L’Orestie ramenée à la vie : l’auto re-enactment de Romeo Castellucci

Non classé

L’Orestie ramenée à la vie : l’auto re-enactment de Romeo Castellucci

Le 26 Fév 2016
"Orestea - una commedia organica?", version originale 1995. Photo © Luca del Pia.
"Orestea - una commedia organica?", version originale 1995. Photo © Luca del Pia.
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

Au théâtre, remon­ter un spec­ta­cle après vingt ans, cela s’appelle en général une recréa­tion. Le re-enact­ment étant d’ordinaire réservé au cer­cle de la per­for­mance et de l’art con­tem­po­rain. Il s’agit lit­térale­ment de re-jouer fidèle­ment le déroulé d’un hap­pen­ing ou d’une inter­ven­tion his­torique, de s’en empar­er à des fins de célébra­tion, de mémoire, d’archive vivante, ou bien sûr de fil­i­a­tion esthé­tique, le tout sur base d’un script forgé his­torique­ment par l’artiste auteur. Les can­di­dats au re-enact­ment s’en empar­ent (script textuel ou vidéo) afin de repro­duire avec exac­ti­tude les proces­sus, les inten­tions, les rou­tines et les séquences d’un geste dont l’esthétique de l’éphémérité et de l’immédiateté n’a pas néces­saire­ment résisté à la pré­ten­tion ou à la ten­ta­tion auc­to­ri­ale, puisque fixé et trans­mis en tant qu’œuvre.


Le geste opéré par Romeo Castel­luc­ci en 2015 à l’égard de son spec­ta­cle emblé­ma­tique de 1995, Orestea – una com­me­dia organ­i­ca ?, tient en ce sens plus du re-enact­ment que de la recréa­tion. Avec cette par­tic­u­lar­ité de s’appliquer à soi-même cet effort d’excavation de l’archive, de repro­duc­tion du même. En remon­tant son Orestea (au Fes­ti­val d’Automne en décem­bre dernier, et depuis en tournée chez les copro­duc­teurs his­toriques du pro­jet), Castel­luc­ci s’efforce en effet de respecter à la let­tre chaque détail de la pièce qui fut celle d’origine, et dont n’existe qu’une piètre archive vidéo en VHS. « Il s’agit du même objet, comme un objet retrou­vé vingt ans après. Je le pro­pose tel qu’en lui-même, sans mod­i­fi­ca­tion. […] C’est un peu comme habiter une archi­tec­ture qui existe déjà » (pro­pos recueil­lis dans le pro­gramme de La Rose des Vents, jan­vi­er-juin 2016).

Tel une cap­sule ouverte sur un temps révolu (« Si j’avais mon­té la pièce aujourd’hui, j’aurais fait un spec­ta­cle dif­férent, parce que je ne suis pas le même qu’en 1995 », idem), le spec­ta­cle de 2015 repro­duit en fait avec une exac­ti­tude épous­tou­flante les actions et les détails con­signés dans le script textuel établi par Castel­luc­ci de la pro­duc­tion de 1995. C’est un texte très peu con­nu, pub­lié en 2001 dans le vol­ume Epopea del­la pol­vere (Milan, Ubu­lib­ri, 2001), jamais traduit com­plète­ment jusqu’ici. Castel­luc­ci avait en effet établi les scripts de l’ensemble des spec­ta­cles de la péri­ode 1992 – 1999 dans un pro­jet aux ambi­tions réelle­ment dra­maturgiques. Sous le titre emblé­ma­tique et sys­té­ma­tique de Dram­matur­gia, il les a réu­nis dans ce vol­ume aux côtés d’autres textes écrits pour les pro­grammes des spec­ta­cles, ou ayant accom­pa­g­né leur créa­tion. Orestea (1995) y côtoie Amle­to (1992), Masoch (1993), Giulio Cesare (1997), Gen­e­si (1999). Ces scripts (dram­matur­gia) four­nissent une source extrême­ment pré­cieuse de doc­u­men­ta­tion sur la mémoire de la com­po­si­tion et du déroule­ment de ces spec­ta­cles. Ils étaient d’ailleurs peut-être un out­il à des­ti­na­tion pre­mière de l’artiste lui-même, à la fois archivage de l’engendrement et empreinte auc­to­ri­ale d’un théâtre d’actions et d’états per­for­mat­ifs. Nar­ra­tions détail­lées du déroule­ment du spec­ta­cle et de la mise en œuvre de ses actions, ils por­tent en eux un car­ac­tère qua­si ontologique en regard de l’œuvre con­cernée : ils en don­nent toutes les con­di­tions de l’existence et de l’engendrement esthé­tique spé­ci­fique. Par ailleurs, des sources très fiables, internes à la Raf­fael­lo Sanzio, ont con­fir­mé à quel point ce script a été déter­mi­nant dans la recom­po­si­tion à l’identique de l’œuvre, preuve de l’usage « pho­tographique » de ce texte par rap­port à la com­po­si­tion orig­i­nale, autant comme fix­a­teur que comme révéla­teur.

