Violetter Schnee : quelle apocalypse ?

Annonce
Opéra

Violetter Schnee : quelle apocalypse ?

Le 8 Sep 2021
Violetter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2019. Photo Monika Rittershaus.
Violetter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2019. Photo Monika Rittershaus.
Violetter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2019. Photo Monika Rittershaus.
Violetter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2019. Photo Monika Rittershaus.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 144-145 - Opéra et écologie(s)
144 – 145

À l’ouverture de Vio­let­ter Schnee (Neige vio­lette), opéra du com­pos­i­teur suisse Beat Fur­rer mis en scène par Claus Guth (sur un livret de Händl Klaus), les spec­ta­teurs décou­vrent, en lieu et place du cadre de scène, une sorte d’immense tableau noir, entouré d’un cadre lumi­nes­cent. Les deux élé­ments prin­ci­paux de la mise en scène sont ain­si d’ores et déjà présents : la pein­ture, l’apocalypse qui amène au « vide incom­men­su­rable1 », et donc au noir. Puis, alors que monte de la fos­se d’orchestre la musique du pro­logue, ce mono­chrome noir se col­ore peu à peu, se trans­for­mant en une pein­ture vert-de-gris évo­ca­trice du tachisme d’un Mor­ris Louis. À peine avons-nous eu le temps d’absorber cette pre­mière vision que le met­teur en scène procède à une lente mise au point de l’image – en fait pro­jetée sur un écran trans­par­ent en avant-scène – jusqu’à ce que qu’apparaisse finale­ment les Chas­seurs sous la neige, tableau peint par Peter Brueghel l’Ancien en 1565 qui représente un vil­lage sous la neige lors d’un glacial après-midi de jan­vi­er. Ces deux images – le brouil­lard vert-de-gris et le tableau de Brueghel – sont des sur­vivances de l’œuvre qui a inspiré l’opéra : le film Solaris du réal­isa­teur russe Andreï Tarkovs­ki. Beat Fur­rer explique ain­si lors d’une inter­view : « Nous sommes par­tis d’un seul plan du film Solaris d’An­dreï Tarkovs­ki : une vue de la planète incon­nue, un brouil­lard qui se déplace lente­ment, une obscu­rité qui attire lit­térale­ment le spec­ta­teur2. » Et c’est bien ce que pro­pose à chaque instant la mise en scène de Claus Guth : attir­er les spec­ta­teurs dans un espace incon­nu où la planéité de la pein­ture fusionne avec l’espace de la scène, et dans un temps incon­nu où l’immobilité du tableau ralen­tit les mou­ve­ments des chanteurs. C’est dans cet espace-temps incon­nu et nou­veau que se déroule le drame apoc­a­lyp­tique du duo Sorokine-Händl3.

Violetter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2019. Photo Monika Rittershaus.
Vio­let­ter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staat­sop­er Unter den Lin­den, Berlin, 2019. Pho­to Moni­ka Rit­ter­shaus.

Alors que des chutes de neige inin­ter­rompues trans­for­ment peu à peu le con­ti­nent en pôle arc­tique, cinq per­son­nages, trois hommes et deux femmes, sont reclus dans une con­fort­able mai­son de cam­pagne (une « vaste et antique vil­la » selon le texte de Sorokine4). L’atmosphère fes­tive du début laisse peu à peu place à l’inquiétude et la défi­ance, avant que les per­son­nages se retrou­vent finale­ment tout à fait inca­pables de com­mu­ni­quer au moment où cessent les chutes de neige. Un nou­veau soleil se lève enfin, mais qui émet une lumière vio­lette ; c’est un monde autre qui appa­raît aux pro­tag­o­nistes, et l’espoir est d’ores et déjà mât­iné d’une angoisse nou­velle. Un six­ième per­son­nage évolue, par­fois en accord, par­fois en con­tre­point avec ce pre­mier groupe ; il s’agit de Tan­ja, fig­ure prophé­tique qui sem­ble directe­ment sor­tie du tableau de Brueghel.

