Connaissons-nous STANISLAVSKI ?

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Connaissons-nous STANISLAVSKI ?

Le 7 Mar 2024
Photo 0. C. STANISLAVSKI dans les années 1930. © Musée du Théâtre d’Art
Photo 0. C. STANISLAVSKI dans les années 1930. © Musée du Théâtre d’Art

« Ceux qui ont à enseign­er le jeu de l’acteur pour la pre­mière fois lisent Stanislavs­ki, car ils craig­nent de ne rien savoir, mais, plus tard, enseignant à l’école de théâtre, ils ne lisent plus rien et con­stru­isent des méth­odes à eux qui ne sont que de la bouil­lie. »1

Automne 1923. Stanislavs­ki, qui pilote la tournée inter­na­tionale du Théâtre d’Art, dicte fébrile­ment à sa secré­taire les dernières pages de son auto­bi­ogra­phie. Il a besoin de dol­lars pour faire soign­er son fils tuber­culeux en Suisse et s’est engagé auprès d’un édi­teur améri­cain à pub­li­er ses sou­venirs. Ils paraitront sous le titre My Life in Art au début de l’été 1924.

My life In Art - Constantin Stanislavski
Cou­ver­ture de la biogra­phie artis­tique de Stanislavs­ki, trad. J. Rob­bins, Boston, Lit­tle Brown and Co, 1924.D.R.

Our Life in Art est la vari­ante imag­inée par Richard Nel­son pour évo­quer cette aven­ture col­lec­tive à par­tir d’un moment-clé : la nuit où la com­pag­nie fête ses vingt-cinq ans. Il situe cette célébra­tion à Chica­go et souligne les pièges financiers dans lesquels les artistes moscovites sont tombés. Sur le plan his­torique, l’accent mis sur l’importance des représen­ta­tions de la troupe russe aux Etats-Unis se jus­ti­fie pleine­ment car c’était non pas l’Europe, tra­ver­sée en chemin, mais « l’Amérique » qui con­sti­tu­ait le véri­ta­ble but de la tournée. La com­pag­nie, nation­al­isée aux lende­mains d’Octobre 1917, était finan­cière­ment au bord du gouf­fre et avait fini par obtenir des visas pour se ren­dre en pays cap­i­tal­istes.  Les respon­s­ables cul­turels espéraient qu’à Prague, Berlin ou Paris, ils entre­tiendraient leur renom­mée, mais qu’en Amérique, ils la mon­nay­eraient par une pluie de dol­lars. Les acteurs les plus pres­tigieux furent placés sous la respon­s­abil­ité de Stanislavs­ki, tan­dis que l’autre directeur restait à Moscou et se por­tait garant du retour des voyageurs. Les Bolcheviks fai­sait d’une pierre deux coups :  ils prou­vaient aux Occi­den­taux qu’ils avaient con­servé le pat­ri­moine russe tout en per­me­t­tant à la com­pag­nie de s’autofinancer et de faire des réserves pour l’avenir, ce qui per­me­t­trait de réduire la dota­tion d’Etat. Ils réclamèrent aus­si qu’une par­tie des béné­fices serve à ali­menter un fonds d’aide aux artistes affamés. 

Mais l’Amérique fut loin d’être l’Eldorado tant espéré… 

Arrivée de la troupe du Théâtre d’Art de Moscou à Chica­go, accueil­lie par l’impresario Mor­ris Guest, 1923. © Musée du Théâtre d’Art

En trans­for­mant l’autobiographie de Stanislavs­ki en un réc­it poly­phonique sur la vie d’une com­pag­nie qui se con­sid­érait comme une famille, abritée dans un théâtre-mai­son, Richard Nel­son mul­ti­plie les facettes qui per­me­t­tent d’appréhender à un moment clé –un anniver­saire célébré autour d’un repas– le passé (avec Tchekhov), le présent (poli­tique­ment hos­tile) et le futur (incer­tain). 

Car­i­ca­ture parue dans Krokodil, 28 octo­bre 1923, inti­t­ulée « Le met­teur en scène et la plèbe ». Les car­i­ca­tur­istes font dire à Stanislavs­ki devant de rich­es cap­i­tal­istes améri­cains : « Lady and gen­tle­men ! Comme je suis heureux de ne pas voir devant moi la plèbe sovié­tique. » D.R.

Que Notre vie dans l’art soit accueil­lie au Théâtre du Soleil, célèbre famille théâ­trale ani­mée depuis 1964 par Ari­ane Mnouchkine, sem­ble à la fois logique (la com­pag­nie fête ses soix­ante ans) et para­dox­al car le tra­vail de dra­maturge et de met­teur en scène de Richard Nel­son est à l’opposé de la pra­tique du Soleil. L’hospitalité dou­blée d’admiration d’Ariane Mnouchkine pour la pièce qu’elle a traduite dépasse les choix esthé­tiques « (..) c’est apparem­ment quo­ti­di­en et puis d’un coup, vous ne savez pas pourquoi, vous avez envie de pleur­er »2 dira-t-elle. Notre vie dans l’art va au cœur de la (sur)vie d’une troupe per­ma­nente, au cœur des ques­tion­nements d’artistes qui con­tin­u­ent de vivre ensem­ble quand ils ne jouent ou ne répè­tent pas.  C’est alors que les règles de vie com­mune comptent et que les posi­tion­nements socio-poli­tiques de cha­cun impactent tout le groupe.

La Mou­ette d’Anton Tchekhov, 1898. Assis au pre­mier plan : Vsevolod Mey­er­hold dans le rôle de Tre­plev. Der­rière lui : Olga Knip­per dans le rôle d’Arkadina, à sa gauche Stanislavs­ki dans le rôle de Gaev. © Musée du Théâtre d’Art

Dans cette nuit fes­tive, arrachée à une suc­ces­sion haras­sante de représen­ta­tions et de déplace­ments sur la côte est nord-améri­caine, Stanislavs­ki reste en retrait. Il fig­ure le patri­arche, le référent, le respon­s­able admin­is­tratif. Mais à part son aut­o­cri­tique quant à sa manière de traiter Tchekhov et un rap­pel de la néces­sité d’observer la vie pour créer ses per­son­nages 3, son cre­do artis­tique et son Sys­tème restent hors champ. 

 « Que savez-vous du met­teur en scène de théâtre russe Kon­stan­tin Stanislavs­ki ? Si votre réponse ne va pas plus loin que : ‘Il a com­posé une méth­ode pour entrain­er les acteurs’, vous êtes comme les spec­ta­teurs qui ont récem­ment été décon­certés par cer­taines par­ties de Notre vie dans l’art »,

fai­sait remar­quer la cor­re­spon­dante du New York Times le 7 décem­bre 20234. Cette ques­tion fait écho, près de soix­ante-dix ans plus tard, à la con­stata­tion du théâtro­logue Bernard Dort dans sa pré­face de La Con­struc­tion du per­son­nage (sec­ond vol­ume que Stanislavs­ki a con­sacré au tra­vail de l’acteur) :

« Con­nais­sons-nous Stanislavs­ki ? […] Pour la plu­part des hommes de théâtre français, l’affaire est réglée une fois pour toutes ; Stanislavs­ki est quelque chose comme un saint, un héros, un sage ou un fou ; il suf­fit de citer religieuse­ment son nom en quelque occa­sion solen­nelle, et nous sommes quittes envers lui5. »

Le met­teur en scène péd­a­gogue a été enseveli sous son mythe et son Sys­tème dilué dans des « méth­odes » et autres théories du jeu qui ont fini par brouiller sa démarche et ses principes à visée exclu­sive­ment pra­tique. Si la trans­mis­sion de son héritage a été ren­due com­plexe par les aléas géopoli­tiques et les par­tis pris esthé­tiques, il est temps de dis­siper les malen­ten­dus et de faire le point.

Fal­si­fi­ca­tions, brouil­lages

Pour le 150e anniver­saire de la nais­sance de Stanislavs­ki, en jan­vi­er 2013, le Théâtre d’Art de Moscou a présen­té un spec­ta­cle com­posé de sou­venirs, d’anecdotes, de répliques fameuses, échangées avec ceux qui avaient ren­con­tré et entouré le maitre russe : Gor­don Craig, Isado­ra Dun­can, Vsevolod Mey­er­hold, Evguéni Vakhtan­gov, Mikhaïl Tchekhov, Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, les dig­ni­taires sovié­tiques, etc. Ce mon­tage, inti­t­ulé Au-delà de Stanislavs­ki6, visait sa désacral­i­sa­tion, en mon­trant à la fois sa grandeur et ses mani­a­que­ries. En Russie, le temps était venu de rel­a­tivis­er cet héritage, oblig­a­toire et fal­si­fié pen­dant des décen­nies. L’ayant sacré « père du réal­isme social­iste au théâtre », les exégètes sovié­tiques ont retiré de ses écrits tout ce qui revoy­ait à la spir­i­tu­al­ité (en par­ti­c­uli­er l’utilisation du yoga et le recours au sub­con­scient) et ils ont fab­riqué la « méth­ode » des actions physiques en l’appuyant sur la sci­ence matéri­al­iste. Les réflex­es con­di­tion­nels de Ivan Pavlov ont été imposés comme base du Sys­tème dans sa dernière péri­ode, à la place de la mémoire émo­tion­nelle, pour­tant util­isée jusqu’à la fin de son par­cours par Stanislavs­ki pour for­mer les comé­di­ens.  Mais les ouvrages du Français Théo­d­ule Ribot qui en avait analysé le fonc­tion­nement et que le péd­a­gogue russe avait util­isés pour aider l’acteur à pré­par­er ses per­son­nages, furent con­damnés pour idéal­isme dans le cadre des cam­pagnes anti-cos­mopo­lites des années 19307.

Stanislavs­ki et Gor­don Craig, Moscou, 1910. D.R.
  1. Krys­t­ian Lupa, Utopia. Let­tres aux acteurs, trad. E. Veaux, Arles, Actes Sud/Le Temps du théâtre, 2016, p.40 ↩︎
  2. Richard Nel­son, Notre vie dans l’art, in L’Avant-scène théâtre, N°1548, nov. 2023. « Extrait d’une ren­con­tre avec le pub­lic du Théâtre du Soleil », non pag­iné. ↩︎
  3. Ibi­dem, pp.71 et 104 – 105. ↩︎
  4. New York Times/the­ater/our-life-in-art-stanislavs­ki. “What do you know about Russ­ian the­ater direc­tor Kon­stan­tin Stanislavs­ki ? If your answer doesn’t go much fur­ther than ‘He designed a method for train­ing actors’, you are much like the audi­ence mem­bers who were recent­ly mys­ti­fied by parts of Our Life in Art (…).” Lau­ra Cap­pelle. Con­sulté le 30 déc. 2023. ↩︎
  5. Bernard Dort, « Une grande aven­ture », pré­face de Con­stan­tin Stanislavs­ki, La Con­struc­tion du per­son­nage, trad. C. Antonet­ti, Paris, Olivi­er Per­rin, 1966, p. IX. ↩︎
  6. Le texte a été com­posé par M. Dour­nenkov et mis en scène par K. Sere­bren­nikov, Tous deux vivent aujourd’hui en exil. ↩︎
  7. Voir M.-C. Autant-Math­ieu, Le Sys­tème de Stanislavs­ki. His­toire, genèse et inter­pré­ta­tions d’une pra­tique du jeu de l’acteur, Paris, EOE, 2022, pp. 65 – 77 et 210 – 244. ↩︎
  8. Bertolt Brecht, Ecrits sur le théâtre, t.1, Paris, L’Arche, 1972, pp. 369 – 371 (années 1935 – 1941). ↩︎
  9. The Lee Stras­berg Notes, ed. Lola Cohen, Lon­don & New York, Rout­ledge, 2010, p.144. ↩︎
  10. My Life In Art parut en 1924, deux ans avant la vari­ante russe, plus longue. An Actor Pre­pares (La For­ma­tion de l’acteur) parut en 1936, deux ans avant la ver­sion russe, dif­férente par son con­tenu et son titre : Le Tra­vail de l’acteur sur soi durant le proces­sus du ressen­ti. ↩︎
  11. Jacques Copeau, Reg­istres VI, L’Ecole du Vieux-Colom­bier, Paris, Gal­li­mard, NRF, 2000, p.410. ↩︎
  12. Jean Vilar, « Intro­duc­tion », Con­stan­tin Stanislavs­ki, La For­ma­tion de l’acteur, trad. C. Antonet­ti, Paris, Olivi­er Per­rin, 1958, p.13. ↩︎
  13. Antoine Vitez, Ecrits sur le théâtre. T.1 : l’école, Paris, P.O.L.,1994, p. 61. ↩︎
  14. Ibi­dem, p.56. ↩︎
  15. Denis Diderot, Ecrits sur le théâtre. t.2 : les acteurs, ed. Alain Ménil, Pock­et, 1995, p. 130.  ↩︎
  16. K. Stanislavskij, Iz zapis­nyh knižekt.2, Mosk­va, VTO, 1986, p. 235. ↩︎
  17. Guy Freixe, La Fil­i­a­tion Copeau-Lecocq-Mnouchkine. Une ligne de jeu de l’acteur, Mont­pel­li­er, L’Entretemps, coll. Les Voies de l’acteur, 2014. ↩︎
  18. La Ceri­saie, Pro­gramme, 2009. ↩︎
  19. K. Stanislavs­ki, let­tre du 31 décem­bre 1929, in Cor­re­spon­dance, éd. et trad. M.-C. Autant-Math­ieu, Paris , EOE, 2018, pp. 375 – 376. ↩︎
  20. K. Stanislavskij, Sobranie soči­nenij v 9 tomax, t.4, Mosk­va, Iskusst­vo, 1990, p.382. ↩︎
  21. Richard Nel­son dans Notre vie dans l’art men­tionne Boleslavs­ki (Richard), le cou­ple des Boul­gakov (Var­vara et Lev) qui restèrent aux Etats-Unis. D’autres émi­grés s’installèrent à Prague, Berlin, Paris, