Le masque dans la comédie et la poétique de la survie de Katrien van Beurden du Theatre Hotel Courage

Théâtre
Portrait

Le masque dans la comédie et la poétique de la survie de Katrien van Beurden du Theatre Hotel Courage

Le 19 Fév 2021
Theatre Hotel Courage - A room with a view © Moon Saris
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Theatre Hotel Courage - A room with a view © Moon Saris
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« Un jour j’é­tais assise à côté d’un homme sur un banc, il fai­sait très froid. Le vieil homme était ennuyé, il regar­dait fix­e­ment dans le vide. À un moment don­né, après env­i­ron dix min­utes, l’homme a soudaine­ment sauté et, très irrité, a com­mencé à chercher quelque chose dans sa poche, sous le banc, dans son sac, et il m’a crié : “Je déteste quand cela arrive. Quelqu’un m’appelle et je ne sais pas où est mon télé­phone”. Il a con­tin­ué à chercher son télé­phone alors j’ai com­mencé à l’aider en regar­dant partout où je pou­vais. Et soudaine­ment, à sa droite, il vit sa canette de bière et dit : “Ah, voilà.” Il ramas­sa sa canette de bière, la pres­sa et décrocha comme si c’était un télé­phone : “Ah Dieu, c’est toi. C’est gen­til de m’appeler. Ah, t’as la grippe ? C’est dom­mage. Si je pou­vais me charg­er de la terre pour un moment ? Pas de prob­lème. Bien sûr je peux ren­dre les pau­vres rich­es, arrêter les guer­res, et don­ner de la bière gra­tu­ite pour tout le monde. Con­sid­érez-le comme fait”. Il rac­crocha son télé­phone, se leva et, la tête haute, il dit : “Je suis désolé, je dois par­tir. Le devoir m’appelle”. Et il s’éloigna à grands pas. Cet inci­dent m’a mon­tré d’une manière très claire com­ment les gens peu­vent utilis­er leur imag­i­na­tion et ingéniosité pour sur­vivre dans un monde dif­fi­cile. À par­tir de ce moment, je suis dev­enue obsédée par l’idée de com­ment réus­sir à créer quelque chose à par­tir de rien1. » 

Com­ment avait fait ce sans-abri pour se trans­former en un rien de temps d’un homme exclu de la société en l’homme le plus puis­sant de la terre cor­re­spon­dant avec Dieu ? C’est cette ques­tion qui a poussé la néer­landaise Katrien van Beur­den à chercher une typolo­gie de théâtre anti­nat­u­ral­iste capa­ble de don­ner libre cours à l’imagination des acteurs et des spec­ta­teurs. Elle trou­ve dans les demi-masques de com­me­dia dell’arte cette force néces­saire à l’acteur pour se trans­former et créer tout un univers en un seul instant. Un univers rem­pli de per­son­nages qui utilisent con­stam­ment leur ingéniosité pour s’en sor­tir, qui lut­tent pour sur­vivre de façon comique, trag­ique et folle. Direc­trice artis­tique et met­teure en scène de la com­pag­nie néer­landaise The­atre Hotel Courage, Katrien van Beur­den est aus­si péd­a­gogue, actrice de ciné­ma et de télévi­sion. Elle enseigne le jeu masqué dans divers­es écoles de théâtre, uni­ver­sités et con­ser­va­toires à tra­vers le monde, de l’American School of Dra­mat­ic Art de New York, à la Codarts de Rot­ter­dam, au Free­dom The­atre de Jénine en Pales­tine. Elle est aujourd’hui recon­nue sur le plan inter­na­tion­al pour son engage­ment dans le renou­veau de ce style de jeu. En s’inspirant du tra­vail sur l’art de l’acteur mené par Jacques Lecoq et en util­isant les demi-masques en cuir du créa­teur français Den, Katrien van Beur­den a dévelop­pé au cours des quinze dernières années une méth­ode de tra­vail par­ti­c­ulière, pro­pre à ce qu’elle appelle la « comédie de la survie », afin de ques­tion­ner le vécu et l’imaginaire des pop­u­la­tions dans des zones de con­flit. Elle a mis au point une péd­a­gogie et une poé­tique per­son­nelle du jeu masqué liées à l’urgence de créer des car­ac­tères tragi­comiques nou­veaux en mesure de mon­tr­er l’hu­man­ité dans toute sa com­plex­ité.  

