« LE débat autour de l’austro-fascisme ne s’est allumé qu’en 1986 et s’est retrouvé à l’automne 1988 sur la scène du Burgtheater. Thomas Bernhard, spécialiste de courts drames des obsessions (souvent guère plus que des monologues misanthropiques, avec des rôles de vieillards pleins d’effets destinés à Bernard Minetti) avait imaginé un Juif rapatrié désespérant de l’Autriche. PLACE DES HÉROS, ainsi s’appelle cette pièce en trois actes, comme le lieu du rassemblement lors duquel en mars 1938, l’Autrichien le plus célèbre fêta le « retour » de sa patrie dans le Reich allemand. En cette année de commémoration du cinquantenaire de l’Anschluss et de celle du centenaire de l’inauguration du Burgtheater am Ring, des choses incompatibles se sont trouvées mêlées : la discussion autour des actions ou inactions, en 1942/43 dans les Balkans, d’un lieutenant Kurt Waldheim, devenu entre-temps président de la République d’Autriche, et l’indignation à propos de l’outrecuidance de Claus Peymann, directeur du Burgtheater depuis 1986 (…) La dispute autour de Peymann et de son « auteur-maison » Bernhard divisa l’opinion publique et même la troupe du Burgtheater. L’auteur misanthrope mit une fin radicale à cette querelle : il interdit dans son testament de jouer, imprimer ou lire publiquement ses œuvres en Autriche. Ensuite, il se suicida (février 1989).» (Hans Daiber dans HISTOIRE DU THÉÂTRE ALLEMAND, Suhrkamp, 1989). Que Thomas Bernhard « se suicida » semble visiblement être un fait certain pour les fins connaisseurs non autrichiens. En tout cas, notre historien du théâtre allemand des éditions Suhrkamp (qui confond malheureusement l’austro-fascisme et le national-socialisme et qui, dans son appréciation de T. Bernhard se fourvoie tout de même d’une façon plutôt ahurissante) admet sans grande hésitation comme un fait établi le suicide potentiel de Bernhard. Dans son pays, en revanche, la thèse du suicide de Thomas Bernhard n’a jamais été vraiment examinée largement et publiquement.
Cependant, la probabilité que Thomas Bernhard ait calculé ou même « mis en scène » sa propre mort n’est pas invraisemblable. Ainsi, le faiseur de théâtre est mort « justement » le jour du quarantième anniversaire de la mort du proche qu’il aimait le plus : Johannes Freumbichler, écrivain et grand-père de Thomas Bernhard.
- «… Que le bien le plus précieux de l’homme était de pouvoir de son plein gré se soustraire au monde par le suicide, se tuer quand cela lui plaisait. Lui-même avait, toute sa vie durant, spéculé sur cette pensée, c’était la spéculation qu’il menait avec le plus de passion, je l’ai reprise à mon compte. A n’importe quel moment, quand nous le voulons, disait-il, nous pouvons nous suicider, si possible de la façon la plus esthétique qui soit. Pouvoir prendre la clef des champs, disait-il, est la seule pensée effectivement merveilleuse ». C’est ce qu’écrivait Thomas Bernhard par exemple dans son autobiographie UN ENFANT à propos de son influent grand-père. Et ailleurs, dans L’ORIGINE, le petit-fils note ceci :
- «… Encore plus souvent que chez ma mère, j’étais chez mes grands-parents. Car c’est là que je trouvais toujours l’affection et la compréhension et la bienveillance et l’amour que je ne trouvais nulle part ailleurs, et j’avais entièrement grandi soumis aux soins vigilants de mon grand-père et à sa discrète éducation. Mes plus beaux souvenirs sont ces promenades avec mon grand-père, des marches des heures durant dans la nature et les observations faites au cours de ces marches, observations qu’il a su peu à peu développer chez moi en un art de l’observation. Attentif à tout ce que mon grand-père m’indiquait et me montrait, je peux considérer que ce temps avec mon grand-père fut ma seule école utile et déterminante pour ma vie entière, car c’est lui, et personne d’autre, qui m’a enseigné la vie et m’a familiarisé avec la vie en me familiarisant tout d’abord avec la nature. Toutes mes connaissances peuvent être ramenées à cet homme, déterminant en tout pour ma vie et mon existence ».
Le 11 février 1949, Johannes Freumbichler mourut à Salzbourg. Thomas Bernhard a été trouvé mort par son frère et médecin personnel Hans Fabjan à Gmunden le matin du 12 février 1989· Est-ce que Bernhard a « mis en scène » sa propre mort ? La facilité sans complexe avec laquelle notre historien du théâtre allemand des éditions Suhrkamp admet cette thèse comme un fait établi semble au moins plus fondée que sa façon de disqualifier l’écrivain comme producteur de « rôles de vieillards pleins d’effets destinés à Bernhard Minetti ». Toutefois, la possibilité d’un pur hasard existe !
Évidemment, une phrase comme celle de Freumbichler recommandant de prendre la clef des champs « de la façon la plus esthétique qui soit » nous conduit dans une autre direction concernant la fin de Thomas Bernhard. Elle semble renvoyer à la dernière pièce de Bernhard, celle que nous avons déjà citée, PLACE DES HÉROS, par laquelle l’auteur, voué à la mort par sa grave maladie, prend littéralement la clef des champs « de la façon la plus esthétique qui soit ». PLACE DES HÉROS est la dernière mise en scène de lui-même par Thomas Bernhard, son testament et épitaphe à la fois.