Orestea. Pour avoir étudié en pro­fondeur ce spec­ta­cle et son script (voir extraits, tra­duc­tion et analyse dans Théâtre et réc­it, l’impossible rup­ture, à paraître aux Édi­tions Clas­siques Gar­nier, courant 2016), je con­nais­sais par cœur cette pièce de Romeo Castel­luc­ci. Pour­tant, para­doxe d’une étude his­torique, je ne l’avais jamais vue… Seule­ment quelques pho­tos, et des images épars­es d’une cap­ta­tion floue et brouil­lée en plan large, sans sur­titrages. Cepen­dant, l’étude du fameux script m’avait ren­du très fam­i­liers les élé­ments du spec­ta­cle et leur enchaîne­ment, en par­ti­c­uli­er dans sa pre­mière par­tie (« Agamem­non »). En m’asseyant dans la salle, j’avais donc hâte de décou­vrir la réal­ité de ce qui jusqu’alors n’était resté qu’une attente de spec­ta­cle, un imag­i­naire de théâtre. Les petits lap­ins blancs de plâtre allaient-ils vrai­ment explos­er ? Clytemnestre ferait-elle vrai­ment mine de jouir devant ces roues insen­sées que fait tourn­er Égis­the ? Les cris de Cas­san­dre seraient-ils à ce point insup­port­a­bles dans cette cage de verre peu à peu rougie par le sang ? Le bruit des sabots des chevaux allaient-ils vrai­ment encore emplir la scène quand ils s’éloigneraient du plateau, cachés à notre vue ? Avec angoisse, je voy­ais arriv­er un moment mag­ique entre tous, tant sur le plan théâ­tral que dans la tra­duc­tion lit­téraire qu’en don­nait le script. Ce moment durant lequel Égis­the doit inter­rompre le déroule­ment de la représen­ta­tion pour procéder à son couron­nement soli­taire, s’approchant du pub­lic et posant d’un geste lent sur son crâne une couronne noire. Ersatz de célébra­tion et de recon­nais­sance d’un pou­voir dérobé qui ne prend son sens le plus fort qu’au cœur du réel, en dehors d’une scène fic­tion­nelle tem­po­raire­ment figée, de laque­lle il s’était extrait en soule­vant d’une pleine poignée le tulle oublié qui nous séparait du lieu de la représen­ta­tion (« un lem­bo di quel­lo che nes­suno più vede­va : la garza nera, tesa tra gli spet­ta­tori e la rap­p­re­sen­tazione », écrivait Romeo Castel­luc­ci). Et la magie fut au ren­dez-vous ; la con­créti­sa­tion scénique de ce qui était figé dans le script révéla ses effets spec­tac­u­laires de manière irréprochable, sec­onde après sec­onde, geste après geste, archive ramenée à la vie.