TheatreHotelCourage_Aroomwithaview_© Moon Saris
FILACANAPA 5, TheatreHotelCourage_Aroomwithaview_PPT 5

Sa pre­mière ren­con­tre avec les masques de com­me­dia advient pen­dant ses années de for­ma­tion au Con­ser­va­toire de théâtre d’Utrecht, où, à l’âge de dix-huit ans, elle a la pos­si­bil­ité d’assister à un mas­ter­class de trois jours de comme­dia dell’arte. Elle décou­vre un théâtre qui place au cen­tre de la créa­tion l’acteur, son imag­i­na­tion et sa vir­tu­osité scénique. Elle explique : « Le masque libère la créa­tiv­ité de l’ac­teur ; met­tre un masque c’est faire par­ler le corps. Chaque action, pen­sée, mot et émo­tion devi­en­nent ain­si immé­di­ate­ment vis­i­bles2 ». À par­tir du corps, l’ac­teur peut nour­rir son tra­vail d’une réal­ité vis­cérale qui émane de la vie. Le masque l’intéresse fon­da­men­tale­ment pour trois aspects : tout d’abord pour la force vitale qu’il dégage, une énergie débor­dante qui la fait se sen­tir vivante ; puis, parce qu’ayant vécu son enfance dans un envi­ron­nement famil­ial très com­plexe, les per­son­nages de com­me­dia, dans leur extrav­a­gance, lui sem­blent para­doxale­ment assez réal­istes ; et enfin, parce qu’elle arrive à percevoir le côté trag­ique émanant de leur folie. En Hol­lande, selon l’artiste, il y a une ten­dance très forte à sépar­er le tra­vail textuel de celui cor­porel, la com­me­dia en revanche lui appa­raît comme une forme de théâtre en mesure de faire cohab­iter ces deux aspects : un pont pour com­bin­er ensem­ble l’action et la parole. L’acteur, pour ren­dre plau­si­ble son per­son­nage, doit tra­vailler le masque à trois niveaux dif­férents : imag­i­natif, émo­tion­nelle et social. Si l’un des trois niveaux n’est pas atteint, le per­son­nage créé ne sera pas crédi­ble. Les demi-masques de com­me­dia sont ain­si con­sid­érés comme des out­ils de for­ma­tion fon­da­men­taux en rai­son de leur puis­sance d’imagination et de représen­ta­tion. Cette pra­tique enri­chit le bagage de l’acteur par des principes scéniques anciens comme l’improvisation, la styl­i­sa­tion et la typ­i­sa­tion des per­son­nages, et enfin la rela­tion directe avec le pub­lic, tout en met­tant en jeu l’élément fon­da­men­tal de l’altérité théâ­trale et par là la pos­si­bil­ité de représen­ter cet autre abstrait qui fait par­tie de notre présent. En effet, comme le soulig­nait Cather­ine Mounier à pro­pos du spec­ta­cle L’Âge d’ôr d’Ariane Mnouchkine, « seuls des théâtres codés peu­vent apporter une aide pour ren­dre sig­nifi­ant ce que l’on ne voit plus3 ».  

C’est de ce désir de quête d’une réal­ité con­tem­po­raine, qu’est née la com­pag­nie théâ­trale inter­na­tionale The­atre Hotel Courage dont le nom même est lié au pro­jet de recherche-créa­tion à visée anthro­pologique que Katrien van Beur­den a imag­iné avec ses col­lab­o­ra­teurs, les acteurs Sacha Muller, Anne Fé de Boer et Thomas van Ouw­erk­erk, encore aujourd’hui les piliers de la com­pag­nie. Elle racon­te : 

TheatreHotelCourage_Aroomwithaview_© Moon Saris
TheatreHotelCourage_Aroomwithaview_©Moon Saris

 « Un jour j’étais avec des amis, nous mar­chions dans un parc, et nous nous sommes demandés quel serait cet endroit où toute sorte de gens pour­raient se ren­con­tr­er. Nous avons tout de suite pen­sé à l’hôtel, car c’est là qu’il pour­rait y avoir à la fois des réu­nions entre des hommes poli­tiques, des ren­dez-vous entre amants secrets, un clochard assis dehors, des refugiés qui tra­vail­lent au noir en cui­sine. Du coup on s’est dit que l’hôtel était l’endroit du monde où l’on pou­vait représen­ter toutes les hiérar­chies et les adver­sités de la société. Mais dans ce théâtre de la survie, il faut du courage, de ce fait j’ai rajouté le mot “courage” à celui d’“hôtel”. Puis on a décidé de par­tir à la recherche des per­son­nes qui auraient pu habiter notre hôtel4 ». 

