Peter Brook – « Merci à la vie »

Hommage

Peter Brook – « Merci à la vie »

Le 30 Août 2022
Peter Brook et Georges Banu_Bouffes du nord_Paris_2018
Peter Brook et Georges Banu_Bouffes du nord_Paris_2018
Peter Brook et Georges Banu_Bouffes du nord_Paris_2018
Peter Brook et Georges Banu_Bouffes du nord_Paris_2018

Peter Brook s’est éteint telle une bougie qui se meurt lente­ment, longtemps, et dont la fin sans drame pro­cure la réc­on­cil­i­a­tion avec l’ordre du monde. Mes dernières ren­con­tres avec lui me le révélaient dif­férent car s’il avait per­du l’énergie d’autrefois il se mon­trait plus affectueux que jamais. Son regard était lumineux et son sourire d’une ten­dresse infinie. Il se pré­parait et accep­tait la per­spec­tive de la fin. Et cela ne pou­vait qu’apaiser les amis qui l’entouraient sur un fond nos­tal­gique de ce qu’il avait été. 

Brook, jusqu’à la quar­an­taine, a été le met­teur en scène qui s’est dévoué corps et âme à la scène, au ciné­ma. Il a mar­qué le théâtre européen par des spec­ta­cles mémorables, surtout le Roi Lear qui, comme il l’avouait lui-même, eut un impact par­ti­c­uli­er dans les anciens pays de l’Est. C’est là-bas que cette représen­ta­tion qui met­tait en scène les retombées du pou­voir et son arbi­traire qui mène à la tragédie con­nut de véri­ta­bles tri­om­phes. L’Est et ses théâtres ont longtemps voué une admi­ra­tion sans bornes à ce Lear qui est issu de la ren­con­tre, comme Brook l’admettait lui-même, avec Jan Kott et son Shake­speare, notre con­tem­po­rain. L’un et l’autre, à tour de rôle, me l’ont avoué et je ne peux dis­soci­er ce Lear de leur ami­tié. 

Il a mis en scène des textes divers, en refu­sant le principe de l’exigence adop­té habituelle­ment en début de car­rière et il déclarait alors : « rien de ce qui est théâ­tral ne doit me rester étranger ». Et ain­si il pas­sa des textes de boule­vard à des textes améri­cains graves d’Arthur Miller ou paraboliques de Jean Genet. Pas d’exclusion, pas de ligne de con­duite rigoureuse. Une lib­erté sans rivage. Cela l’a con­duit vers deux spec­ta­cles con­trastés mais appar­en­tés, mais égale­ment engagés. D’un côté la mise en scène géniale avec Marat – Sade de Peter Weiss où la folie et l’emprisonnement s’associent avec une force inquié­tante et de l’autre le spec­ta­cle con­tre la guerre du Viet­nam US où le titre ren­voie égale­ment à Unit­ed States et à …Nous

Brook a été l’homme des méta­mor­phoses inces­santes et, au début des années 60, il s’est engagé sur la voie des expéri­ences théâ­trales placé sous le signe d’Antonin Artaud. Alors, sen­si­ble aux échos venus de Pologne, il invi­ta Gro­tows­ki à Lon­dres pour tra­vailler avec ses acteurs. Peter a recon­nu en lui le mod­èle de l’intransigeance dont il rêvait et qu’il ne par­ve­nait pas à attein­dre. Gro­tows­ki allait devenir son ami pour la vie. Ami­tié partagée. Brook s’est ren­du en Pologne à l’invitation de Jerzy et, plus tard, ensem­ble, nous l’avons hon­oré à Wro­claw avec une émo­tion rieuse qui resti­tu­ait l’esprit de cet être que j’ai aimé par-dessus tout. Peter avait organ­isé aux Bouffes du Nord la céré­monie pour son entrée au Col­lège de France et, peu de temps après, en lui annonçant la détéri­o­ra­tion de l’état de san­té de Jerzy, il se pré­cipi­ta pour le retrou­ver à Santar­can­ge­lo. Cette déci­sion si rapi­de m’a sem­blé être la preuve la plus explicite de l’affection qui les reli­ait. Gro­tows­ki, en l’interrogeant un jour sur les rela­tions qu’il entrete­nait avec Bar­ba et Brook, m’a répon­du : «  Avec Euge­nio je ne par­le que du théâtre, avec Peter que de la vie ». 

