Passions Humaines

Passions Humaines

Entretien avec Guy Cassiers

Le 11 Jan 2015
PASSIONS HUMAINES, sculpture de Jef Lambeaux. Photo D. R.
PASSIONS HUMAINES, sculpture de Jef Lambeaux. Photo D. R.

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PASSIONS HUMAINES, sculpture de Jef Lambeaux. Photo D. R.
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POUR SA PROCHAINE CRÉATION, Guy Cassiers s’at­taque et s’at­tache au « Rodin Belge », et plus pré­cisé­ment à un de ses bas-reliefs dont l’histoire ubuesque le fascine. Le sculp­teur en ques­tion se nomme Jef Lam­beaux (1852 – 1908) et peu de ses com­pa­tri­otes en con­nais­sent le patronyme. Né à Anvers, Le sculp­teur s’y forme à l’Académie des Beaux-Arts. Mem­bre fon­da­teur du groupe brux­el­lois d’a­vant-garde Les Vingt (et sans doute de la franc-maçon­ner­ie…) il est pour­tant l’auteur d’un grand nom­bre de NYMPHES, SATIRE et autres BACCHANTE, de sculp­tures de danseurs et lut­teurs qui témoignent de son immense appé­tence pour les corps vril­lés ou enlacés, de son incroy­able capac­ité à extraire la vie de la matière et à mod­el­er admirable­ment le mou­ve­ment. Il est notam­ment l’auteur de la stat­ue du BRABO qui trône sur la Grand-Place d’An­vers.

C’est sur une sculp­ture mon­u­men­tale de huit mètres par douze, tra­vail­lée dans le mar­bre de car­rare et qui siège dans un parc cen­tral de Brux­elles, que le génial met­teur en scène fla­mand a porté son dévolu. Elle s’in­ti­t­ule PASSIONS HUMAINES et en rend compte par le menu. Mag­ma de corps sous l’œil inquisi­teur de la mort. À mi-chemin entre l’en­fer de Dante et la joie dionysi­aque, com­posée d’in­di­vidus sup­pli­ciés et d’autres extasiés aux vis­ages béats, aux fess­es char­nues et seins généreux, elle a aus­sitôt sus­cité un grand émoi. Provo­ca­tion de la beauté ou corps-à-corps jugé trop sen­suel. elle a déclenché les foudres de l’église catholique. Bien que com­mandée par le Roi Léopold I à Jef Lam­beaux, l’œu­vre jugée indé­cente a dû très rapi­de­ment se drap­er d’un voile pudique. Le même Roi pas­sa com­mande à l’ar­chi­tecte Vic­tor Hor­ta d’un Pavil­lon1 cen­sé abrit­er le scan­daleux bas-relief.… Ironie de l’histoire, une des œuvres les plus célèbres de Bel­gique est ain­si restée à l’abri des regards pen­dant plus d’un siè­cle2. Trou­blé et amusé par cette affaire rocam­bo­lesque — quin­tes­sence des rap­ports de l’art et du pou­voir, Guy Cassiers en fait le point de départ d’une pièce qui s’inscrira dans sa sub­lime saga des pas­sions humaines.

Sylvie Mar­tin-Lah­mani : Pour votre prochaine créa­tion qui ver­ra le jour en 20153, vous vous intéressez aux PASSIONS HUMAINES de Jef Lam­beaux, à l’histoire de sa représen­ta­tion sur les plans artis­tiques et poli­tiques. Pour com­mencer, pou­vez-vous nous par­ler de votre pre­mière ren­con­tre avec ce bas-relief mon­u­men­tal ?

Guy Cassiers : Je l’ai décou­vert en pré­parant la mise en scène du RING de Richard Wag­n­er4. Kurt d’Hae­se­leer, l’artiste vidéo qui a fait toutes les images de cette créa­tion — et qui habite à Brux­elles — , m’a dit que tout ce dont nous avions besoin était con­tenu dans LES PASSIONS HUMAINES de Lam­beaux. Selon lui, l’essence de ce que Wag­n­er dit est dans cette sculp­ture. L’ate­lier de décor du Teatro del­la Scala l’a repro­duit à une échelle supérieure à l’o­rig­i­nal. Une dizaine de per­son­nes a tra­vail­lé pen­dant plus de deux mois à la con­struc­tion de ce bas-relief (une copie en plâtre capa­ble d’ac­cueil­lir des pro­jec­tions vidéo). À la fin du RING, la sculp­ture des PASSIONS HUMAINES qui était en fond de scène s’avance vers le pub­lic, et c’est seule­ment à ce moment-là que la sculp­ture révèle sa véri­ta­ble iden­tité.

