Le renversement de l’écriture : de Théâtre populaire à La Chambre claire.

Théâtre
Réflexion
Portrait

Le renversement de l’écriture : de Théâtre populaire à La Chambre claire.

Le 7 Avr 2021
#135 Alternatives Théâtrales_Philoscène_Juillet 2018
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« ‑Quel est le but de tout cela ?

-Peut-être qu’il n’y a pas de but ?

-“Cepen­dant ! “et Pécuchet répé­ta deux ou trois fois “cepen­dant” sans trou­ver rien de plus à dire. »

Bou­vard et Pécuchet, Flaubert.

            Dans les années 1950, Roland Barthes par­ticipe en tant que cri­tique dra­ma­tique à la créa­tion de la revue bimen­su­elle Théâtre pop­u­laire créée en 1953, dirigée par Robert Voisin avec pour comité de rédac­tion : Roland Barthes, Guy Dumur, Mor­van Lebesque, Bernard Dort, Hen­ri Labor­de et Jean Paris. La revue est alors instal­lée dans le 6earrondisse­ment de Paris, rue Saint-André des Arts et est pub­liée aux Édi­tions de l’Arche de 1953 à 1964. La revue se pense ini­tiale­ment comme le pen­dant théorique autonome de Théâtre Nation­al Pop­u­laire de Jean Vilar alors situé au Palais de Chail­lot. Ces pre­miers textes sur le théâtre cor­re­spon­dent à une époque où le théâtre est un art très investi poli­tique­ment. À ce titre, Barthes s’inscrit dans une cer­taine his­toire française du rap­port au théâtre comme espace poli­tique et utopique, on pense notam­ment au Liv­ing The­ater fondé en 1947 et qui prend son essor dans les années 1960 au moment où Barthes délaisse le théâtre. En effet, à la suite de la décou­verte de Brecht, Barthes délaisse petit à petit le théâtre en tant que tel. C’est seule­ment à la fin des années 1970 qu’il se rep­longe dans ses textes de jeunesse à la demande de Jean-Loup Riv­ière — alors étu­di­ant de Barthes dans le petit sémi­naire à l’École Pra­tique des Hautes Études — dans le but de faire un recueil de ses écrits sur le théâtre1.

  1. Mod­i­fi­ca­tions de Barthes 

L’ombre d’une lec­ture pointilleuse à l’excès qui voudrait à tout prix forcer le sens des mod­i­fi­ca­tions que Barthes apporte à ses écrits sur le théâtre, parus ini­tiale­ment dans la revue Théâtre pop­u­laire, puis repris à la demande de Jean-Loup Riv­ière, à la fin des années 1970, n’a cessé de plan­er sur cet arti­cle. Que faire de deux points qui se trans­for­ment en point-vir­gule ? de la sup­pres­sion d’un tiret ? ou encore d’une cor­rec­tion orthographique ? L’énigme de l’abandon du théâtre par Roland Barthes dans les années 1950 demeure si forte, que l’on aimerait que dans ces mod­i­fi­ca­tions se révèle le sens le plus pro­fond de ce délaisse­ment, mais le « cepen­dant » de notre exer­gue n’appelle peut-être, dans un pre­mier temps, pas d’alternative. 

Il appa­raît donc néces­saire de com­mencer par faire l’hypothèse que ces mod­i­fi­ca­tions sig­na­lent une relec­ture des textes ini­ti­aux davan­tage qu’une réécri­t­ure. Tra­vail de reprise dont Barthes dit à plusieurs repris­es qu’elle provoque chez lui de la peur (« coincé par la peur : ou c’est raté ‑et alors blessure nar­cis­sique, décourage­ment -, ou c’est bien, mais alors : c’était bien, impuis­sance à le refaire »)2 mais dont il est cou­tu­mi­er puisque c’est un de ses modes de pub­li­ca­tions prin­ci­paux, c’est déjà le cas des Mytholo­gies et des Essais Cri­tiques lorsque Jean-Loup Riv­ière lui fait la propo­si­tion de repub­li­ca­tion. Les mod­i­fi­ca­tions sont très sou­vent de l’ordre du détail, elles por­tent sur la ponc­tu­a­tion, l’orthographe, la sup­pres­sion de cer­tains sous-titres et la trans­for­ma­tion de titres. Elles visent aus­si à sin­gu­laris­er une écri­t­ure ini­tiale­ment élaborée dans l’entreprise col­lec­tive de la revue comme le mon­tre leur paru­tion dans les Ecrits sur le théâtre. Ain­si cer­tains textes parus anonymement, comme les édi­to­ri­aux, se révè­lent être signés par Roland Barthes3. Cette sin­gu­lar­i­sa­tion de l’écriture va de pair avec une décon­tex­tu­al­i­sa­tion de celle-ci : on note la sup­pres­sion de ren­vois qui sont faits par rap­port à d’autres textes parus dans Théâtre pop­u­laire. L’écriture cri­tique se déracine pour accéder à un dis­cours plus théorique, ce qui est ren­du par­ti­c­ulière­ment frap­pant par le pas­sage du « je » à l’impersonnel « on » dans cer­tains arti­cles. Ce pas­sage à l’impersonnel témoigne aus­si de la dis­tance avec laque­lle Roland Barthes envis­age ses écrits de jeunesse dans lesquels il ne se retrou­ve pas tou­jours.