En 2012, avec sa troupe, Katrien van Beurben com­mence ain­si un long voy­age de recherche et créa­tion qui l’amène pen­dant cinq ans à sil­lon­ner le monde avec ses masques à la recherche de nou­veaux car­ac­tères, afin de col­lecter des réc­its por­tant sur des formes spé­ci­fiques d’altérité nou­velles dans le panora­ma des types fix­es de com­me­dia, comme le refugié, le dic­ta­teur, le sol­dat, etc. Dans chaque pays qu’elle vis­ite – Pales­tine, Inde, Ghana, Iran, USA –, elle tra­vaille avec des acteurs du ter­ri­toire, des étu­di­ants, des réfugiés, des pop­u­la­tions trib­ales et des citadins d’o­rig­ines dif­férentes. Avec ces publics, elle crée des per­for­mances qui répon­dent à la ques­tion « Si le monde était un hôtel, quelle y serait votre place et votre posi­tion ? ». Pour ce faire, les masques de com­me­dia ne sont pas abor­dés d’un point de vue his­torique, mais en util­isant les asso­ci­a­tions arché­typ­ales qu’ils évo­quent : Pan­talon, par exem­ple, devient l’archétype du vieil homme qui s’ac­croche à la vie, parce qu’il sait que la mort est proche ; le Doc­teur, l’homme qui croit tout savoir, mais qui en réal­ité ne sait rien ; le Cap­i­taine, celui qui pré­tend être tout ce qu’il n’est pas. Puis, elle tra­vaille aus­si le type du jeune garçon impul­sif qui veut con­stam­ment jouer – l’Arlequin – ou bien de la vieille dame qui erre autour de la mai­son la nuit à la recherche de son amant.  

TheatreHotelCourage_Aroomwithaview_© Moon Saris
TheatreHotelCourage_Aroomwithaview_© Moon Saris

Chaque groupe développe sa pro­pre vision des dif­férents arché­types à par­tir de l’observation du con­texte social et poli­tique qui les entoure. Il apprend à com­pren­dre le masque à tra­vers des tech­niques de jeu assez pré­cis­es et con­traig­nantes, qui leur per­me­t­tent par la suite de créer ses pro­pres per­son­nages por­teurs d’une his­toire reliée sym­bol­ique­ment à l’une des pièces de cet hôtel babélique : « Les per­son­nages arché­ty­paux per­me­t­tent aux his­toires de tran­scen­der le temps, l’e­space et la cul­ture, et révè­lent les besoins que nous avons tous en com­mun, nous dévoilant un endroit où nous pou­vons rire et pleur­er par rap­port à nos capac­ités à sur­vivre dans le monde d’au­jour­d’hui5 ». L’utilisation de l’objet masque apporte une plus grande lib­erté à l’artiste qui résulte du fait même d’être masqué. L’ac­teur ne se cache jamais der­rière un masque, mais garde une posi­tion d’une cer­taine manière priv­ilégiée. L’acteur par­le directe­ment au pub­lic, créant à tra­vers le rire et sa prop­a­ga­tion une « com­mu­nauté de voisins », pour repren­dre l’expression de John Dewey. Con­den­sant la vie avec humour et la ren­dant plus proche de l’idéal, le masque sem­ble faciliter une scé­nar­i­sa­tion fic­tive des con­flits et des hiérar­chies sociales, au-delà des bar­rières lin­guis­tiques et cul­turelles. L’idée à la base de cette pra­tique théâ­trale, qui s’apparent à celle du com­mu­ni­ty the­atre, c’est que le théâtre est un moyen impor­tant pour les com­mu­nautés de partager des his­toires, de par­ticiper au dia­logue poli­tique et de met­tre fin à l’ex­clu­sion crois­sante des groupes de citoyens mar­gin­al­isés.  