Peter a con­clu ce que l’on peut désign­er comme étant son « cycle anglais » par ce chef d’œuvre que fut le Songe d’une nuit d’été affranchi de la nuit et placé au cœur du jour et mar­qué par le sou­venir des per­for­mances acro­ba­tiques emprun­tées à l’Opéra de Pékin. En pleine tragédie due en 1968 à l’invasion de Prague par les chars russ­es, cette représen­ta­tion, de nou­veau à l’Est, nous a servi là-bas de baume pour soign­er nos blessures. Et com­ment oubli­er Puck qui, au terme du spec­ta­cle, en tra­ver­sant la salle, nous ser­rait la main en mur­mu­rant un Good bye inou­bli­able. Pour répon­dre à cette invi­ta­tion, dans l’obscurité qui m’étouffait de plus en plus je quit­tais la Roumanie. Peter et son Songeest à l’origine de ce choix essen­tiel. 

A quar­ante ans, avouait-il, « la vie nous a don­né ce qu’elle pou­vait nous don­ner, et, désor­mais, c’est à nous de lui don­ner ce que nous lui devons » — para­phrase du mot de Dante. Du met­teur en scènequ’il était Peter se con­ver­tit en homme de théâtre. Une nou­velle ère com­mence. Il s’installe à Paris, crée son Cen­tre de Recherch­es Théâ­trales Inter­na­tionales et s’engage dans des expédi­tions hors des lieux habituels. Il se livre alors à ses expéri­ences les plus rad­i­cales. Orghast à Shi­raz où se con­sacre à la re-vis­i­ta­tion de la tragédie de Prométhée sur fond d’exploration des langues anci­ennes et de fab­ri­ca­tion d’une autre, imag­i­naire, afin de pouss­er le plus loin pos­si­ble la recherche sur le son et son pou­voir orig­i­naire. Il n’ira jamais plus loin… et c’est son col­lab­o­ra­teur d’alors Andrei Ser­ban qui va pour­suiv­re sa quête et la dévelop­per avec sa Trilo­gie antique. A cette expéri­ence-lim­ite va suc­céder le « voy­age en Afrique » dont les traces seront durables sur ses choix et son œuvre. L’Afrique, « mon lieu de vérité », dira-t-il plus tard. L’Afrique — ses acteurs, ses réc­its — devien­dra son ter­ri­toire de choix. 

En 1974 il ouvre le Théâtre des Bouffes du Nord, théâtre aban­don­né, dont il « aime les rides » au nom, comme il l’avoue, pour se dis­tinguer de Gro­tows­ki, « du besoin de pub­lic » Un pub­lic qu’il souhaite ani­mé par l’énergie con­tagieuse du plateau. J’étais présent à la pre­mière du « retour » avec Tim­on d’Athènes et, dans ce lieu nou­veau qui ren­voy­ait à l’espace élis­abéthain, je décou­vrais alors un autre Brook, plus ouvert, moins maître de la forme mais plus disponible à l’égard des acteurs venus d’horizons dif­férents. Il fut à l’origine de la con­sti­tu­tion d’un ensem­ble pluri­eth­nique qu’il con­sid­érait comme un écho néces­saire de la mul­ti­plic­ité des villes mod­ernes. Les deux devaient se répon­dre en écho. Un coup de génie auquel furent sen­si­bles de grands met­teurs en scène comme Patrice Chéreau, Ari­ane Mnouchkine ou Antoine Vitez. 

Brook alterne les options.  Il monte la Ceri­saie en 1977 en mod­i­fi­ant le rythme habituel, en l’accélérant, en le libérant des lenteurs stanislavski­ennes, et, surtout, en col­lab­o­ra­tion avec Mar­ius Con­stant et Jean-Claude Car­rière, il signe ce chef d’œuvre qu’est La Tragédie de Car­men. Ici l’opéra retrou­ve les ver­tus dra­ma­tiques du jeu sur fond de ce que j’ai appelé « le théâtre de l’essence », terme que Jan Kott aima au point de le repren­dre pour son dernier livre. 