  • Du mil­i­tan­tisme à la théorie poli­tique.

Cette relec­ture con­duit Barthes à apporter des mod­i­fi­ca­tions qui visent à sim­pli­fi­er le style, ce qui est un pro­jet esthé­tique qui lui tient à cœur depuis la paru­tion des Frag­ments d’un dis­cours amoureux en 1977. Il cherche donc à ren­dre son écri­t­ure moins polémique comme le mon­tre par exem­ple la sup­pres­sion de cer­taines attaques ad hominem envers des cri­tiques, dont peut-être les noms n’évoquent par ailleurs plus grand-chose aux lecteurs des années 1970. Ain­si, dans l’article « À l’avant-garde de quel théâtre ? » on passe de la phrase : « les “hardiess­es” qui choquent tant par­fois M. Gau­ti­er, sont, en fait et déjà, mon­naie courante dans un art col­lec­tif comme le ciné­ma »4 à : « les “hardiess­es” qui choquent tant par­fois la cri­tique académique, sont en fait et déjà, mon­naie courante dans un art col­lec­tif comme le ciné­ma ».5 Barthes généralise son pro­pos en effaçant les noms et on peut penser que cela lui per­met aus­si de faire accéder son dis­cours au rang d’écrit théorique.

Dans la pré­face aux Ecrits sur le théâtre, Jean-Loup Riv­ière témoigne des réti­cences de Barthes au moment de cette relec­tures et il écrit au sujet des mod­i­fi­ca­tions apportées par l’auteur : « elles étaient idéologiques par­fois, styl­is­tiques sou­vent. Idéologiques quand les textes lui sem­blaient trop directe­ment référés au sar­trisme et au marx­isme de sa for­ma­tion intel­lectuelle, styl­is­tiques par la récur­rence d’un lex­ique qu’il avait aban­don­né. C’était surtout ce qu’il y avait de “mil­i­tant” dans ces textes qui lui était insup­port­able. »6. En effet, cer­taines cor­rec­tions por­tent sur le lex­ique mais pour autant il n’y a pas de refonte idéologique des arti­cles de la part de Barthes. La relec­ture de ces textes passés con­stitue peut-être, pour Barthes, une expéri­ence de ce que Freud appelle l’« inquié­tante étrangeté », dans la mesure où Barthes revient à un dis­cours qui était le sien et donc qui lui est fam­i­li­er, tout en même temps qu’il refuse de se recon­naître dans ce dis­cours fasciné et vir­u­lent qui au moment de la relec­ture, n’est plus le sien. 

