Quartett mis en scène par Jacques Vincey : de feintes passions

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Quartett mis en scène par Jacques Vincey : de feintes passions

Le 12 Oct 2023
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)

C’est l’une des grandes créa­tions de l’automne. Jacques Vincey s’empare du Quar­tett de Hein­er Müller avec deux comé­di­ens prodigieux : Hélène Alexan­dridis et Stanis­las Nordey. Une splen­deur sub­ver­sive et pleine de féminin.  

La Mer­teuil est d’abord une voix. Avant d’apparaître, par trans­parence der­rière un immense rideau gris per­lé qui dis­simule la scène. « Avez-vous un cœur ? » demande-t-elle à Val­mont dans un mono­logue incisif et cru­el. Le rideau se lève et ils sur­gis­sent. Elle (si intense et trou­blante, Hélène Alexan­dridis) d’abord. Lui ensuite, Stanis­las Nordey, dont le jeu, tout en retenue et sub­til­ité mon­tre que cet acteur de génie, bien dirigé, est décidé­ment capa­ble de tout jouer.

Les anciens amants sont fardés, per­ruqués, sophis­tiqués. Ils se tien­nent dans un salon qui sem­ble aban­don­né, onirique aus­si, peut-être con­sti­tué de « cette étoffe dont sont faits nos rêves ». Ou nos cauchemars. En effet, l’action pour­rait se dérouler « dans un salon d’avant la Révo­lu­tion française ou un bunker d’après la troisième guerre mon­di­ale », avait écrit Hein­er Müller à pro­pos de cette pièce qui s’inspire des Liaisons dan­gereuses de Lac­los sans jamais en devenir une adap­ta­tion. 

Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quar­tett (crédit Christophe Ray­naud de Lage)

Mer­teuil et Val­mont sont pâles comme la mort. Les traits tirés, comme cou­verts de pous­sière.  Après des joutes d’une méchanceté et d’une cru­auté implaca­bles, ces lib­ertins vont se livr­er au jeu dans le jeu imag­iné par Hein­er Müller avec délec­ta­tion et intel­li­gence. Comme le souligne Jacques Vincey, « le raf­fine­ment du Siè­cle des Lumières est l’apparat “naturel” de cet homme et de cette femme pétris de théolo­gie et de philoso­phie, qui ten­tent dés­espéré­ment d’échapper à l’état de nature ». Les répliques fusent, éro­tiques, cru­elles, grinçantes, et bien sûr machi­avéliques. 

Sans nul doute, la Mar­quise de Mer­teuil est celle qui met en scène et dirige ce jeu. Comme chez Lac­los, comme dans ce Quar­tett écrit par Müller en 1980, mais comme rarement enten­du sur scène, elle se révèle aus­si, grâce au tal­ent de la comé­di­enne et à la sub­til­ité de Jacques Vincey, être une femme qui, écrasée par sa con­di­tion, n’a d’autre solu­tion que de porter un masque et de s’en jouer tout en se jouant –surtout- des autres. Une inten­tion fine, d’un fémin­isme puis­sant où la vic­time ne révèle jamais ses inten­tions. Pour­tant, plane aus­si une ombre mor­tifère. Comme sou­vent dans les spec­ta­cles de Jacques Vincey, la mort n’est jamais très loin, la folie non plus. Et l’on joue, pen­dant cette heure jubi­la­toire, sur cette lisière avec déli­catesse et splen­deur, sans que l’esprit ne se relâche une sec­onde. Les remar­ques acerbes et vénéneuses fusent. Le jeu dans le jeu aus­si. 

Comme dans un miroir dont ils ne pour­raient sor­tir. La mar­quise de Mer­teuil devient le Vicomte de Val­mont, qui devient la Prési­dente Tourvel avant qu’elle ne joue la jeune Cécile Volange, la nièce juste sor­tie du cou­vent, sac­ri­fiée sur l’autel du lib­erti­nage. Hélène Alexan­dridis et Stanis­las Nordey passent de l’un à l’autre de ces rôles avec une sub­til­ité remar­quable, qui ne se départ jamais d’une inquié­tante étrangeté. 

Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quar­tett (crédit Christophe Ray­naud de Lage)

C’est que Vincey, admirable directeur d’acteurs, joue sur les formes avec raf­fine­ment. Aux con­tours durs et incisifs de Mer­teuil et Val­mont répon­dent une scéno­gra­phie tout en courbes (ici quelques halos de fumée, là quelques mon­tic­ules vague­ment dis­simulés) et des lumières de Dominique Brugière qui con­fèrent à ce dia­logue féroce une étrange alchimie, un peu hyp­no­ti­sante. Enfin, ce théâtre de la cru­auté que l’on a regret à quit­ter lorsque s’achève la pièce, nous rap­pelle aus­si, à tra­vers Mer­teuil, la puis­sance du jeu. Val­mont n’était finale­ment qu’un pion. Celle qui clame qu’il est bon « d’être une femme et pas un vain­queur » a peut-être tout imag­iné de ce Quar­tett, fan­tasme éblouis­sant et sub­ver­sif. 


Dominique Bruguière est une figure majeure de la scène théâtrale, opératique et chorégraphique. Une figure de l’ombre car son métier de créatrice lumière est méconnu du grand public, mais ses longs compagnonnages avec des metteurs en scène d’exception (Claude Régy, Jérôme Deschamps ou Patrice Chéreau, entre autres) ont tracé un parcours artistique singulier. Elle a su fonder au cours de multiples créations son propre langage dramaturgique sous l’angle de la lumière : fondre sa sensibilité dans celle du collectif et rendre compte de ce que le récit parfois dissimule.

Dans cet essai issu d’une série d’entretiens avec Chantal Hurault, membre du comité de rédaction d'Alternatives Théâtrales, la lumière de spectacle est dépeinte d’une manière à la fois sensorielle et émotive, au travers des souvenirs de Dominique Bruguière ; mais aussi d’un point de vue esthétique, avec le souci de clarté et l’exigence qui caractérisent son travail. Le lecteur prend alors conscience de la lente maturation nécessaire à la réalisation d’un éclairage appuyant à la fois la scénographie, le jeu des acteurs et des actrices ainsi que les ambitions de mise en scène. Cette parole d'artiste de la lumière se révèle captivant, riche et signifiant.
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Photo de Marjorie Bertin, Crédit Anthony Ravera RFI
Marjorie Bertin
Docteur en Études théâtrales, enseignante et chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle, Marjorie Bertin est également journaliste à...Plus d'info
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