Peu de temps après, Peter – chose rare pour lui – organ­ise à Vienne un stage pour de jeunes met­teurs en scène. Il va retenir un roumain, Felix Alexa, et un polon­ais, Krzysztof War­likovs­ki qui seront invités à Paris pour assis­ter et suiv­re la tournée de Pel­léas et Mélisande. Ce choix de Peter va mar­quer les deux artistes débu­tants. Plus tard Krzysztof sera invité avec un spec­ta­cle aux Bouffes et la per­ti­nence du rap­port entre le lieu et son spec­ta­cle a ébloui. De même que des années aupar­a­vant lorsque Tadeusz Kan­tor présen­ta Wielo­pole, Wielo­pole et, lui, l’éternel mécon­tent, m’avoua : « je n’ai été vrai­ment heureux qu’aux Bouffes du Nord ». Brook, à son tour, par­la de ce spec­ta­cle comme d ‘un chef d’œuvre d’artisanat génial qui, mirac­uleuse­ment, « illu­mine » le monde autour. Inat­ten­due ren­con­tre entre deux artistes qu’en apparence tout oppo­sait !

L’œuvre de Brook « homme de théâtre » s’accomplit avec deux chefs d’œuvre dont le sou­venir reste présent à jamais pour les témoins qui ont pu les voir dans leur mer­veilleuse richesse des motifs théâ­traux : la Con­férence des oiseaux et Mahab­hara­ta, l’une comme l’autre con­stru­ites à par­tir de grands textes épiques. Peter évite la mytholo­gie de l’Occident pour se livr­er à l’exploration des épopées de l’Orient. Il s’affronte aux réc­its du monde venus d’ailleurs et à leur vision élargie de l’homme. 

A cette occa­sion, deux grands acteurs étrangers se sont imposés, Yoshi Oïda, parte­naire de longue date, et Sotigui Kouy­até, acteur inouï ; les deux ont servi à Peter de parte­naires pour les spec­ta­cles où ils étaient impliqués. Le pre­mier pour l’extraordinaire presta­tion dans Drona du Mahab­hara­ta ou dans la réflex­ion sur le cerveau, l’Homme qui, et l’autre pour la Tem­pête dont il fut l’inoubliable Prospéro. 

Peter m’a dit un jour : « rester au même niveau c’est déclin­er » et il a fait de cela un principe de tra­vail. Ain­si au « cycle du cœur » achevé avec la Tem­pête et Ham­let a suc­cédé « le cycle du cerveau », où la réflex­ion sur les ques­tions neu­rologiques et les per­tur­ba­tions qu’elles engen­drent devi­en­nent son cen­tre de préoc­cu­pa­tion. Peter nous aura tou­jours sur­pris. Lui, il a alterné les reg­istres, mod­i­fié les approches et s’est dérobé à toute immo­bil­ité sur fond de con­fi­ance dans la pléni­tude de l’instant et le besoin de partage généreux avec le pub­lic. 

Dans la dernière péri­ode de tra­vail il a priv­ilégié des formes théâ­trales africaines, paraboliques et en même temps directes. Com­ment ne pas citer le Cos­tume ou ce spec­ta­cle avec un texte, qu’il por­ta en lui-même des décen­nies durant, Le Pris­on­nier ? Il s’engagea ain­si sur ce que j’ai aimé appel­er « le théâtre pre­mier », théâtre du naïf pri­mor­dial et de la sagesse archaïque. Sans pompe ni pres­tige. 

Peter a par­lé surtout et a lancé le con­cept de « l’espace vide » qui a fait for­tune, a défendu un Shake­speare impur qui relie « le brut et le sacré », a ren­du hom­mage à la voix comme « vérité de l’être », a invité au « silence ». 

Je viens de le regarder pais­i­ble dans une cham­bre funéraire froide et le film de ma vie dans sa com­pag­nie s’est déroulé organique­ment comme il a tou­jours voulu que son théâtre soit, un dou­ble de la vie. Voilà ma « sec­onde vie » qui s’achève…

« Mer­ci à la vie qui m’a don­né tant »… Il aimait ce refrain d’un chant de Vio­le­ta Para. 

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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