Cepen­dant, si le vocab­u­laire mil­i­tant est sup­primé, le mes­sage poli­tique de ces textes n’est pas altéré pour autant. C’est ce que l’on peut remar­quer dans l’article « Les mal­adies du cos­tume de théâtre » paru ini­tiale­ment dans le Théâtre pop­u­laire n°12 de mars-avril 1955 où Barthes s’érige con­tre le souci esthé­tique portée aux cos­tumes qui con­duit à regarder indépen­dam­ment chaque élé­ment de la mise en scène et évac­ue la pos­si­bil­ité d’une lec­ture totale de l’œuvre où chaque élé­ment con­tribue à la com­préhen­sion d’un autre. Il écrit donc dans un pre­mier temps : « c’est réduire l’œuvre à une con­jonc­tion aveu­gle de per­for­mances et de respon­s­abil­ité »7 pour ensuite repren­dre « c’est réduire l’œuvre à une con­jonc­tion aveu­gle de per­for­mances »8. La com­para­i­son des deux écrits mon­tre que seule la notion très sar­tri­enne de « respon­s­abil­ité » est effacée. On peut même aller jusqu’à penser que dans l’article orig­i­nal cette notion est sura­joutée à la phrase comme une manière de scan­der le dis­cours. En effet, la phrase ne fait pas telle­ment sens dans la pre­mière occur­rence d’autant que le terme « respon­s­abil­ité » appa­raît au sin­guli­er. Qu’est-ce qu’une con­jonc­tion de per­for­mances et de respon­s­abil­ité ? La phrase se con­stru­it presque comme une synec­doque. On peut penser qu’il y avait alors chez Barthes la volon­té de se con­stituer poli­tique­ment face à la fig­ure de Sartre et donc d’emprunter les ter­mes de celui qui représente alors l’intellectuel engagé. Vingt ans plus tard, Barthes cherche à renouer avec une pen­sée plus évi­dente et moins ampoulée qui se défait du sur­moi poli­tique sar­trien. 

  • Barthes écrivain : un change­ment d’ethos.

Cette sim­pli­fi­ca­tion du style va donc dans le sens de cet agace­ment face à un dis­cours mil­i­tant tout en même temps que cela désigne la volon­té de se con­stru­ire autrement, non plus en tant que cri­tique jour­nal­is­tique mais comme écrivain. Les cor­rec­tions apportées par Barthes, loin de con­duire à une atténu­a­tion de son pro­pos poli­tique vont par­fois jusqu’à l’accentuer, comme c’est le cas dans son arti­cle « À l’avant-garde de quel théâtre ? » écrit pour le numéro de Théâtre pop­u­laire du 1er Mai 1956. Ain­si, à l’alternative ini­tiale­ment pro­posée au sujet de la notion d’avant-garde : « qu’il fal­lait ou assumer ou con­tester. »9, répond la sup­pres­sion sans appel du choix pro­posé précédem­ment : « qu’il fal­lait con­tester. »10. La pos­si­bil­ité d’« assumer » le choix esthé­tique de l’avant-garde n’est plus une option inter­mé­di­aire pos­si­ble pour Roland Barthes. Plusieurs autres sup­pres­sions ou mod­i­fi­ca­tions de Barthes vont dans le sens d’une affir­ma­tion poli­tique plus tranchée et plus ferme que dans les écrits ini­ti­aux. C’est le cas aus­si dans un arti­cle sur la mise en scène par Vilar de Ruy-Blas de Vic­tor Hugo, où Barthes écrit dans un pre­mier temps : « Ain­si, Ruy-Blas, selon Hugo con­cerne trois publics : les femmes, les penseurs, la foule, et cha­cun de ces groupes (à vrai dire plus psy­chologiques que soci­aux) doit trou­ver dans la pièce pâture pour sa pro­pre idéolo­gie »11. Au moment de repren­dre cet arti­cle il trans­forme la con­struc­tion à valeur inten­sive « plus…que » en néga­tion fer­mée « (évidem­ment psy­chologiques et non pas soci­aux) »12. Le pas­sage du Barthes cri­tique au Barthes écrivain ne fait donc pas de lui un penseur apoli­tique ou dépoli­tisé, bien au con­traire. Ce qui va con­tre toute une représen­ta­tion de Barthes comme un penseur éloigné de la poli­tique qui se serait replié vers l’intime. Si ce mou­ve­ment de l’écriture est bien réel chez Barthes, ce dernier donne aus­si à l’intime une dimen­sion davan­tage poli­tique qu’individualiste et domes­tique. 

En effet, sa pen­sée poli­tique sem­ble affer­mie et plus rigoureuse tout en même temps qu’elle se défait d’une cer­taine vio­lence. Une autre cor­rec­tion va dans ce sens : il s’agit cette fois-ci d’un ajout fait entre par­en­thèse, et l’on sait que chez Barthes les par­en­thès­es con­ti­en­nent sou­vent l’essentiel. Il est tou­jours ques­tion de l’article sur la pièce de Vic­tor Hugo, Ruy-Blas, paru dans les « Chroniques » de la revue Théâtre pop­u­laire de mars-avril 1954. Roland Barthes cri­tique la mise en scène de Vilar qui reprend les codes de la comédie de car­ac­tères sans y par­venir et utilise le per­son­nage moliéresque d’Harpagon pour servir de con­tre-exem­ple. Il écrit au sujet du nom d’Harpagon qu’il « vise à détru­ire par l’excès même de son principe toute une société, dis­solvant, la famille, l’amour, toutes les con­struc­tions quo­ti­di­ennes et réelles de la nature. »13. Lors du remaniement de ses textes Barthes écrit que le nom d’Harpagon « vise à détru­ire par l’excès même de son principe toute une société, dis­solvant la famille, l’amour, toutes les con­struc­tions quo­ti­di­ennes et réelles de la nature (ou de l’Histoire).14 ». L’alternative ouverte par la par­en­thèse fonc­tionne comme un com­men­taire en marge et sem­ble indi­quer que le con­cept de nature n’est pas effi­cient pour la cri­tique. C’est donc le Barthes des Mytholo­gies qui inter­vient dans son texte pour don­ner une plus grande portée poli­tique à son analyse à tra­vers le prisme démys­ti­fi­ant de l’Histoire qui appa­raît ici avec un grand « H » alors même que Barthes s’évertue tout au long de ses repris­es à trans­former la majus­cule en minus­cule.

Les cor­rec­tions apportées par Barthes ten­dent à faire pass­er son pro­pos du statut de cri­tique jour­nal­is­tique mil­i­tant à celui de cri­tique théorique et d’écrivain. Ce déplace­ment de l’écriture va alors de pair avec une cer­taine nar­ra­tivi­sa­tion de celle-ci. On peut observ­er cette méta­mor­phose du style dans les mod­i­fi­ca­tions apportées par Barthes au sein de son arti­cle inti­t­ulé Le Lib­ertin (sur la mise en scène de l’opéra de Stravin­sky). Il écrit d’abord : « Sor­tant du Lib­ertin, il faut bien con­venir que Faust représente tou­jours pour les Français l’état super­latif de leur opéra. »15 pour réécrire ensuite : « Lorsqu’on sort du Lib­ertin, il faut bien con­venir que Faust représente tou­jours pour les Français l’état super­latif de leur opéra ». On passe alors du par­ticipe présent qui fait signe ici vers l’immédiateté d’un mou­ve­ment à une mise en réc­it intro­duite par la con­jonc­tion « lorsque ». A ce titre, il est intéres­sant de remar­quer que Diana Knight dans son ouvrageBarthes and Utopia : Space, Trav­el, Writ­ing16, men­tionne ce même phénomène de nar­ra­tivi­sa­tion du dis­cours cri­tique dans la recon­fig­u­ra­tion des « petites mytholo­gies du mois » parues dans les Let­tres Nou­velles en livre, Les Mytholo­gies. Comme si la mise en réc­it était le signe d’un pas­sage de l’article à l’œuvre, du théâ­tral au romanesque. De la même manière la trans­for­ma­tion de cer­tains points ou deux points en points vir­gule con­stru­it la phrase comme une péri­ode et donc comme une écri­t­ure lit­téraire davan­tage que comme une écri­t­ure jour­nal­is­tique. C’est ce que l’on peut remar­quer dans son arti­cle sur Le Plus heureux des trois de Labiche mis en scène par Robert Postec où Barthes écrit d’abord : « Le procédé est très sim­ple : Labiche est soigneuse­ment dis­sous dans le mythe 1900 : on sait que ce mythe fonc­tionne tou­jours comme un ali­bi d’irresponsabilité »17 pour mod­i­fi­er ensuite la ponc­tu­a­tion : « Le procédé est très sim­ple : Labiche est soigneuse­ment dis­sous dans le mythe 1900 ; on sait que ce mythe fonc­tionne tou­jours comme un ali­bi d’irresponsabilité »18. La trans­for­ma­tion des deux points en un point-vir­gule donne le sen­ti­ment que le dis­cours est moins scan­dé et cherche à se flu­id­i­fi­er et la chronique se trans­forme en réc­it.