Pour accueil­lir ce drame et ce bal­let entre Tan­ja – inter­prétée par une actrice (Mar­ti­na Gedeck) dont les inter­ven­tions sont unique­ment par­lées – et les cinq chanteurs, Claus Guth conçoit un espace amovi­ble à deux niveaux. L’espace de Tan­ja est celui du musée, et Claus Guth a recréé la salle du Kun­sthis­torisches Muse­um de Vienne où est exposé le tableau de Brueghel. Devant cet espace, mais der­rière le cadre de scène lumi­nes­cent et l’écran trans­par­ent, il est pos­si­ble de faire mon­ter des dessous de scène un décor représen­tant la mai­son de cam­pagne sur­mon­tée d’une cage d’escalier. Le musée est le lieu du dehors et de l’Apocalypse, mais aus­si celui du rêve et de l’espoir, sym­bol­isé par Tan­ja ; la mai­son, quant à elle, accueille les réflex­ions et réac­tions d’un groupe humain qui tente de sur­vivre, physique­ment et psy­chique­ment.

Un drame apoc­a­lyp­tique

Le tableau des Chas­seurs dans la neige, pro­jeté à l’ouverture du spec­ta­cle, fait écho à la cat­a­stro­phe cli­ma­tique qui, lorsque l’opéra com­mence, a déjà eu lieu ; la neige a tout envahi, et la nour­ri­t­ure manque. Claus Guth met ain­si en réso­nance deux épisodes, l’un his­torique, passé, et l’autre fic­tif, qu’on imag­ine dans un futur plus ou moins proche. En effet, lorsque Brueghel peint son tableau, l’Europe vit une péri­ode cli­ma­tique qui sera bap­tisée le « petit âge glaciaire », péri­ode car­ac­térisée par une série d’hivers longs et froids qui s’étend du XIVe au XIXe siè­cle. L’hiver 1565 aux Pays-Bas est par­ti­c­ulière­ment rude, et inspire au pein­tre son tableau.

Or, pen­dant que le tableau est pro­jeté, on entend les voix du chœur s’élever, qui chantent un extrait du De Rerum Natu­ra de Lucrèce ; c’est une autre forme d’apocalypse qui nous est décrite par le chœur, dans laque­lle « les rem­parts du monde, à la manière des flammes ailées, s’effondrent […], les voûtes toni­tru­antes du ciel écla­tent […], et la terre se retire de sous nos pieds ». Beat Fur­rer, sur cette phrase de Lucrèce qu’il fait dur­er plus de huit min­utes, étire le temps, en tra­vail­lant notam­ment le glisse­ment sur les voyelles en ‘slow motion’, pour don­ner l’impression d’une chute infinie dans le vide. Ce sont donc finale­ment trois cat­a­stro­phes apoc­a­lyp­tiques qui sont super­posées : deux imag­inées et une his­torique, une de poésie, une de pein­ture et une d’opéra, qui ont pour point com­mun l’absence de maîtrise des êtres humains sur les phénomènes naturels qui les entourent.

Lucrèce ten­tait de com­pren­dre com­ment les dif­férents plans de l’univers pou­vaient tenir ensem­ble ; Brueghel, dans son tableau, dépeint des paysans à la mer­ci des con­di­tions cli­ma­tiques, et qui ne peu­vent qu’attendre que le print­emps arrive pour repren­dre leur tra­vail5 ; si cette dernière cat­a­stro­phe cli­ma­tique – celle présen­tée dans l’opéra – est bien du fait de l’activité humaine, le libret­tiste et le met­teur en scène insis­tent ain­si plutôt sur le fait qu’une fois la cat­a­stro­phe arrivée (qu’il s’agisse d’une nou­velle ère glaciaire ou de la mon­tée des eaux), nous n’aurons pas plus de maîtrise sur ces élé­ments déchaînés que n’en avaient nos ancêtres, et ce mal­gré les pro­grès de la sci­ence.

En super­posant ces trois temps, ils recen­trent l’attention sur les réac­tions humaines à de telles cat­a­stro­phes : com­ment fer­ons-nous face aux sit­u­a­tions extrêmes qui très cer­taine­ment nous atten­dent ? Sur le plateau, cette nou­velle Apoc­a­lypse (la neige y tombe de plus en plus fort, jusqu’à la tem­pête finale, faisant venir à l’esprit l’épisode du Déluge) appa­raît comme un accéléra­teur d’humanité : qu’est-ce qui, de l’esprit d’entraide ou de l’aliénation, fini­ra par l’emporter6 ?

Violetter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2019. Photo Monika Rittershaus.
Vio­let­ter Schnee, mise en scène Claus Guth, Staat­sop­er Unter den Lin­den, Berlin, 2019. Pho­to Moni­ka Rit­ter­shaus.
Annonce
Opéra
Händl Klaus
Claus Guth
Beat Furrer
146
Partager
Kenza Jernite
Kenza Jernite est docteure en Études Théâtrales ; elle travaille sur les relations entre les...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements