Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire par Jacques Martial au Théâtre de l’Épée de Bois

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Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire par Jacques Martial au Théâtre de l’Épée de Bois

Le 1 Oct 2022
Crédit photographique AKO-Audrey Knafo Ohnon
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Crédit photographique AKO-Audrey Knafo Ohnon
Crédit photographique AKO-Audrey Knafo Ohnon

Créé en 2002 à Avi­gnon par Jacques Mar­tial, la mise en scène inté­grale du Cahi­er d’un retour au pays natal est une mag­nifique incar­na­tion de ce poème explosif et tou­jours boulever­sant. Écrit d’abord en 1939, le poème a été large­ment retra­vail­lé par Césaire jusqu’en 1947, comme s’il fal­lait néces­saire­ment pren­dre en compte l’épreuve de la guerre afin de pour­suiv­re le tra­vail de sape et le dyna­mitage de la cul­ture colo­niale qui s’est vue con­fir­mée et abimée à la fois dans le con­flit mon­di­al. 

Cette créa­tion de Jacques Mar­tial est plus pré­cieuse que jamais de nos jours – alors que les luttes anti-racistes sont par­fois désignées comme “iden­ti­taires” ou “com­mu­nau­taristes”. Face à ces car­i­ca­tures, la voix du poème déjoue par avance les assig­na­tions iden­ti­taires et se définit comme celle d’un « homme-juif / un homme-cafre / un homme-hin­dou de Cal­cut­ta / un homme de Harlem-qui-ne-vote-pas ». On ne cessera donc pas de redé­cou­vrir ce texte fon­da­teur de la « négri­tude », idée que Césaire pre­nait déjà soin de ne pas iden­ti­fi­er à une race, car elle n’est pas « un plas­ma, ou un soma, mais mesurée au com­pas de la souf­france », ajoutant aus­si que « la vieille négri­tude pro­gres­sive­ment se cadavérise », comme si la véri­ta­ble négri­tude restait tou­jours à inven­ter dans la langue, à l’inverse du dis­cours vic­ti­maire qu’on lui impute par­fois.

Crédit pho­to AKO-Audrey Knafo Ohnon

Com­ment ne pas enten­dre alors la for­mi­da­ble puis­sance de rup­ture poé­tique avec toute iden­tité figée, le grand cri du « par­tir » qui rap­pelle la césure rim­bal­di­enne de « l’en-avant » ? L’appel au départ rad­i­cal, à la libéra­tion dif­fi­cile et néces­saire d’une human­ité opprimée résonne plus de vingt fois dans l’anaphore inau­gu­rale « Au bout du petit matin » suiv­ie d’autant d’images de la Mar­tinique et du monde entier. Face à un texte d’une telle énergie, face au vers libre et incan­ta­toire de Césaire, par­fois dif­fi­cile, sou­vent ironique et satirique, Jacques Mar­tial tient une ligne extrême­ment exigeante, qui parvient à faire enten­dre les nom­breux reg­istres du texte. Cette rhé­torique qui se joue de la rhé­torique est tan­tôt empha­tique ou sur­réal­iste, tan­tôt bouf­fonne ou élé­giaque. « Poreux à tous les souf­fles du monde », le poète et l’acteur ne font plus qu’un et se dépla­cent sur une scène jonchée des ori­peaux du vieux monde. Les valis­es de l’exil et les chif­fons des grandes villes com­posent une carte imag­i­naire sur le plateau. Les « îles cica­tri­ces des eaux / îles évi­dentes blessures / îles miettes / îles informes » sont les images d’un « tout-monde » morcelé et qui reste à con­stru­ire, à l’inverse d’une glob­al­i­sa­tion uni­formisante. Le patch­work lit­téraire du Cahi­er est ain­si représen­té avec une grande mod­estie et une économie de moyens par­ti­c­ulière­ment effi­cace. Par la grâce de la lumière, un papi­er frois­sé devient l’image fan­tas­mée d’une France mét­ro­pol­i­taine sous la neige. Une bâche de plas­tique peint peut sug­gér­er l’horizon pro­vi­soire­ment bouché, une végé­ta­tion trop­i­cale sous serre ou encore la grande « carte du monde faite à mon usage / non pas teinte aux arbi­traires couleurs des savants » mais ren­due au poète comme toile de fond pour sa fresque de paroles.

Pour­tant dra­maturge, Aimé Césaire n’avait peut-être pas envis­agé de met­tre en scène le Cahi­er. Mais comme s’il avait prévu cette adap­ta­tion théâ­trale, le poète met déjà en garde con­tre les pièges d’une tragédie trop sim­pliste : « la vie n’est pas un spec­ta­cle, car une mer de douleurs n’est pas un prosce­ni­um, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Jacques Mar­tial a eu l’excellente idée de pren­dre rigoureuse­ment au sérieux ces mots du Cahi­er jusque dans leur scep­ti­cisme face au spec­tac­u­laire. Sa per­for­mance d’acteur est espacée de larges res­pi­ra­tions en mou­ve­ment, comme pour témoign­er de la lourde fatigue de l’oppression qui tra­verse par­fois le poème. Elle fait aus­si enten­dre le flux et le reflux du grand vent qui est un de ses per­son­nages prin­ci­paux… Car c’est à la force du vent que s’adresse la parole furieuse qui nous inter­pelle à la fin du poème. Le vent, c’est aus­si le souf­fle de cette bombe lit­téraire qui con­tin­ue de porter l’espoir d’une human­ité qui s’exprime à la troisième per­son­ne du pluriel, qui serait « nous » jusqu’au bout de nous-mêmes, « jusqu’au nous furieux », qui nous « embrasse, embrasse NOUS ».

Toutes les cita­tions sont tirées d’Aimé Césaire, Cahi­er d’un retour au pays natal, édi­tions Présence Africaine, Paris, 1983. 

Cahier d’un retour au pays natal, du 29 septembre au 16 octobre 2022 au Théâtre de l’Epée de Bois. Spectacle présenté par « La Compagnie de la Comédie Noire ». Mise en scène & interprétation : Jacques Martial Scénographie : Pierre Attrait Lumière : Jean-Claude Myrtil. Peinture : Jérôme Boutterin Accessoires : Martine Feraud  Assistant mise en scène : Tim Greacen 
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Jean Tain
Jean Tain est agrégé et docteur en philosophie de l'École Normale Supérieure (Paris), ATER à l'Université...Plus d'info
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