avant de pouss­er plus loin l’incursion dans l’univers des masques, il faudrait soulign­er que ce monde est fondé sur des oppo­si­tions binaires, qui sont en pre­mier lieu esthé­tiques, mais aus­si – dans une bonne mesure – éthiques. En effet, le peu­ple dis­tingue deux grandes caté­gories de masques, qui sont nom­més les « beaux » et les « laids » : ces masques for­ment des cou­ples en antithèse et leurs con­flits ali­mentent la ten­sion dra­ma­tique des spec­ta­cles qui ryth­ment les fêtes d’hiver. Bien enten­du, beauté et laideur se réfèrent à l’apparence des masques, mais sup­posent aus­si des con­tenus moraux : les « beaux » sont aus­si bons et agis­sent en con­for­mité avec la morale chré­ti­enne, alors que les « laids » se situent en dehors de toute forme de moral­ité. Les dia­bles et les sor­cières, pour la société paysanne tra­di­tion­nelle, ne peu­vent faire par­tie que du groupe des « laids » et des méchants : cepen­dant, les arti­sans qui en fab­ri­quaient les masques y ont investi une extra­or­di­naire créa­tiv­ité, un grand souci d’expressivité, ain­si qu’une recherche patiente du détail car­ac­téris­tique ou choquant.

Les masques des dia­bles sont, à les regarder de près, vrai­ment effrayants. L’origine de ce type de masque est très anci­enne, étant peut-être liée aux rit­uels psy­chopom­pes ou bien aux démons de la nature ou de la mort, placés au cours du Moyen Âge sous la coupole séman­tique du monde infer­nal. Si, en Occi­dent, les masques-cos­tumes de dia­bles les représen­tent nus, le corps cou­vert de poils, sou­vent avec des vis­ages mul­ti­ples sur le ven­tre ou aux artic­u­la­tions, ayant des attrib­uts emprun­tés à des ani­maux réels ou fan­tas­tiques (ser­res de rapace, ailes de chauve-souris, tête de lion, queue de drag­on, etc.), en Roumanie on peut retrou­ver la même nature hybride, mais la matéri­al­i­sa­tion emprunte des traits à des fig­ures zoomor­phes autochtones (les ani­maux domes­tiques ou sauvages à cornes et les porcins). Des ani­maux très présents dans l’imaginaire médié­val occi­den­tal, comme le basil­ic, le lion, le grif­fon, n’entrent dans la com­po­si­tion des masques roumains de dia­bles que tard, comme des emprunts directs à d’autres aires cul­turelles.

En effet, les dia­bles, en tant qu’habitants de l’univers souter­rain, représen­tent le monde à rebours, ce qui leur per­met de repren­dre un sys­tème de valeurs sociales et de le ren­vers­er. Si l’on regarde, par exem­ple, les jeux des Hérodes du Mara­mureș, région archaïque du nord de la Roumanie, on remar­que une hiérar­chi­sa­tion claire des masques dia­boliques : le Grand Prince Lucifer vient en pre­mier, le Préfet des dia­bles le suit, il y a des Inspecteurs et – en bas de l’échelle – des dia­bles-bons-à-tout-faire comme Sărsăilă (Saute­buis­son). C’est là une manière de ridi­culis­er les struc­tures hiérar­chisées des sociétés humaines et d’en mon­tr­er la vacuité.

POP-CURSEU, Fig.1, masque de sorciere, Ion Sava
POP-CURSEU, Fig.1, masque de sor­ciere, Ion Sava