Chaque instant du spec­ta­cle était ain­si l’objet d’une attente sous forme de con­fir­ma­tion. Au cœur de l’intimité qui était mienne avec le déroule­ment du spec­ta­cle en marche, intim­ité d’une recherche avec l’histoire d’une œuvre, minute après minute, séquence après séquence, avec une cer­taine émo­tion même, j’ai vu lit­térale­ment s’incarner Orestea. Fidèle à sa légende et à l’exacte mémoire que j’en avais fixée dans le petit théâtre de mon imag­i­na­tion. C’est en somme une atti­tude plus proche de celle d’un spec­ta­teur d’une œuvre du réper­toire clas­sique, sen­si­ble à toute vari­a­tion plus ou moins réussie dans la mise en scène tra­di­tion­nelle­ment atten­due d’un texte en ques­tion. Par­lant d’Eschyle, cela peut sem­bler aller de soi… Mais sans doute Orestea ver­sion Castel­luc­ci est-il bel et bien devenu un élé­ment à part entière du pat­ri­moine et d’un réper­toire en devenir dans l’histoire récente du théâtre. En l’exhibant tel un morceau de cette his­toire, Castel­luc­ci réus­sit en fait le tour de force de pat­ri­mo­ni­alis­er sa pro­pre inter­pré­ta­tion d’un élé­ment fon­da­teur et struc­turant du pat­ri­moine théâ­tral. Car la reprise d’Orestea n’appelle pas en pre­mier lieu l’analyse des traces présentes de l’œuvre d’Eschyle (cul-de-sac dans lequel nom­bre de cri­tiques s’étaient aven­turés en 1995, avec des suc­cès divers d’ailleurs). Cette reprise com­man­da, en tout cas selon ma posi­tion de spec­ta­teur « infor­mé », un regard com­para­tif avec la ver­sion icon­o­claste du Castel­luc­ci des années 1990, qui com­pre­nait à l’état brut toutes les com­posantes de sa fab­rique théâ­trale et de l’esthétique qui devait le ren­dre célèbre dans les années qui suivirent (« l’iconoclastie » étant à l’époque un terme revendiqué par lui-même pour qual­i­fi­er sa recherche dra­maturgique). C’est en effet Orestea qui instal­la Castel­luc­ci sur les scènes français­es et européennes grâce à la con­fi­ance que lui firent cer­tains parte­naires his­toriques. La for­mi­da­ble réus­site de cette réac­ti­va­tion à l’identique à vingt ans de dis­tance con­firme ce spec­ta­cle en tant qu’objet culte, le con­firme comme une part du mythe pro­gres­sive­ment con­stru­it autour des Castel­luc­ci.

Dans cet effort d’auto re-enact­ment, Romeo Castel­luc­ci a ain­si pu ramen­er à la vie l’empreinte tou­jours pas fos­sil­isée de sa chère tragédie : « L’Orestie, ce gastéropode mythique, étrange être abyssal à la pen­sée con­tin­ue » (« L’Orestie à tra­vers le miroir », The­ater­schrift, févri­er 1997). Tout en sig­nalant par ce geste sa pro­pre place de jalon de la créa­tion théâ­trale des vingt dernières années, il con­firme et rap­pelle aus­si la per­ma­nence, la sincérité et l’humilité d’un tra­vail engagé depuis plus de trente ans sur les orig­ines de la tragédie antique. Cette obses­sion et cette con­fronta­tion à la vital­ité pré-trag­ique seront d’ailleurs tou­jours au menu de sa prochaine créa­tion fin 2016. Il a somme toute bien fait de nous en rap­pel­er les fonde­ments.

Notre archive de la semaine est une lettre adressée par Romeo Castellucci au Festival d'Avignon (juillet 2003).
Non classé
Théâtre
Castellucci
154
Partager
Benoit Hennaut
Benoît Hennaut est Docteur en lettres de l’ULB et de l’EHESS à Paris. Il est...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements