Affirmer la polysémie, la contradiction, la joie de penser à plusieurs

Entretien
Théâtre

Affirmer la polysémie, la contradiction, la joie de penser à plusieurs

Questions au collectif F71

Le 12 Nov 2019
Sabrina Baldassarra, Emmanuelle Lafon, Lucie Valon, Stéphanie Farisson, Sara Louis, Lucie Nicolas dans Notre corps utopique. Création du collectif 71, 2013. Photo Vladimir Kudryavtsev.
Sabrina Baldassarra, Emmanuelle Lafon, Lucie Valon, Stéphanie Farisson, Sara Louis, Lucie Nicolas dans Notre corps utopique. Création du collectif 71, 2013. Photo Vladimir Kudryavtsev.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 139 - Nos alternatives
139

« C’est que nos dif­férences nous desser­vaient, mais nous ser­vaient encore plus. Nous n’avons jamais eu le même rythme. Félix me reprochait de ne pas réa­gir aux let­tres qu’il m’envoyait : c’est que je n’étais pas en mesure, sur le moment. Je n’étais capa­ble de m’en servir que plus tard, un ou deux mois après, quand Félix était passé ailleurs. Et dans nos réu­nions, nous ne par­lions jamais ensem­ble : l’un par­lait, et l’autre écoutait. Je ne lâchais pas Félix, même quand il en avait assez, mais Félix me pour­suiv­ait, même quand je n’en pou­vais plus. Peu à peu, un con­cept pre­nait une exis­tence autonome, que nous con­tinuions par­fois à com­pren­dre de manière dif­férente (par exem­ple nous n’avons jamais com­pris de la même façon le « corps sans organes »). Jamais le tra­vail à deux n’a été une uni­formi­sa­tion, mais plutôt une pro­liféra­tion, une accu­mu­la­tion de bifur­ca­tions, un rhi­zome. Je pour­rais dire à qui revient l’origine de tel ou tel thème, de telle ou telle notion : selon moi, Félix avait de véri­ta­bles éclairs, et moi, j’étais une sorte de para­ton­nerre, j’enfouissais dans la terre, pour que ça renaisse autrement, mais Félix repre­nait, etc., et ain­si nous avan­cions. »

GILLES DELEUZE,
Let­tre à Kuni­ichi Uno,
(à pro­pos de son tra­vail avec Félix Guat­tari),
25 juil­let 1984

Qu’est-ce que vous faites ensem­ble ?

Nous chemi­nons ensem­ble, depuis longtemps, en par­al­lèle de nos vies pro­fes­sion­nelles indépen­dantes et de nos vies per­son­nelles. Le col­lec­tif F71 s’est d’abord appuyé sur l’œuvre et la pen­sée du philosophe Michel Fou­cault pour con­stru­ire une pre­mière trilo­gie : Fou­cault 71, La Prison, Qui suis-je main­tenant ?, puis Notre Corps Utopique. Depuis, nous tra­vail­lons à faire du théâtre à par­tir de cette « exas­péra­tion de notre sen­si­bil­ité de tous les jours », que nous y avons puisée.
Nos créa­tions croisent et invi­tent d’autres dis­ci­plines à se mêler au théâtre de manière hybride. Art plas­tique, mar­i­on­nette ou manip­u­la­tion au sens large, pro­jec­tions, musique et tra­vail sonores con­tribuent pleine­ment à nos dra­matur­gies. Nos out­ils sont volon­taire­ment sim­ples et arti­sanaux, à l’opposé d’une tech­nolo­gie écras­ante. Rétro­pro­jecteurs à trans­par­ents, pinceaux et encre de chine, pédale de boucle, objets lumineux sont à dis­po­si­tion des inter­prètes qui s’en empar­ent pour con­stru­ire nar­ra­tion et sit­u­a­tions à vue, devant les spec­ta­teurs.
Nous tra­vail­lons aus­si dans des pris­ons, dans des lycées, des col­lèges, ou des con­ser­va­toires. En amont et en aval, nos pro­duc­tions intè­grent une con­stel­la­tion de propo­si­tions artis­tiques, appelées com­muné­ment « actions cul­turelles ». Ces expéri­men­ta­tions sont con­sti­tu­tives de notre tra­vail ensem­ble. Ate­liers, expo­si­tions, pro­jec­tions, ren­con­tres, pro­jets par­tic­i­pat­ifs, petites formes, stim­u­lent et accom­pa­g­nent la créa­tion. La représen­ta­tion n’est pas close sur elle-même, mais inscrite dans un temps et un espace plus larges qui ne sont plus seule­ment les nôtres. Nous voyons cette démarche comme le véri­ta­ble car­bu­rant d’une machine qui fait avancer ensem­ble pub­lic et artistes. 