  1. Cepen­dant, La Cham­bre claire : un théâtre en images.

Cette méta­mor­phose de l’écriture barthési­enne prend de l’ampleur au regard de ce que rap­pelle Jean-Loup Riv­ière dans sa pré­face : « Au moment où il relit ses textes anciens, il est en train d’écrire La Cham­bre claire, un livre sur la pho­togra­phie où se retrou­vent à la fois les con­séquences les plus aiguës des réflex­ions anci­ennes sur le théâtre, et le cours plus récent de la médi­ta­tion auto­bi­ographique. Le vieux style lui est insup­port­able, il le tire en arrière alors qu’un livre, nou­veau à tous égard est en cours d’écriture. »19. Ce rap­pel con­textuel nous per­met d’énoncer notre sec­onde hypothèse d’analyse :  La Cham­bre claire est le négatif (au sens pho­tographique) des arti­cles de théâtre repris par Barthes. Tout en nous inscrivant dans la lignée de Jean-Loup Riv­ière, nous pro­posons de con­sid­ér­er que La Cham­bre claire n’est pas un livre « nou­veau à tous égards ». En effet, alors que les Ecrits sur le théâtre con­stituent une relec­ture cri­tique des textes parus, entre autres, dans Théâtre pop­u­laire ; La Cham­bre claire en est la réécri­t­ure, la refonte théorique et lit­téraire. L’alternative au « cepen­dant » énon­cé dans le vide par Pécuchet donne bien, dans notre cas, suite à une sec­onde propo­si­tion et ouvre un autre champ d’analyse. Peut-être était-il impos­si­ble de creuser davan­tage le sens des mod­i­fi­ca­tions de Barthes, car le texte et par­tant le sens eux-mêmes s’étaient déplacés. 

  1. Un con­texte utopique.    

On repère ain­si une struc­ture en chi­asme entre le début et la fin de l’œuvre barthési­enne. Le con­texte utopique dans lesquels s’élaborent ces textes sem­ble se répon­dre de part en part de l’œuvre et se nouer autour de la pho­togra­phie. À l’expérience pra­tique de l’élaboration d’un théâtre utopique dans les années 1950 avec le met­teur en scène et l’acteur Jean Vilar répond le con­texte d’une autre utopie pra­tique à par­tir de laque­lle s’élabore le des­sein de Jean-Loup Riv­ière. Celui-ci écrit au sujet de son pro­jet de recueil : « [il] conserv[ait] pour­tant une force encore fraîche dans la France d’après-Mai 68, dans la France post-gaulli­enne, à l’époque d’un mou­ve­ment artis­tique où le théâtre sor­tait des théâtres, où se répandaient les leçons de Gro­tows­ki, les expéri­ences du Liv­ing The­ater, etc. ».20 Au théâtre utopique des années 1950 incar­né par Vilar puis par Brecht répond l’utopie réal­isée de Mai-1968, au sens où l’entend Louis Marin dans Utopiques : jeux d’espace. En effet, pour ce dernier Mai 1968 « a un rap­port direct avec l’utopie, sinon dans cer­taines reven­di­ca­tions qui s’y man­i­festèrent, du moins dans son car­ac­tère glob­al de fête révo­lu­tion­naire. »21.Par un effet de surim­pres­sion, l’on pour­rait ajouter à cette con­struc­tion en miroir, l’hypothèse selon laque­lle Barthes pro­pose dans La Cham­bre claire, une utopie théâ­trale fic­tive et théorique. Nous définirons ici le terme utopie comme une con­struc­tion fic­tive qui con­tient en elle l’esquisse d’un autre monde pos­si­ble dans le non-lieu de l’imaginaire, qui, par le ren­verse­ment qu’elle provoque con­tient une force sub­ver­sive. Cette sub­ver­sion tient au ren­verse­ment que Barthes fait opér­er à son écri­t­ure en pas­sant de la scène à la salle. Andy Stafford défend cette idée d’une illim­i­ta­tion éman­ci­patrice de l’écriture dans cette trans­la­tion du théâtre au texte : « Barthes’s very train­ing as a skill­ful and accom­plished writer, a per­former of lan­guage, was influ­enced by the destruc­tion of the bar­ri­er sep­a­rat­ing the the­atre (the the­atri­cal) from the writ­ten text. »22.

  • Le théâtre utopique : entre écrit et image.

Il con­vient dès lors de s’interroger aus­si sur une mod­i­fi­ca­tion typographique impor­tante entre les textes orig­in­aux et les textes tels qu’ils sont repris par Barthes. En effet, dans les Ecrits sur le théâtre, n’apparaissent pas les pho­togra­phies qui accom­pa­g­nent sou­vent les cri­tiques de théâtre. Or, si ces pho­togra­phies ne ser­vent qu’à illus­tr­er le pro­pos tenu dans les arti­cles, leur présence rap­pelle pour­tant que la pho­togra­phie est, dès le début de l’œuvre de Barthes, celle qui accom­pa­gne l’écriture et qui est asso­ciée au théâtre. Ce com­pagnon­nage de la pho­togra­phie et du texte est analysé notam­ment par Jacque­line Gui­t­tard qui écrit dans son arti­cle « La pho­togra­phie : pour un locus amoenus barthésien » qu’on 

« pour­rait con­sid­ér­er sans exagér­er que l’ensemble de l’œuvre de Roland Barthes est un dis­posi­tif pho­to-lit­téraire. Pour preuve, la galerie pho­tographique qui s’est con­sti­tuée au fil des ouvrages comme des textes théoriques com­prend a min­i­ma 215 clichés, d’une extrême diver­sité. La pho­togra­phie sémi­ologique – l’annonce-presse Pan­zani dans “Rhé­torique de l’image” — et la pho­togra­phie sub­jec­tive de La Cham­bre clairetout par­ti­c­ulière­ment “Jardin d’hiver”, ont con­nu une for­tune telle qu’elles ont en quelque sorte occulté la part du cor­pus qui ne rel­e­vait ni d’une caté­gorie sémi­ologique, ni d’une caté­gorie nos­tal­gique. » 23.

Le texte qui amorce le ren­verse­ment de l’écriture barthési­enne est l’article inti­t­ulé « Sept pho­tos mod­èles de Mère Courage » qu’il pro­pose dans le Théâtre Pop­u­laire du 3e trimestre 1959. La représen­ta­tion théâ­trale est alors immo­bil­isée par les pho­togra­phies de Roger Pic, la mise en scène se mue en une suite de tableaux vivants. Dans son ouvrage Roland Barthes con­tem­po­rain, Mag­a­li Nachter­gael écrit à ce pro­pos : 

« Entre Brecht et Barthes s’intercale donc un jour­nal­iste, Pic, mais aus­si un art du pho­tore­portage en plein essor ; et qui incar­ne une ten­dance majeure de la pho­togra­phie con­tem­po­raine. La scène de théâtre se dou­ble d’une toute autre dimen­sion, celle d’un théâtre des opéra­tions qui vient témoign­er des événe­ments en dif­féré, à la manière d’une recon­sti­tu­tion doc­u­men­taire. Le théâtre des opéra­tions, en ter­mes mil­i­taires est un champ de bataille. Il est aus­si l’hémicycle des écoles de médecine où la chirurgie s’expose in vivo. »24.

Le recours à la pho­togra­phie per­met à Barthes de se faire le chirurgien d’un corps réduit à l’aplat de la page qu’il peut alors découper en lais­sant se déploy­er une jouis­sance fétichiste. Au col­loque de Cerisy de 1977, Barthes explique à Raphaël Lel­louche : « […]au ciné­ma j’aime tou­jours être au fond. […] les con­di­tions de mon fétichisme iconique, c’est le cerné et l’éclairé, l’incarnation idéale de l’image cernée, éclairée, fétichisée, ce serait le tableau vivant, qui n’existe plus, qui mar­qué mon enfance par cer­tains sou­venirs. »25. La pho­togra­phie et plus pré­cisé­ment le pho­tore­portage appa­raît comme le moyen pour Barthes de demeur­er « au fond » de la salle. À cet égard, La Cham­bre claire con­stitue aus­si un théâtre utopique au sens de théâtre heureux, dans la mesure où elle per­met à la jouis­sance fétichiste de se déploy­er et même de se théoris­er à tra­vers la notion de punc­tum. Celle-ci s’est ini­tiale­ment élaborée à tra­vers la réflex­ion de Barthes sur l’instant prég­nant chez Brecht qu’il abord évo­quée dans « Com­men­taire. Pré­face à Brecht, Mère Courage et ses enfants (avec des pho­togra­phies de Pic) ». Ensuite, il l’a davan­tage théorisée dans « Diderot, Brecht, Eisen­stein », où le recours à la trans­mé­di­al­ité mon­tre que la notion de théâtre se dépasse à tra­vers celle de « tableau-vivant » qui tran­scende les arts. Le « tableau-vivant » appa­raît alors comme ce qui per­met d’associer l’animé à l’inanimé et d’opérer une trans­la­tion du théâtre au texte. Le théâtre et le ciné­ma sont réduits au seul pho­togramme. Aus­si la véri­ta­ble oppo­si­tion sem­ble être davan­tage celle de la pho­togra­phie et du texte avec en arrière-fond la ques­tion du poli­tique.

  • Une cer­taine pen­sée du texte.

La Cham­bre claire con­stru­it un théâtre utopique qui se tient dans un non-lieu imag­i­naire que con­stru­it le texte barthésien. Ain­si, l’espace théâ­tral s’immobilise à tra­vers les pho­togra­phies et s’anime par le com­men­taire qu’il en fait et par les pos­si­bil­ités fic­tion­nelles que la cri­tique déploie. Dans une inter­view du 1er jan­vi­er 1971, Barthes revient sur sa par­tic­i­pa­tion à la revue en expli­quant que ce qui man­quait le plus à Jean Vilar et à la revue Théâtre Pop­u­laire était un pen­dant théorique à l’élaboration pra­tique qu’ils pro­po­saient. À ce titre, on peut penser que Brecht n’a pas unique­ment été l’objet d’une fas­ci­na­tion mor­tifère à la suite de laque­lle Barthes aurait délais­sé le théâtre. En effet, on peut sup­pos­er que la décou­verte de Brecht a aus­si ouvert à Barthes un nou­v­el hori­zon d’écriture où théorie et pra­tique, cri­tique et écri­t­ure se nour­ris­sent mutuelle­ment dans la mesure où chez Brecht, l’expérience pra­tique du théâtre va de pair avec son pen­dant théorique. Il y a, à ce titre, une dimen­sion éminem­ment utopique de l’écriture barthési­enne dans la mesure où son écri­t­ure cri­tique tend con­stam­ment à devenir une écri­t­ure à part entière, débor­dant la struc­ture théorique par la mise en réc­it de celle-ci. En effet, cette struc­ture en deux temps, qui car­ac­térise le tra­vail de Brecht et que Barthes admire, est aus­si ce qui car­ac­térise le livre de Thomas More, Utopia. Dans son ouvrage, L’Utopie de Thomas More à Wal­ter Ben­jamin26 Miguel Aben­sour rap­pelle le lien indis­so­cia­ble entre les deux par­ties du livre de More et défend une lec­ture en deux temps qui ne ferait pas abstrac­tion de l’une des deux par­ties du livre, l’une étant le miroir de l’autre. Or, chez Barthes cette lec­ture à deux temps se fait au sein même d’une écri­t­ure qui asso­cie la mise en réc­it et la théorie cri­tique, les entremêlant tout à fait au point même que l’on ne sait si Barthes doit être con­sid­éré comme un écrivain ou comme un cri­tique. Au sujet de cette artic­u­la­tion du théorique et du pra­tique au sein même de l’écriture, Christophe Bident écrit : « La théâ­tral­ité, ce serait donc l’exposition, l’explication et la dis­tan­ci­a­tion des signes. En ce cas, Barthes emprunte bien le mod­èle de sa pen­sée au théâtre. Il faut dire que le théâtre est un référent con­stant de la phrase. ».27

  • Pour con­clure. 

Finale­ment, la relec­ture à laque­lle se livre Barthes à la demande de Jean-Loup Riv­ière donne à La Cham­bre claireécrite au même moment, un éclairage par­ti­c­uli­er et tisse un lien par­ti­c­ulière­ment vivace avec l’utopie du théâtre pop­u­laire des années 1950. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, celui-ci écrit : « Au car­refour de toute l’œuvre, peut-être le Théâtre »28. L’influence du théâtre dans l’œuvre de Barthes est d’une grande impor­tance comme l’ont mon­tré Andy Stafford29 et Christophe Bident, mais cette influ­ence sem­ble se réalis­er par­ti­c­ulière­ment dans les dernières œuvres et par­ti­c­ulière­ment dans La Cham­bre claire. Le théâtre y appa­raît comme un mod­èle qui struc­ture le texte et qui l’informe, créant ain­si une forme de théâtre textuel réduit à l’aplat de la page.