C’é­tait très bien de l’u­tilis­er comme point final du RING, mais son his­toire m’a fasciné bien au-delà. C’est une de nos plus chères œuvres d’art ! Sub­ven­tion­née par le Roi Léopold II avec l’ar­gent qu’il a reçu du Con­go, cette pièce de com­mande se situe depuis plus d’un siè­cle dans un parc cen­tral de Brux­elles (Le Parc du Cinquan­te­naire) sans que per­son­ne ou presque ne la con­naisse. C’est si bizarre ! Pour moi, l’histoire de cette sculp­ture est symp­to­ma­tique de l’histoire de la Bel­gique. S’y entremê­lent des ques­tions de poli­tique com­mu­nau­taire belge (l’Église et la mai­son royale) et plus récem­ment de poli­tique inter­na­tionale (le roi Bau­douin a offert le bas- relief et l’édicule qui l’abrite au roi Khaled d’Ara­bie Saou­dite en 1979…), mais aus­si de jalousie entre artistes (Lam­beaux et Hor­ta).. Pour toutes ces raisons, LES PASSIONS HUMAINES inter­ro­gent large­ment notre iden­tité cul­turelle et la respon­s­abil­ité d’un artiste dans cette société. Le dra­maturge Erwin Morti­er a d’ailleurs imag­iné des ren­con­tres et des dia­logues entre Vic­tor Hor­ta et Léopold I à ce sujet. C’est vrai­ment drôle quand on sait que Léopold IT se con­sid­érait en quelque sorte comme un artiste. Il pense avoir sculp­té Brux­elles ! Il en avait en tout cas l’ambition et s’en sen­tait respon­s­able. Créer une iden­tité pour une nation, ce sont des pro­pos que je n’entends pas dans la bouche de notre roi actuel.

Cette œuvre évoque égale­ment lagrande dis­pute qui oppo­sait les Catholiques et les social­istes, à une péri­ode (in XIXe, début du XXe siè­cle) où il y avait des idéolo­gies poli­tiques. Quelle est la place et la fonc­tion de l’art dans ce débat idéologique aujourd’hui, alors que la société change à grande vitesse ? C’est aus­si cela que notre spec­ta­cle ques­tionne.

Sulzberg­er : L’art et la poli­tique sont deux affaires dif­férentes, Gilbert.

Van­de­cav­eye : L’art sans poli­tique, ça devient un bal­lotin de pra­lines !

Sulzberg­er : Si l’art fait de la poli­tique, l’art devient un pam­phlet, un pas­tiche, une car­i­ca­ture5 !

S. M.-L.: Je crois que toutes les his­toires rap­portées dans votre spec­ta­cle sont vraies et que seuls les dia­logues sont fic­tifs. En dehors des per­son­nages prin­ci­paux que sont le sculp­teur Jef Lam­beaux, l’architecte Vic­tor Hor­ta et le Roi Léopold IT, vous don­nez la parole à de nom­breux per­son­nages pas si « sec­ondaires » :com­men­ta­teurs de tous bor­ds, cri­tiques mod­ernes et anar­chistes vin­di­cat­ifs, con­jointes légitimes (ou pas).

G. C.: Tous les dia­logues sont fic­tifs en effet, mais les élé­ments biographiques sont vrais. Il est impor­tant de soulign­er que tous les per­son­nages cités dans le texte ont réelle­ment existé. Bien sûr, leurs ren­con­tres sont inven­tées, mais on ne dit rien de faux. C’est la force d’Erwin Morti­er — qui a une remar­quable cul­ture de cette péri­ode —, de par­venir à en créer une image très juste. Les con­flits qui oppo­saient les Wal­lons et les Fla­mands étaient presque les mêmes qu’au­jour­d’hui, à ceci près que la richesse de la Bel­gique était détenue par les Wal­lons…

S. M.-L.: C’est pour traduire la dichotomie qui règne en Bel­gique que vous avez choisi de faire jouer des acteurs qui par­lent en néer­landais et en français.

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Pro­fesseure asso­ciée à la Sor­bonne Nou­velle, Sylvie Mar­tin-Lah­mani s’intéresse à toutes les formes scéniques con­tem­po­raines. Par­ti­c­ulière­ment atten­tive aux...Plus d'info
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