Les récits intimes des corps invisibles
Non classé

Les récits intimes des corps invisibles

À propos de Saïgon, mise en scène de Caroline Guiela Nguyen

Le 24 Mai 2017
Adeline Guillot, Phu Hau Nguyen et Dan Artus dans Saïgon de Caroline Guiela Nguyen, Festival d’Avignon 2017. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Adeline Guillot, Phu Hau Nguyen et Dan Artus dans Saïgon de Caroline Guiela Nguyen, Festival d’Avignon 2017. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Adeline Guillot, Phu Hau Nguyen et Dan Artus dans Saïgon de Caroline Guiela Nguyen, Festival d’Avignon 2017. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Adeline Guillot, Phu Hau Nguyen et Dan Artus dans Saïgon de Caroline Guiela Nguyen, Festival d’Avignon 2017. Photo Christophe Raynaud de Lage.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 133 - Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes?
133
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minutieux, offrez-nous un café ☕

Tout est métis­sage, chez Car­o­line Guiela Nguyen. Son nom et son his­toire d’abord, mais aus­si son théâtre qui, après des débuts remar­qués avec des créa­tions comme Elle brûle ou Le Cha­grin, vient de con­naître un bel accom­plisse­ment. Avec Saï­gon, son dernier spec­ta­cle, créé à la Comédie de Valence le 1er juin, puis présen­té au début du Fes­ti­val d’Avignon avant de large­ment tourn­er dans toute la France, la démarche menée depuis une dizaine d’années par la jeune (35 ans) met­teuse en scène, avec sa com­pag­nie Les Hommes approx­i­mat­ifs, sem­ble par­ti­c­ulière­ment aboutie.

Le spec­ta­cle lui trot­tait dans la tête depuis longtemps, de même que l’envie de racon­ter l’histoire des rela­tions entre la France et le Viet­nam. Car­o­line Guiela Nguyen est elle-même une fille de « Viet-keu », comme on appelle les Viet­namiens exilés à l’étranger. Sa mère est arrivée en France en 1956, après la par­ti­tion du pays et le retrait mil­i­taire de la France, comme nom­bre de ses com­pa­tri­otes. Pour autant, si la pièce se déroule entre 1956 et 1996, entre la cap­i­tale du Sud-Viet­nam et Paris, « Saï­gon n’est ni un pro­jet auto­bi­ographique, ni un spec­ta­cle sur la coloni­sa­tion », posait la jeune femme lors d’un entre­tien accordé en juin1.

C’est par le biais de l’intime et du réc­it, et d’un théâtre qui tou­jours ramène de la vie et du con­cret, que Car­o­line Guiela Nguyen abor­de cette his­toire et sa dimen­sion poli­tique. Et qu’elle affirme une démarche théâ­trale pas­sion­nante, qui la situe dans une fil­i­a­tion allant d’Ari­ane Mnouchkine à Joël Pom­mer­at. Depuis le début, la met­teuse en scène tra­vaille en créa­tion col­lec­tive, avec de vrais acteurs-créa­teurs, qui sont aus­si bien pro­fes­sion­nels qu’amateurs. D’emblée, il lui est apparu comme « fon­da­men­tal, vital en ter­mes de représen­ta­tion, de faire mon­ter sur le plateau du théâtre des corps, des vis­ages, des his­toires que l’on ne voy­ait pas dans le théâtre français » (entre­tien réal­isé en avril 2015, lors de la présen­ta­tion du Cha­grin, au Théâtre de la Colline à Paris).

Pour Saï­gon, elle a donc effec­tué plusieurs voy­ages au Viet­nam, avec son équipe, afin de « récolter des réc­its, des ambiances, des sen­sa­tions » – et de recruter trois jeunes comé­di­ens viet­namiens et deux tra­duc­teurs. Mais il ne s’agit pas non plus de théâtre doc­u­men­taire : la récolte de matéri­aux, chez cette met­teuse en scène qui a fait des études d’ethnoscénologie avant d’entrer à l’école du Théâtre nation­al de Stras­bourg, sert de point de départ à la créa­tion d’une fic­tion, nour­rie par une forme d’intime col­lec­tif.

Saï­gon est le fruit, au par­fum doux et entê­tant, de cette démarche orig­i­nale dans sa manière de mêler le réel et la fic­tion, et de ramen­er l’histoire dans le présent de la représen­ta­tion. Le cœur bat­tant du spec­ta­cle est un restau­rant, plus vrai que vrai avec ses murs vert pas­tel, ses petites tables en alu­mini­um et, surtout, sa cui­sine en ordre de marche (la scéno­gra­phie est signée par Alice Duchange, qui col­la­bore avec Car­o­line Guiela Nguyen depuis le début), instal­lée sur le côté gauche du plateau. Dans cette cui­sine offi­cie, en direct, Anh Tran Nghia, comé­di­enne ama­teure elle aus­si plus vraie que vraie, qui incar­ne Marie-Antoinette (un prénom couram­ment don­né au Viet­nam, au début du XXe siè­cle), laque­lle tient ce restau­rant d’abord dans la cap­i­tale du sud-Viet­nam, puis à Paris, où elle s’est exilée à la fin des années 1950.

Autour d’elle, les his­toires se tis­sent, dans ce spec­ta­cle qui effectue avec une flu­id­ité toute ciné­matographique d’incessants allers-retours entre 1956 et 1996, entre Saï­gon et Paris, et où les scènes se jouent alter­na­tive­ment en viet­namien et en français. Et ce sont ces his­toires, telles qu’incarnées par des per­son­nages et des acteurs bien vivants, qui dis­ent quelque chose de l’inconscient et de l’impensé colo­nial français, et de l’inconscient et de l’impensé colonisé viet­namien, à tra­vers une infinité de détails sub­tils et intimes. Qui dis­ent ce qu’est l’exil, aus­si, tel qu’il se vit au plus pro­fond des êtres.

Photo Jean-Louis Fernandez
Pho­to Jean-Louis Fer­nan­dez

Rien ne vient peser, rien n’est didac­tique, dans ce spec­ta­cle qui n’a peur ni de l’émotion –voire du mélo­drame– ni du kitsch, que Car­o­line Guiela Nguyen manie, comme le reste, la nos­tal­gie et la douleur, avec une infinie déli­catesse. La met­teuse en scène installe un espace-temps en ape­san­teur qui évoque irré­sistible­ment le cinéaste hong-kon­gais Wong Kar-wai et son film culte In the mood for love, avec son découpage panoramique, et la dimen­sion romanesque amenée par le séquençage en chapitres et l’utilisation des voix off. « C’est ain­si que se racon­tent les his­toires au Viet­nam », dit la met­teuse en scène « avec beau­coup de larmes ». Le théâtre de Car­o­line Guiela Nguyen ramène dans le théâtre français nom­bre d’éléments qui y ont longtemps été con­sid­érés comme impurs et donc pro­scrits, à com­mencer par ces larmes-là.

  1. « Avec Saï­gon, Car­o­line Guiela Nguyen cui­sine l’histoire du Viet­nam », par Fabi­enne Darge. Le Monde du 3 juil­let 2017. ↩︎
Non classé
2
Partager
auteur
Écrit par Fabienne Darge
Après des études d’histoire, de let­tres et d’histoire de l’art et son diplôme du Cen­tre de for­ma­tion des...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous aimez nous lire ?

Aidez-nous à continuer l’aventure.

Votre soutien nous permet de poursuivre notre mission : financer nos auteur·ices, numériser nos archives, développer notre plateforme et maintenir notre indépendance éditoriale.
Chaque don compte pour faire vivre cette passion commune du théâtre.
Nous soutenir
Précédent
Suivant
Article publié
dans le numéro
Couverture du numéro 133 - Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes?
#133
mai 2025

Quelle diversité culturelle sur les scènes européennes ?

25 Mai 2017 — Printemps 2016. Sur la scène du Théâtre Gérard Philipe, du Théâtre National de Chaillot et du Tarmac, le metteur en…

Print­emps 2016. Sur la scène du Théâtre Gérard Philipe, du Théâtre Nation­al de Chail­lot et du Tar­mac, le…

Par Alisonne Sinard
Précédent
23 Mai 2017 — De ces spectacles dont on ne veut définir le genre d’expression scénique, que l’on qualifie volontiers de transdisciplinaire, demeure l’importance…

De ces spec­ta­cles dont on ne veut définir le genre d’expression scénique, que l’on qual­i­fie volon­tiers de trans­dis­ci­plinaire, demeure l’importance du geste, de la parole. L’heure passée avec la danseuse et choré­graphe Dorothée Mun­yaneza nous…

Par Sabine Dacalor
La rédaction vous propose

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements

Mot de passe oublié ?
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total