  1. Roland Barthes, Écrits sur le théâtre, (ET)Paris, Seuil, 2002. ↩︎
  2. Roland Barthes, Le Lex­ique de l’auteur, Paris, Seuil, 2010, p. 101. ↩︎
  3. Roland Barthes, ET, op.cit. ↩︎
  4. Roland Barthes, « À l’avant-garde de quel théâtre ? », Théâtre pop­u­laire n°18, 1er mai 1956, (noté désor­mais TP n°18, le chiffre arabe indi­quant le numéro de la revue), p. 3 (nous soulignons). ↩︎
  5. Roland Barthes, « À l’avant-garde de quel théâtre ? »ET, op.cit., p. 205, (nous soulignons). ↩︎
  6. Roland Barthes, Pré­face, E.T, op.cit., p. 11. ↩︎
  7. Roland Barthes, « Les mal­adies du cos­tume de théâtre », TP n°12, mars-avril 1955, p. 68. ↩︎
  8. Roland Barthes, « Les mal­adies du cos­tume de théâtre », E.T, op.cit., p. 140. ↩︎
  9. Roland Barthes, « À l’avant-garde de quel théâtre ? », TPn°18, op.cit., p. 1. ↩︎
  10. Roland Barthes, « À l’avant-garde de quel théâtre ? », E.T, op.cit., p. 202. ↩︎
  11. Roland Barthes, « Ruy-Blas », TP n°6, mars-avril 1954, p. 93, (nous soulignons). ↩︎
  12. Roland Barthes, ET, op.cit., p. 72, (nous soulignons). ↩︎
  13. Roland Barthes « Ruy-Blas », TP n°6., p.94.  ↩︎
  14. Roland Barthes, E.T., op.cit., p. 73, (nous soulignons). ↩︎
  15. Roland Barthes, TP n°1, mai-juin 1953, p. 87. ↩︎
  16. Diana Knight, Barthes and Utopia : Space, Trav­el, Writ­ing, Claren­don Press, Oxford, 1997. ↩︎
  17. Roland Barthes, TP n°19, juil­let 1956, p. 80. ↩︎
  18. Roland Barthes, E.T, op.cit., p.193, (nous soulignons). ↩︎
  19. Roland Barthes, E.T, op.cit., p. 11. ↩︎
  20. Ibid, p. 10. ↩︎
  21. Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Minu­it, 1973, p. 15. ↩︎
  22. Andy Stafford, « “Mise en crise” : Roland Barthes from Stage to Text » in Pow­er­ful Bod­ies, Per­for­mance in French Cul­tur­al Stud­ies (vol. 1), dir. V. Best & P. Col­lier, Bern, Peter Lang, 1999, p. 149. ↩︎
  23. Jacque­line Gui­t­tard, « Pour un locus amoenus barthésien », in Espaces pho­to­textuels (dir. D. Méaux), Lille, Revue des Sci­ences Humaines, 2015,p. 139. ↩︎
  24. Mag­a­li Nachter­gael, Roland Barthes con­tem­po­rain, Paris, Max Milo, 2015, p. 52. ↩︎
  25. Jean-Loup Riv­ière, « La décep­tion théâ­trale », Pré­texte, Roland Barthes, Cerisy 1977, Chris­t­ian Bour­geois, 2003, p. 142 – 143. ↩︎
  26. Miguel Aben­sour, Utopiques III, l’utopie de Thomas More à Wal­ter Ben­jamin, Paris, Sens&Tonka&Cie, 2016. ↩︎
  27. Christophe Bident, Le geste théâ­tral de Roland Barthes, Paris, Her­mann, 2012, p. 31. ↩︎
  28. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Œuvres com­plètes, t. IV, Edi­tions du Seuil, 1975 p. 749. ↩︎
  29. Andy Stafford, « “Mise en crise”. Roland Barthes from Stage to Text », in V. Best & P. Col­lier (dir.), Pow­er­ful Bod­ies. Per­for­mance in French Cul­tur­al Stud­ies, Berne, Peter Lang, 1999, p. 149 – 163. ↩︎
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