Un grand spectacle autobiographique au Théâtre de la Colline — Paris
« Comme Dieu ne pouvait pas tout faire, Il a inventé les mères », dit un proverbe du Proche-Orient. Dans bon nombre de cultures et des situations extrêmes, elles agissent comme Son substitut et, vouées à cette tâche extrême, les mères s’épuisent en efforts, s’érigent en gardiennes de leurs proches, veillent sur eux et s’assument meurtries jusqu’au sacrifice de soi. Elles s’érigent en Dieu, un Dieu laïque, familial et souvent débordé par les épreuves de la vie. Comme Mère Courage de Brecht ou une autre, de la même famille, cette Mère de Wajdi Mouawad. Les deux se trouvent confrontées à la guerre… comment être mère pendant la guerre ? À la même question, réponses similaires. Mères qui se protègent des émotions et livrent un combat sans merci sur fond d’exaspération excessive qui ne peut conduire qu’à la défaite finale, défaite crainte et pourtant inévitable. Mères Courage… Wajdi renonce et à l’article défini de « la mère » et à l’épithète « courage » pour proposer le titre générique de… Mère.
En raison de la guerre au Liban, Wajdi Mouawad enfant a vécu à Paris cinq ans avec sa famille exilée et il en porte encore les cicatrices. C’est ce dont il parle dans ce dernier volet du cycle Domestique qui a débuté avec Seuls,consacré au père, et s’est poursuivi avec Sœurs. La mère, cette fois-ci, est la protagoniste et, étrangère, telle une autre Médée, de même qu’elle arrachée à ses terres, vit cette condition comme un déchirement jusqu’au bout des nerfs. Elle n’est pas une « mauvaise mère », elle n’en a que l’apparence en raison de son désarmement dont le fils éprouve avec les effets. À défaut de trouver des réponses, la mère convertit son impuissance en déroute psychique. Désordre des sentiments, atomisation de l’être sans autre ressource que le cri. Mais Mère Courage de Brecht ne reste-t-elle pas célèbre pour son « cri » également ?
Ici il ne s’agit pas d’une auto-fiction comme dans tant d’autres livres et films récents, mais d’une autobiographie assumée et restituée du point de vue de la mère et de l’enfant qui se trouve à ses côtés. Le narrateur, auteur et metteur en scène, se trouve sur le plateau à côté de son double d’autrefois, gamin espiègle et apeuré, perdu et enjoué. Si fiction il y a, elle se glisse dans les détails sans perturber le fil principal du récit.
Un motif scande cette existence d’émigrés en attente du retour ! Retour constamment reporté. D’un automne à un printemps, d’une année à l’autre… Comment ne pas associer cette complainte aux temps modernes, aux fractures de l’histoire qui ont engendré ce vœu de retour jamais accompli ? Le vœu des exilés partis pour survivre ailleurs en attente de regagner leurs terres… les Russes blancs ont trouvé asile à Paris et des années durant ont considéré comme imminente la chute du pouvoir soviétique leur permettant de revenir ou encore des amis iraniens ont pronostiqué la déroute des ayatollahs afin de monter dans un avion pour Téhéran et tant d’autres, Vietnamiens, Lituaniens… Attente sans fin. Éternel impossible retour — destin commun à des émigrés de tous bords. Comme la mère de Wajdi. Mère, exceptionnellement interprétée par Aïda Sabra, qui se livre à ses aveux au quotidien dans l’arabe libanais, en confirmant par ce choix de la mise en scène, son attachement inébranlable à sa langue, sa résonance, ses expressions. Langue d’une identité assiégée.