Mais le monde sens dessus dessous est vis­i­ble aus­si dans d’autres détails des cos­tumes : les man­teaux en peau de mou­ton sont retournés, alors que les cou­vre-chefs que por­tent les dia­bles masqués sont dis­pro­por­tion­nés. Au fond, tout est hyper­bolique dans les cortèges dia­boliques, ce que souligne la musique, tou­jours présente dans les fêtes pop­u­laires : d’harmonie dansante, elle se trans­forme en bruit assour­dis­sant, faits par des cloches dont les sons graves ou aigus se mêlent, comme dans les « tapages » que l’on trou­vait dans les dia­b­leries des mys­tères médié­vaux occi­den­taux. C’est une image vivante du chaos infer­nal, du désor­dre qui per­met et encour­age la lubric­ité : les sym­bol­es phalliques sont fréquents, alors que – abrités der­rière les masques – les dia­bles acquièrent la lib­erté de profér­er des injures ou d’utiliser un lan­gage licen­cieux. Les masques pro­pre­ment dits sont hideux, cor­nus (les cornes recour­bées des béliers sont très util­isées), gigan­tesques, sou­vent de couleur noire ou brune, pour évo­quer les ténèbres du monde infer­nal et la mort. Tout cela mène à l’apeurement purifi­ca­teur des mem­bres de la com­mu­nauté, qui enten­dront à l’avenir se tenir loin du démon et de ses agisse­ments.

Les sor­cières sont par­mi les fig­ures sig­ni­fica­tives de la cul­ture tra­di­tion­nelle roumaine et dans les cortèges saison­niers elles accom­pa­g­nent par­fois les dia­bles, à l’abri de leurs masques hideux ou comiques. Il faut soulign­er ici que, si les sor­cières sont rarement désignées comme telles, la vieille femme (baba), est une appari­tion fréquente, sou­vent masquée, aux côtés de son vieux ou bien toute seule. Cette vieille femme, que la men­tal­ité pop­u­laire con­den­sée dans les proverbes et les légen­des regarde comme plus astu­cieuse que le dia­ble, a des attrib­uts et des con­duites de sor­cière. Elle arrange et défait les mariages, fait office de sage-femme, guérit les mal­adies par les herbes, étant déposi­taire de con­nais­sances empiriques dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Son masque con­cen­tre en lui des traits de féminité grotesque, le nez crochu, la bouche grande ouverte, les cheveux de chan­vre tressés avec adresse, ou bien des traits plus macabres : une bouche éden­tée, des yeux creux et un vis­age poilu, mais tou­jours por­tant un fichu sur la tête, noué sous le men­ton.

Héritages théâ­traux

Toute cette riche tra­di­tion para-théâ­trale et rit­uelle n’a pas été sans influ­encer le théâtre roumain, tout au long de son his­toire. Vasile Alec­san­dri (1821 – 1890), écrivain dra­ma­tique et poète, et Matei Mil­lo (1814 – 1897), grand acteur et auteur de pièces de théâtre, se sont servis des per­son­nages folk­loriques, dont la vieille sor­cière, sans que les mis­es en scène de l’époque aient eu recours aux masques. Il a fal­lu atten­dre le XXe siè­cle pour que – comme partout en Europe – le théâtre roumain se tourne vers ses racines rit­uelles, en cher­chant à explor­er scénique­ment des formes d’expression non réal­istes, aux­quelles l’emploi du masque n’aurait su man­quer.

Se parant d’un cer­tain exo­tisme, le masque archaïque roumain, revis­ité et recy­clé par les pro­mo­teurs du dadaïsme, Mar­cel Jan­co et Tris­tan Tzara (orig­i­naires de Mol­davie), fait ain­si des fureurs au Cabaret Voltaire de Zurich, avec « sa bouche grande ouverte, le nez épaté et décen­tré » tel que Hugo Ball en décrit un dans son jour­nal, le 24 mai 1916. Une série de masques choquants, parce qu’ils ne ressem­blaient à rien de ce qui était alors con­nu dans la société urbaine suisse du début du XXe siè­cle et qui ont ouvert le chemin du déchaîne­ment des éner­gies théâ­trales des poètes venus là, de tous les coins du monde. Voici com­ment évoque Hugo Ball le moment de l’apparition de ces masques au Cabaret Voltaire : « Pour la nou­velle soirée, Jan­co a fab­riqué un cer­tain nom­bre de masques qui témoignent de bien autre chose que du tal­ent. Ils font penser au théâtre japon­ais et à celui de la Grèce antique et ils sont cepen­dant tout à fait mod­ernes. Cal­culés pour un effet à grande dis­tance, ils pro­duisent dans l’espace rel­a­tive­ment réduit du Cabaret une impres­sion vrai­ment éton­nante. »1

Sans con­naître la cul­ture pop­u­laire roumaine, qui avait mar­qué la jeunesse des deux dadaïstes venus de l’Est, Hugo Ball ne pou­vait s’imaginer les vraies sources d’inspiration de ces masques. Et même après, Tom Sandqvist est l’un des seuls chercheurs et biographes des dadaïstes à par­ler de cette influ­ence dans Dada East : The Roma­ni­ans of Cabaret Voltaire.2 Pour­tant les ressem­blances sont évi­dentes, si l’on analyse les matéri­aux util­isés pour leur con­fec­tion (chan­vre, car­ton, ficelle, tis­sus, couleurs), aus­si bien que l’expression, styl­isée et mod­ernisée de ces vis­ages venus d’un monde archaïque loin­tain qui com­mu­ni­quait « d’une manière irré­sistible » aux jeunes avant-gardistes une « force motrice » des plus spec­tac­u­laires. « Ce qui nous fasci­nait tous avec ces masques, dis­ait tou­jours Ball, c’est qu’ils ne représen­taient pas des car­ac­tères humains, mais des car­ac­tères plus grands que nature et au-delà des pas­sions. L’horreur de cette époque, l’arrière-fond paralysant, y devi­en­nent vis­i­bles. »3 Ces masques ont été réin­vestis par Jan­co de nou­velles forces et sig­ni­fi­ca­tions : la sincérité, l’adresse directe au spec­ta­teur, la lib­erté d’expression, le manque de con­formisme, une nou­velle approche de la vie et de l’art.

En allant plus loin encore, le met­teur en scène Ion Sava (1900 – 1947) a conçu, en 1945, un spec­ta­cle révo­lu­tion­naire, Mac­beth à masques : son geste restera un repère impor­tant pour des généra­tions suc­ces­sives d’hommes de théâtre. Né en Mol­davie, et ayant fait ses études dans la cap­i­tale de cette province, à Jassy, Sava con­nais­sait comme ses prédécesseurs avant-gardistes les jeux théâ­traux à masques, très répan­dus dans ces régions. À cet héritage cul­turel s’est super­posée son imag­i­na­tion plas­tique, son tal­ent de car­i­ca­tur­iste et le pen­chant pour le grotesque et le car­nava­lesque, ou bien l’influence exer­cée sur sa pen­sée par les écrits d’Edward Gor­don Craig : il n’en fal­lait pas plus pour voir se dessin­er une révo­lu­tion théâ­trale en Roumanie. Pour le vision­naire Ion Sava, le théâtre ne peut exis­ter en l’absence du masque, parce que sur scène se man­i­fes­tent aus­si le sur­na­turel, le fan­tas­tique, le mythique, à tra­vers l’émergence d’êtres imag­i­naires, surhu­mains, d’êtres qui peu­plent nos rêves, désirs et fan­tasmes…

Dans sa mise en scène de Shake­speare, qui mérite qu’on s’y attarde car elle avait util­isé presque cent masques conçus par lui-même, à l’aide du sculp­teur Ion Ture­atcă (1906 – 2000) et s’était déroulée dans un décor réal­isé par le pein­tre sur­réal­iste Jules Per­ahim (1914 – 2008), Ion Sava a puisé à plusieurs sources. On a men­tion­né, à juste titre, les masques africains ou ceux du théâtre japon­ais, mais surtout les masques de dia­bles ou de « laids » de la tra­di­tion autochtone. Sava a accordé une atten­tion par­ti­c­ulière aux sor­cières, dont il a expliqué le rôle et l’importance dans plusieurs textes de 1945. Un de ces textes, paru dans Lumea [Le Monde], du 14 octo­bre, souligne « la richesse du cadre sor­ci­er » de la pièce de Shake­speare, inspiré par The Witch de Thomas Mid­dle­ton : c’est à tra­vers ce cadre que l’œuvre acquiert « une valeur fan­tas­tique, étrange, sur­na­turelle ». Les per­son­nages de cette « flo­re mag­ique » doivent « absorber la per­son­nal­ité de l’acteur jusqu’à la trans­for­ma­tion physique », ce qui n’est pos­si­ble qu’à tra­vers le masque. C’est tou­jours dans le même arti­cle que Sava affirme que « les sor­cières » et « les spec­tres » de Mac­beth doivent flot­ter à tra­vers la scène, avant de dis­paraître dans les airs, de s’évaporer. La choré­gra­phie étant impuis­sante à ren­dre cet effet, c’est le masque qui s’en charge, car c’est lui qui peut se détach­er lente­ment du vis­age et – tiré par un fil trans­par­ent – s’évanouir dans les combles, traî­nant après lui un cos­tume en toile légère. Il est intéres­sant de not­er que, par­lant de ses sor­cières, Sava utilise une asso­ci­a­tion courante dans le lan­gage pop­u­laire, à savoir babe vrăji­toare, ce qui mon­tre la per­sis­tance d’un sys­tème de croy­ances et de pra­tiques rit­uelles et mag­iques…

Après la pre­mière de son Mac­beth, le met­teur en scène a récolté autant d’éloges que de cri­tiques. La polémique soulevée par son audace a ouvert des voies remar­quables pour le développe­ment du théâtre roumain, même pen­dant le com­mu­nisme, après les années de plomb de la péri­ode stal­in­i­enne. Avant 1989, le dogme offi­ciel de l’art en Roumanie était le réal­isme social­iste, qui sem­blait laiss­er peu de place pour l’emploi des masques. Cepen­dant, après une brève libéral­i­sa­tion pen­dant les années 60, au cours du régime Ceaus­es­cu on a pu « laiss­er pass­er » les masques sous cou­vert de retour aux sources pop­u­laires de la pra­tique théâ­trale nationale. Il faut dire que ce retour s’est opéré sous la sur­veil­lance stricte de la cen­sure.

Vlad Mugur (1924 – 2001), Györ­gy Harag (1925 – 1985), Radu Pen­ci­ules­cu (1930 – 2019), Lucian Pin­tilie (1933 – 2018), Cǎtǎli­na Buzoianu (née en 1938), Andrei Șer­ban (né en 1943), Aure­liu Manea (1945 – 2014), Alexan­dru Tociles­cu (1946 – 2011), Alexa Vis­ar­i­on (né en 1947), Alexan­der Haus­vater (né en 1949), Sil­viu Pur­cărete (né en 1950), Mihai Măni­uţiu (né en 1954), Alexan­dru Dabi­ja (né en 1955) n’ont pas ignoré le masque pop­u­laire dans leurs recherch­es scéniques, que ce soit en Roumanie ou à l’étranger, pour ceux qui ont fui les rigueurs du régime com­mu­niste. Après 1989, dans un cli­mat de lib­erté retrou­vée, le masque a fait un retour tri­om­phant sur les scènes roumaines, dans des spec­ta­cles mémorables, dont quelques-uns ont mar­qué durable­ment les esprits et valent la peine d’être briève­ment men­tion­nés, surtout qu’ils ont traité de manière sub­tile et com­plexe le prob­lème du mal et du dia­bolique.

Le fameux Faust de Sil­viu Pur­cărete (2007), un des suc­cès les plus durables du théâtre roumain, con­stru­it une atmo­sphère mag­ique, où les forces démo­ni­aques se déchaî­nent dans un caphar­naüm sur­volté. Les fig­ures de la bes­tial­ité y sont vrai­ment sai­sis­santes, avec d’inoubliables masques de cochons, qui ne sont pas sans rap­pel­er tout un ensem­ble de tra­di­tions cul­turelles archaïques liées au dia­bolisme. Mona Chir­ilă-Mar­i­an (1961 – 2013), dans le spec­ta­cle d’avant-garde Trav­es­tis de Tom Stop­pard, ou bien Alexan­dru Dabi­ja, dans Jucăria de vorbe [Le Jou­et de paroles] (1998) et Iașii în car­naval [Car­naval à Jassy](2012) utilisent des masques en paille, des masques de « laids » ou de dia­bles, emprun­tés directe­ment aux tra­di­tions folk­loriques roumaines. Cela ren­voie les spec­ta­teurs à l’univers du vil­lage, avec ses décalages de men­tal­ité par rap­port à la ville, mais aus­si avec sa propen­sion au ludique, au comique, au chari­vari : c’est ain­si qu’est créé un sen­ti­ment ambigu d’étrangeté, mais aus­si d’appartenance iden­ti­taire à un champ séman­tique et à un imag­i­naire spé­ci­fique.

POP-CURSEU, Fig.1, masque de diable Th populaire XXe s
POP-CURSEU, Fig.1, masque de dia­ble Th pop­u­laire XXe s

Mihai Măni­uţiu, quant à lui, s’est con­fron­té au prob­lème du mal et de l’entre-deux mon­des à tra­vers toute son activ­ité théâ­trale. Rap­prochant la pra­tique du théâtre de la magie, Măni­uţiu a su trou­ver des solu­tions scéniques qui ont véri­ta­ble­ment don­né corps à l’étrange, au fan­tas­ma­tique et aux forces de l’au-delà. Par exem­ple, dans Săp­tămâ­na lumi­nată [La Semaine radieuse] (1990), d’après Mihail Săules­cu, Măni­uţiu a su com­mu­ni­quer un grand fris­son méta­physique. C’est l’histoire d’une mère qui a un fils scélérat, malade. Elle espère qu’il mour­ra avant la fin de la « semaine radieuse », c’est-à-dire la semaine qui suit Pâques, car le peu­ple croit que ceux qui meurent pen­dant ce temps béni vont au Par­adis. Au dés­espoir de con­stater que son vœu ne s’accomplit pas, la mère tue son fils avant le dernier son de la cloche qui mar­que la fin de la péri­ode de grâce. Măni­uţiu a util­isé des masques grotesques et cor­nus de dia­bles, ain­si que des masques d’esprits, qui évo­quent l’univers des croy­ances pop­u­laires et qui per­son­ni­fient sur scène les forces du mal et du péché, grouil­lant au plus pro­fond de chaque être humain.

Au fond, que sig­ni­fie ce retour per­ma­nent des met­teurs en scène roumains du XXe siè­cle aux masques de la cul­ture folk­lorique ? C’est, bien sûr, en pre­mier lieu, un jeu esthé­tique, car – « beaux » ou « laids » – ces masques sont essen­tielle­ment expres­sifs et font un grand effet dans un spec­ta­cle de théâtre. Mais c’est aus­si, en sec­ond lieu, une manière de retrou­ver le fris­son sacré qui ani­mait le théâtre quand il n’était pas encore très bien séparé du rit­uel, de revivre la ter­reur sacrée de l’affrontement méta­physique du bien et du mal. Mihai Măni­uţiu, qui est aus­si un sub­til théoricien du théâtre, a bien exprimé ce besoin du masque et ce recy­clage uni­versel, dans son ouvrage L’Acte et la mime (1989) :

« Le masque représente la dis­tance extrême à laque­lle on peut s’éloigner de soi-même, sans inter­rompre la liai­son avec son pro­pre cen­tre, la dis­tance intérieure max­i­male qu’on peut pren­dre par rap­port à ce que l’on croit être à un cer­tain moment. Le masque sig­ni­fie : par­tir pour revenir, s’éloigner spir­ituelle­ment de son être jusqu’à la lim­ite où on a l’impression de le per­dre, afin de revenir en soi-même comme dans un incon­nu, vers un moi non encore dévoilé. »4

Et la magie du masque archaïque roumain n’aura pas dit son dernier mot !


  1. Ball Hugo, La fuite hors du Temps. Jour­nal
    1913 – 1921
    , trad. de l’allemand Sabine Wolf, Édi­tions du Rocher, 1993 (notes du 24 mai 1916), p. 133. ↩︎
  2. Sandqvist Tom, Dada East : The Roma­ni­ans of Cabaret Voltaire, Cam­bridge, The MIT Press, 2006. ↩︎
  3. Ibi­dem, p.134. ↩︎
  4. Mihai Măni­uțiu, Act și mimare [L’Acte et le mime], Bucarest, Édi­tions Emi­nes­cu, 1989, p. 53, traduit par nous. ↩︎
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