Sab­ri­na Bal­das­sar­ra, Emmanuelle Lafon, Lucie Val­on, Stéphanie Faris­son, Sara Louis, Lucie Nico­las dans Notre corps utopique. Créa­tion du col­lec­tif 71, 2013. Pho­to Vladimir Kudryavt­sev.

Le fonc­tion­nement de notre col­lec­tif a évolué avec le temps. Nous ne réal­isons plus de créa­tions toutes ensem­ble en ce moment et les spec­ta­cles ne sont pas tous directe­ment liés aux écrits de Fou­cault, mais nous retrou­vons, dans tous nos travaux, la trace de ce qui nous a con­sti­tuées en col­lec­tif : la pen­sée de Fou­cault, une cer­taine façon de faire du théâtre, une gram­maire com­mune. Nous con­tin­uons de nous pass­er de mains en mains, ces gestes fou­cal­diens, qui peu­vent s’appliquer à nos pra­tiques d’interprètes et de met­teures en scène. L’expérience col­lec­tive de nos précé­dents spec­ta­cles et de notre mode de créa­tion, fait aujourd’hui le socle de notre iden­tité esthé­tique et dra­maturgique.
Nous con­tin­uons à nous réu­nir, plus ou moins régulière­ment selon les péri­odes, pour jouer nos spec­ta­cles, par­ler, faire cir­culer les pro­jets, nous rigolons beau­coup aus­si ! Nous tenons à ce que le col­lec­tif reste un out­il mou­vant, adap­té à nos besoins, en ter­mes de pro­duc­tion, mais aus­si d’échanges artis­tiques, de con­seil et regard partagé, nous en inter­ro­geons encore le fonc­tion­nement.

Com­ment vous êtes-vous trou­vées ?

Il y a une quin­zaine d’années, nous nous retrou­vions régulière­ment au Comité de lec­ture du JTN (Jeune Théâtre Nation­al1). C’était un groupe informel, for­mé d’une trentaine d’acteurs ; il existe encore aujourd’hui. Se réu­nis­sait qui voulait, qui était libre, qui avait un intérêt pour ceci ou cela, autour de textes con­tem­po­rains, de pro­jets libres ini­tiés par les comé­di­ens du JTN ou répon­dant à des com­man­des extérieures.
Un jour l’historien Philippe Artières est arrivé et nous a souf­flé l’idée de tra­vailler sur Michel Fou­cault. Nous étions en 2004, on allait fêter les 20 ans de la mort du philosophe et Philippe Artières cher­chait des per­son­nes qui avaient envie de s’emparer des textes de Michel Fou­cault. L’idée était de pro­pos­er une soirée hors d’un cadre insti­tu­tion­nel, en par­al­lèle du fes­ti­val d’Automne où se tenait par ailleurs plusieurs man­i­fes­ta­tions con­sacrées à Fou­cault (le plas­ti­cien Thomas Hirschhorn expo­sait ses 24h Fou­cault au Palais de Tokyo, Jean Jour­d­heuil présen­tait Choses dites, choses vues à la Bastille…).
Nous étions cinq femmes à nous réu­nir depuis plusieurs mois avec l’envie de penser et d’élaborer quelque chose ensem­ble, et avons répon­du à cet appel. Aucune d’entre nous ne con­nais­sait vrai­ment Michel Fou­cault. Nous avons donc con­sacré un été à lire Fou­cault, notam­ment Dits et Écrits… Et ce fut, pour cha­cune d’entre nous, une véri­ta­ble révéla­tion. C’était une année mou­ve­men­tée poli­tique­ment, 2003, annu­la­tion du fes­ti­val d’Avignon, ce con­texte était par­ti­c­ulière­ment prop­ice à cette ren­con­tre.
Nous avons décou­vert des textes très actuels, bien qu’écrits il y a 30 ou 40 ans, des textes qui nous par­laient vrai­ment du monde d’aujourd’hui et surtout de la manière d’y réfléchir en com­mun. Fou­cault par­tic­i­pait ou ini­ti­ait plusieurs col­lec­tifs, il co-sig­nait de nom­breux arti­cles avec d’autres penseurs de son époque. 
Le col­lec­tif F71 s’est donc for­mé de manière très empirique. Nous n’avions pas décidé en amont que nous seri­ons un col­lec­tif. Le nom du « col­lec­tif F71 » n’est d’ailleurs apparu qu’après notre pre­mier spec­ta­cle : Fou­cault 71 et lorsque nous avons reçu le prix du jury de la 1ère édi­tion du fes­ti­val Impa­tience.

Le texte com­plet de l’entretien avec le col­lec­tif F71 est à retrou­ver sur :
www.alternatives theatrales.be

  1. Le Jeune Théâtre Nation­al est une insti­tu­tion dont la fonc­tion est de faciliter l’insertion pro­fes­sion­nelle des élèves sor­tant des grandes écoles publiques français­es. Tous les élèves sor­tant de ces écoles en sont mem­bres de droit pen­dant trois ans.  ↩︎
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