Le pre­mier pays que la troupe vis­ite en 2012 est la Pales­tine, où elle avait été invitée par le directeur artis­tique du Free­dom The­atre, Juliano Mer-Khamis, peu de temps avant son assas­si­nat. C’est à Jénine que Katrien van Beur­den se rend compte que ses intu­itions sur le pou­voir cathar­tique du masque sont exactes. La réac­tion du pub­lic du vil­lage qui assiste à la per­for­mance réal­isée après le mois de répéti­tion est extrême­ment vive, voire vio­lente : les spec­ta­teurs inter­agis­sent avec les per­son­nages, leur cri­ent dessus, mon­tent sur la scène. Ils ne se préoc­cuent aucune­ment du fait qu’il s’agisse de masques : ils adhèrent totale­ment à ce monde fan­tas­tique fait d’archétypes de la société. « J’ai retrou­vé là, j’en étais con­va­in­cue, la fonc­tion que ce théâtre pou­vait recou­vrir. Une fonc­tion pas du tout intel­lectuelle, mais une explo­sion d’énergie6 ». Dans chaque pays vis­ité, Katrien van Beur­den ne col­lecte pas sim­ple­ment des his­toires, mais fédère aus­si autour d’elle des comé­di­ens dotés d’une sen­si­bil­ité par­ti­c­ulière pour le jeu masqué. En 2017, à la fin de la pre­mière étape de ce long voy­age, quinze acteurs7 de tout hori­zon sont réu­nis à Ams­ter­dam pour con­stru­ire et inter­préter cet hôtel imag­i­naire pour le spec­ta­cle The room with a view, issu de ce tra­vail de col­lec­tage de réc­its sur les dif­férents ter­rains. Chaque acteur choisit un masque dans lequel il se recon­naît ou qui représente quelqu’un dont il aimerait racon­ter l’his­toire. En six semaines, en tra­vail­lant avec des musi­ciens pro­fes­sion­nels et en n’utilisant rien d’autre que du mime, de la musique et des masques, les acteurs don­nent vie, dans un espace com­plète­ment vide, aux his­toires recueil­lies. Ces his­toires, sous forme de solos ou de con­trastes, ont été mon­tées ensem­ble pour créer cet espace mythique représen­tatif de l’humanité. Ce qui est frap­pant, c’est la pas­sion et l’énergie déployées sur scène par ces acteurs, prob­a­ble­ment du fait que dans les endroits où les gens sont con­fron­tés à des tragédies, fab­ri­quer quelque chose à par­tir de rien est le plus grand art qu’ils puis­sent pra­ti­quer. En jouant, ils peu­vent tra­vers­er des fron­tières (physiques et morales), dire tout ce qu’ils veu­lent, ne plus subir la vio­lence de l’oppresseur.  

Theatre Hotel Courage - A room with a view  © Moon Saris
The­atre Hotel Courage — A room with a view © Moon Saris

« En Pales­tine, nous avons un dic­ton : “quand quelqu’un meurt, nous ne pleu­rons pas parce que le sel de nos larmes sèche l’e­sprit de ceux qui nous ont quit­tés”. Mon nom est Sabre Shreim et je viens de Jénine, en Pales­tine. Mon père a été tué devant mes yeux quand j’avais dix ans. Il y a beau­coup de choses que je ne peux ver­balis­er, mais le masque m’aide à le com­mu­ni­quer en imag­i­na­tion. En jouant un vieil homme, je rends hom­mage à tous ceux qui por­tent des his­toires qui doivent être racon­tées au fil des années8. » 

Depuis 2017, avec son The­atre Hotel Courage, Katrien van Beur­den pour­suit son voy­age à tra­vers le monde avec ses masques en col­lec­tant de nou­velles his­toires et en con­tin­u­ant à creuser cette voie d’un comique pop­u­laire dénon­ci­a­teur des injus­tices sociales visant l’émancipation citoyenne. 

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Katrien van Beurden
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Giulia Filicanapa
Docteure en Études théâtrales et en Études italiennes, enseignante-chercheuse, metteure en scène.Plus d'info
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