Vues sur le mont… Jean-Claude Carrière

Hommage

Vues sur le mont… Jean-Claude Carrière

Le 16 Fév 2021
Jean-Claude Carrière et Yoshi Oida
Jean-Claude Carrière et Yoshi Oida
Jean-Claude Carrière et Yoshi Oida
Jean-Claude Carrière et Yoshi Oida

Point de recon­sti­tu­tion inté­grale de ce paysage au relief var­ié que fut la vie de Jean-Claude Car­rière tant évo­quée après sa dis­pari­tion. Mais, pour para­phras­er le titre d’une célèbre toile de Hoku­sai, Vue sur le mot Fuji, seule­ment quelques vues sur « la mon­tagne Car­rière » obtenues grâce à la prox­im­ité, par éclipses, que j’ai entretenue avec lui. L’instant biographique vaut autant que le par­cours panoramique : c’est une ques­tion de choix. Le myope et le pres­byte voient des choses dif­férentes mais l’essence de ce qu’ils parvi­en­nent à exam­in­er ne dif­fère pas.

Lorsque je pré­parais le numéro 40 – pour moi, inou­bli­able ! – de la revue Théâtre/Public con­sacré, pour la pre­mière fois, à la tra­duc­tion théâ­trale, émer­gence pro­pre aux années 80, je me suis voué à une enquête orale par­mi les fig­ures emblé­ma­tiques d’alors. Jean-Claude m’a accueil­li dans sa splen­dide mai­son près de la place Saint-Georges qui, par des objets et des pein­tures d’une splen­deur sans nom, dessi­nait son par­cours en zig-zag dans le monde autant que ses engoue­ments suc­ces­sifs. Une errance heureuse ! Nous devions par­ler de son tra­vail récent auprès de Peter Brook pour la ver­sion française de Tim­on d’Athènes qui avait ouvert en 1974 les Bouffes du Nord. Ils avaient relevé ce défi et réus­si, ensem­ble, à définir la phrase de Shake­speare par une organ­i­sa­tion pro­pre, dif­férente de la phrase française : ici ils avaient décelé l’énergie des « mots ray­on­nants », ces mots qui, rétifs aux soucis d’architecture de la syn­taxe clas­sique, sur­gis­sent, éclairent, se retirent dans une mou­vance irré­press­ible qu’il s’agit de capter lors du pas­sage d’une langue à l’autre.  Jean-Claude m’a ain­si évo­qué les vari­a­tions du mot « soleil » dans un des pre­miers mono­logues de Tim­on : son mou­ve­ment souter­rain, son mode de paraître et de dis­paraître, son appel, implicite, lancé dans la direc­tion du tra­duc­teur autant que de l’acteur. Mer­cure qui agite les veines du texte ! J’entendais et j’éprouvais la séduc­tion de sa voix, de son tim­bre velouté ponc­tué de sourires qui tem­péraient toute propen­sion à l’autorité du dis­cours si sou­vent  adop­tée dans les années 80. « Il ne faut jamais oubli­er que le dernier mot écrit par Shake­speare, au terme de La Tem­pête, c’est lib­erté » me révélait – il alors. Depuis, on l’a appris… Et une métaphore revint sou­vent — il aimait tant les métaphores, se dis­so­ciant aus­si du mépris dont elles étaient frap­pées à l’époque — la métaphore du tra­duc­teur placé dans une embar­ca­tion légère afin de « nav­iguer au plus près » : « cela préserve l’identité du texte et la lib­erté du tra­duc­teur » con­clu­ait –il. Voilà sa pos­ture adop­tée pour sa pre­mière ver­sion française d’une oeu­vre de Shake­speare dont il ne s’est jamais tout à fais éloigné !

Un soir qu’entassés dans un taxi nous nous diri­gions à trois ou qua­tre vers une table ronde en ban­lieue, j’ai demandé à Jean-Claude ce qu’il pen­sait de « l’homme de dos » qui fai­sait l’objet de mes préoc­cu­pa­tions con­stantes. Il m’a répon­du en citant une phrase de Peter Brook car, par-dessus tout, il était un être à même de tiss­er des échanges et de cul­tiv­er des liens : « Quand André Antoine a décidé de faire jouer cer­tains acteurs de dos est née la mise en scène » ! Opin­ion éton­nante : « le dos » de l’acteur assumait la con­sti­tu­tion d’un univers pro­pre au plateau désor­mais insoumis à la salle. Le jeu de face avec ce qu’il impli­quait comme soumis­sion était aban­don­né et la scène se dégageait de son emprise : avène­ment du met­teur en scène ! C’est blot­ti sur la ban­quette arrière que Jean-Claude m’a trans­mis cette idée éton­nante de Brook.

