FINAL CUT de Myriam Saduis

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Entretien
Théâtre

FINAL CUT de Myriam Saduis

Une enquête intime sur un cauchemar colonial

Le 11 Oct 2022
©Marie-Francoise Plissart_220304 FINAL CUT
©Marie-Francoise Plissart
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 L’origine de Final Cut, ce n’est pas tant la mort de ma mère que le suc­cès d’un racisme poli­tique vécu d’abord de manière intrafa­mil­iale encore enfant. J’en ai pris con­science en 2002, l’année où Jean-Marie Le Pen pas­sait au sec­ond tour des élec­tions prési­den­tielles1

Nous revien­drons longue­ment avec Myr­i­am Saduis, autrice, met­teuse en scène et actrice, sur l’écriture de Final Cut, sur ses orig­ines famil­iales com­plex­es et sur sa mise en scène qui met à dis­tance le per­son­nage qu’elle incar­ne, et dont elle dit : « C’est moi et ce n’est pas moi, c’est mon texte. » 

Sa prise de con­science poli­tique sonne ter­ri­ble­ment juste en 2022. « Ce que j’ai vécu (la folie de ma mère, la néga­tion de mon père arabe et mon change­ment de nom pour déguis­er cette orig­ine) est à replac­er dans le flux de l’histoire de l’époque. » 

En 2002, une année charnière, sa mère meurt, folle, à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris, lui lais­sant des doc­u­ments inédits, qui la mènent jusqu’à la famille tunisi­enne de son père « incon­nu ». Elle ter­mine, la même année, une psy­ch­analyse qui lui a per­mis de se recon­stru­ire, en douze ans. Et elle décou­vre un scé­nario inédit d’Ingmar Bergman, Affaire d’âme, dont elle obtien­dra les droits d’adaptation et qui mar­quera avec éclat, en 2008, ses débuts de met­teuse en scène (alors qu’elle avait suivi à l’Institut nation­al supérieur des arts du spec­ta­cle et des tech­niques de dif­fu­sion (INSAS) une for­ma­tion d’actrice).

 « Le théâtre précé­dait la psy­ch­analyse et lui sur­vivra. J’ai fait une longue analyse, je l’ai con­clue ; ce qui reste, c’est le théâtre. » Dans un entre­tien, avec le psy­ch­an­a­lyste Yves Depelse­naire, Myr­i­am Saduis dresse, en 2016, les acquis de son long tra­vail de recon­struc­tion. « L’analyse a mod­i­fié ma place dans le champ du théâtre puisque je suis passée de ‘faire l’actrice’ à ‘faire de la mise en scène’, et que j’ai endossé une fonc­tion, un pou­voir, qu’on attribue générale­ment aux hommes… L’analyse a mis l’accent sur le pou­voir réel, celui de la fic­tion… Je l’ai con­clue et puis j’ai mon­té Affaire d’âme.2 »

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©Marie-Fran­coise Plis­sart

Le pou­voir de la fic­tion

Le pou­voir de la fic­tion. Et quelle fic­tion ! Affaire d’âme : un scé­nario expéri­men­tal d’Ingmar Bergman, conçu comme un long « plan rap­proché », une forme nou­velle, jamais réal­isée au ciné­ma. Une femme, guet­tée par la folie, y ressasse son passé tout en essayant de se recon­stru­ire dans l’imaginaire. Folie, chaos, recon­struc­tion. Il y a comme un « réseau » thé­ma­tique que Final Cut dévelop­pera en enquête autobiographique.Ici, la mise en scène de Myr­i­am Saduis trans­forme le solo de Bergman en un duo intense d’actrices jumelles et com­plices qui mul­ti­plient les points de vue en quête d’une improb­a­ble vérité. La scéno­gra­phie joue bril­lam­ment sur le rêve plus que sur la réal­ité. 

En 2012, son adap­ta­tion de La Mou­ette de Tchekhov, dev­enue La Nos­tal­gie de l’Avenir, trans­forme la grande fresque russe en une petite musique de cham­bre, cen­trée sur la trahi­son de Nina mais surtout sur l’affrontement mère/fils (Arkadina/Treplev). Le fameux texte nova­teur de Tre­plev, moqué et donc « nié » par sa mère, est répar­ti sur l’ensemble de l’œuvre et devient un moteur de l’action. Comme une revanche. Quant à l’inversion de la chronolo­gie (l’histoire com­mence par le sui­cide du fils), l’inconscient y a sa part. « C’était une intu­ition, au départ. Tout d’un coup, je réalise – mais le spec­ta­cle est déjà fait – que com­mencer par le sui­cide du fils, Tre­plev, c’est oblig­er la mère, Arkad­i­na, à inter­roger par la mémoire ce qui s’est passé. Para­doxale­ment, en com­mençant par la mort, l’enfant est plus vivant. Tout cela, je ne le sai­sis pas quand je décide de com­mencer La Mou­ette par la fin, c’est un incon­scient qui s’exprime sous cou­vert d’une intu­ition. »  

Incon­scient et fau­fi­lage 

L’inconscient rôde donc sur la struc­ture nar­ra­tive. À la fin de son analyse, racon­tant l’un de ses rêves à son psy, Myr­i­am Saduis s’aperçoit, « après coup, que l’analyse, c’était ça et le théâtre aus­si : une ‘décon­struc­tion organ­isée’ », ce qu’elle renom­mera dans Amor Mun­di (2015) un « chaos con­stru­it3 », pour définir les « irrup­tions » de pen­sées d’Hannah Arendt, per­son­nage cen­tral de la pièce. Une sorte de « fau­fi­lage », revendiqué. Dans une his­toire bien racon­tée, dit-elle, « On joue à la cou­turière : on tresse et on fau­file l’association pour ne pas que l’emmanchure soit de tra­vers. Le cas échéant, on redé­coupe, on remet une pièce sup­plé­men­taire. À un moment don­né, on a le ‘bâti’. Par exem­ple, dans Final Cut, j’ai intro­duit une scène de La Mou­ette. Seule la fic­tion pou­vait me per­me­t­tre de faire advenir la vio­lence entre ma mère et moi via cette grande scène de dis­pute entre Arkad­i­na et Tre­plev. Cette scène est aus­si la seule où la mère par­le du père, et c’est dans le champ lex­i­cal de l’insulte. Pour moi, c’est le noy­au : une mère folle, un fils souf­frant et un père absent. Dans les asso­ci­a­tions comme dans les rêves, il y a une logique organique bien plus intéres­sante que la ratio­nal­ité. Il faut révéler l’ombre et le secret. »

Entre­tien avec Myr­i­am Saduis à pro­pos de Final Cut

Chris­t­ian Jade : De quand date ta prise de con­science d’un père nié ? 

Myr­i­am Saduis : Ma mère m’a con­vo­quée à 14 ans quand elle brico­lait mon change­ment de nom. Je savais très bien que Saadaoui n’est pas vrai­ment un nom « fran­co-français ». Elle prend d’abord des gants pour m’annoncer que mon père est arabe et que chang­er de nom, de Saadaoui en Saduis, m’évitera le racisme qu’elle a subi. Ensuite, dans une ten­sion physique empreinte d’une vio­lence venue de très loin, elle me dit : « Je veux que tu sois libre de faire ce que tu veux. Tu ne seras pas libre avec ce nom, ici. » Elle voit la dure réal­ité, se met du côté du dom­i­nant et essaie de me préserv­er de la per­sé­cu­tion qu’elle a subie. Mais cette déci­sion me révolte et, à 18 ans, je prends la fuite. La théorie raciste actuelle du « grand rem­place­ment » prou­ve que rien n’a changé.

C.J : En 1958, à 20 ans, en pleine guerre d’Algérie, ta mère tombe amoureuse d’un Arabe, fuit ses par­ents, l’épouse et fait un enfant. Pas vrai­ment « raciste »… 

MS : Quand elle n’était pas en crise, ma mère était une femme excep­tion­nelle, drôle, pas­sion­nante, une guer­rière per­cu­tante. Mais la marche du monde l’écrasait et, d’aussi loin que je m’en sou­vi­enne, le père arabe, on n’en par­lait pas. C’était for­c­los et moi, j’essayais d’enquêter. 

CJ : Dans Final Cut, tu mènes juste­ment une enquête auto­bi­ographique, dis­tan­ciée, sur ce passé douloureux. D’où te vient cette force interne ? 

MS : Cela fait écho à ma psy­ch­analyse, con­clue en 2002. C’est le moment où je ne m’intéresse plus à ma pro­pre his­toire (j’en ai fait le tour !), mais je vois sa dimen­sion poli­tique, à partager avec le pub­lic. Bien sûr, remon­ter tout ça a été douloureux mais le tra­vail avec l’équipe de créa­tion a été une joie. J’avais à cœur que ce soit léger pour eux, que les spec­ta­teurs ne pensent pas qu’avec une telle douleur j’allais me flinguer à la sor­tie ! J’avais envie qu’ils se dis­ent qu’iln’y a pas une coupable ou une vic­time. Ma mère a sa part de respon­s­abil­ité, mais davan­tage encore mes grands-par­ents, la coloni­sa­tion, l’Empire français… Racisme, fas­cisme, anti­sémitisme sont plus présents que jamaisLa folie de ma mère n’était pas l’affaire d’un incon­scient privé, elle n’était jamais qu’une ligne de code dans un texte écrit par mille voix, et qui cou­vre des siè­cles d’histoire…Même les spec­ta­teurs de la ver­sion alle­mande (jouée à Mannheim en sep­tem­bre 2021) ont sen­ti l’actualité de ce passé. Une exilée m’a dit : « C’est un texte répara­teur pour moi qui ai vécu de ter­ri­bles scènes sem­blables dans mon exil. »

CJ : Quelle est ta logique pour ren­dre cette enquête sur ton passé « d’utilité publique » ?

MS : Cela passe par la con­struc­tion d’un spec­ta­cle des­tiné à un pub­lic, pas dans le pro­longe­ment d’une thérapie con­clue il y a 16 ans. Isabelle Pousseur m’a invitée à aller jusqu’au bout de cette envie d’affronter mon passé et, alors que j’hésitais à don­ner ce rôle à une actrice, elle a eu cette réflex­ion déci­sive : « Tu fais ce que tu veux, mais si c’est toi qui assumes le rôle, ce sera plus généreux. » Para­doxale­ment, quit­ter la place du regar­dant, me jeter au cœur de la tache aveu­gle, m’a per­mis de ne plus me con­cen­tr­er que sur des prob­lèmes de dra­maturgie con­crète à régler : com­ment bien racon­ter l’histoire et la ren­dre utile pour la réflex­ion poli­tique ? Com­ment amen­er du rythme et une ten­sion dans le réc­it ? Com­ment met­tre le texte à dis­tance, sans pathos, et le ren­dre caus­tique, drôle ? 

CJ : D’où te vient cette envie de don­ner une struc­ture de rêve (par­tielle ou totale) à tes mis­es en scène ?

MS : Le vocab­u­laire et la logique du rêve, c’est ma mai­son. C’est comme cela que je vis, tra­vaille, lis, inter­prète. Pour moi, le temps n’est pas chronologique. Ma logique nar­ra­tive est asso­cia­tive et mon incon­scient est une force de tra­vail. J’ai une puis­sance ana­ly­tique qui laisse tra­vailler les asso­ci­a­tions. S’il me vient une idée, je ne me dis pas : « Non, ce n’est pas logique », au con­traire, je pour­su­is le fil. Par exem­ple, quand j’ai eu cette vision d’Hannah Arendt, la philosophe des Orig­ines du total­i­tarisme, qui danse (dans l’ouverture d’Amor Mun­di), ma pre­mière réac­tion fut de penser : « Je ne sais pas très bien ce que cela va don­ner mais suiv­ons la piste. » C’est une pos­ture qui doit me venir de l’enfance et qui précède l’analyse : une qual­ité d’associations et de rêver­ies en lesquelles j’ai pleine­ment con­fi­ance. 

CJ : Quel est l’apport de la psy­ch­analyse dans ta vie et dans ton œuvre ?

MS : Mes douze ans de psy­ch­analyse, je les appelle ma « péri­ode monastère ». Mais, au fond, c’était pour me faire atter­rir dans le monde. Quand les gens sont dévorés par leurs affects, leurs vieilles his­toires et le tour­ment des ancêtres, ils ne sont pas dans le monde mais, au con­traire, seuls dans leur tête, où se trainent leurs fan­tômes. Mes fan­tômes, je les ai un peu déter­rés. Ils m’accompagnent et ne me font plus peur.  

Final Cut a été créé en novem­bre 2018 au Théâtre Océan Nord (Bel­gique), puis présen­té en 2019 aux Fes­ti­vals de Tunis et d’Avignon, à Mannheim dans sa ver­sion alle­mande (octo­bre 2021), à Abid­jan (mars 2022) et prochaine­ment à Paris (Théâtre de Belleville, du 2 sep­tem­bre au 27 novem­bre 2022). www.myriamsaduis.be


  1. Extrait d’une inter­view réal­isée avec Myr­i­am Saduis en févri­er 2022. ↩︎
  2. Yves Depelse­naire et Myr­i­am Saduis, Le man­teau du rêve, dans Théâtre et psy­ch­analyse,éd. L’Entretemps, 2016 pp.130 – 141. Dans le même vol­ume, elle côtoie Stéphane Braun­schweig, Alain Françon, Olivi­er Py, Romeo Castel­luc­ci et Angel­i­ca Lid­dell. ↩︎
  3. Texte d’Amor Mun­di : « Irrup­tion », page 8. Sabine Dacalor a inter­viewé Myr­i­am Saduis sur Amor Mun­didans le n°129 d’Alternatives théâ­trales. ↩︎

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Christian Jade
Christian Jade est licencié en français et espagnol de l’Université libre de Bruxelles ( ULB)...Plus d'info
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