Jean-Claude était un laboureur réfrac­taire à la soli­tude avec ce qu’elle com­porte de ras­sur­ant et tout autant de frus­trant. Il aimait se livr­er à la vie dans sa pléni­tude, et c’est, sans doute, ce qui a nour­ri sa rela­tion priv­ilégiée avec Peter Brook. Il m’a évo­qué avec force détails — il savait les relever plus que nul autre ! — ces soirées partagées dans la mai­son d’un éru­dit expert, de Sacy, qui leur racon­ta le Mahab­hara­ta ; et lorsque le réc­it fut achevé ils se dirent, en pleine nuit, dans une rue déserte : « Un jour on va le faire » ! Con­trat respec­té, com­plic­ité assumée ! Mais à ce pacte sym­bol­ique fait face une autre « vue » tout aus­si sig­ni­fica­tive pour la mobil­ité de Jean-Claude. Nous par­lions depuis un bon moment au télé­phone le matin tôt quand Jean-Claude, en s’excusant, m’informa cour­toise­ment  de l’obligation impéra­tive de met­tre un terme à notre dia­logue : «  Je dois par­tir car j’ai un ren­dez-vous avec le Dalaï-lama à Rois­sy ». De prime abord, cela m’avait sem­blé être d’une mon­dan­ité sans nom, mais ensuite j’ai com­pris : il savait ne pas se repli­er dans son bureau pour chercher, indis­tincte­ment, son bien partout !

Lors d’un voy­age à Naples pour une ren­con­tre dont j’ai oublié l’objet — la mémoire fait un tri sévère et intran­sigeant — Jean-Claude me con­via à quelques prom­e­nades ensem­ble en for­mu­lant notre régime de déplace­ment : « Soyons pié­tons dans cette ville qui a capit­ulé devant la voiture » ! Il y en avait partout, garées sans le respect de nul inter­dit et nous, nous nous livri­ons à un véri­ta­ble slalom joyeux dans ce labyrinthe chao­tique des véhicules. De retour à Naples, plusieurs années plus tard, le diag­nos­tic for­mulé par Jean-Claude m’est revenu à l’esprit : la ville s’était rebelleé et avait pris sa revanche sur la voiture ! Mais notre prom­e­nade con­ser­vait son goût de jadis.

Ici et là, il m’a été per­mis de ren­con­tr­er cer­taines des nom­breuses femmes qui ont tra­ver­sé la vie de Jean-Claude. Des iden­tités con­traires, des rela­tions divers­es… jusqu’au moment où, dans un apparte­ment, près de Notre-Dame j’ai éprou­vé un dou­ble éblouisse­ment en ren­dant vis­ite à une mère et à sa fille, toutes deux venues d’Iran. La mère, Madame Tajadod, m’était con­nue de répu­ta­tion car elle avait col­laboré avec Peter Brook pour Orghast, son spec­ta­cle le plus rad­i­cal, et lui avait per­mis de redé­cou­vrir les sons per­dus d’une langue dis­parue, l’aves­ta. Une archéo­logue de la voix ! Sa sérénité était tein­tée d’une chaleur dis­crète. A côté, sa fille illu­mi­nait la pièce de sa beauté et de la bril­lance de son regard qui, ensem­ble, invi­taient, sans plus atten­dre, au dia­logue le plus con­fi­ant. Jean-Claude arri­va et en ouvrant les bras avoua sans réserve : « C’est ma famille ». Je ne les ai pas revus ensem­ble mais cet instant reste unique. Partage du bon­heur des êtres réu­nis ! Nahal est dev­enue sa femme et signa des livres grâce aux­quels j’ai retrou­vé « l’esprit de Téhéran ».

Quand est paru le Cer­cle des menteurs, ce recueil admirable de con­tes réu­nis par Jean-Claude, il m‘a dit lorsque je lui fis part de mon ent­hou­si­asme : « Georges, je veux te racon­ter une his­toire que j’ai décou­verte tar­di­ve­ment quand le livre était sous presse et, qu’à mon grand regret, je n’ai pu y intro­duire ». Nous sommes restés ensem­ble devant les Bouffes et il m’a par­lé : «  Dans une con­trée africaine il y avait un homme riche qui, mourant, appela son fils et il lui mon­tra sa mai­son ornée, débor­dant de déco­ra­tions et de nour­ri­t­ures et il lui dit avec con­tente­ment : « Tu vois, mon fils, tout ça est à toi ». 
Quelque temps plus tard, un vieil homme pau­vre, sur son lit de mort, lui aus­si, appela son fils et, ensem­ble, ils sor­tirent sur le pas de la hutte d’une mod­estie sans nom. Le père avec un geste large indi­qua à son fils les mon­tagnes et les plaines exposées sous leurs yeux  « Mon fils, tout ça est à toi » .

Cadeau « immatériel » de Jean-Claude que je porte avec moi.                                                                                                                                                                                                

P.S. Mar­garethe von Trot­ta qui fut son amie et qui est aus­si la mienne, m’a écrit : « Cher Georges, Moi aus­si je me sens un peu plus seule après la mort de Jean-Claude…  Il a eu une vie telle­ment riche et accom­plie, il était si impor­tant pour ses amis, aimé de tant de belles femmes… peu de gens ont con­nu cette pléni­tude. Alors il faut nous réjouir de l‘avoir ren­con­tré »

P.S. bis. Voici le dernier mes­sage que j’ai envoyé à Jean-Claude : « On dirait Peter… très attachante ren­con­tre urbaine ! Avec mon ami­tié fidèle, Georges »

Jean-Claude m’a répon­du : « Oui ! C’est pourquoi j’ai traduit « A l’écoute » de Peter chez Odile Jacob ! » Notre ultime échange ! Silence !

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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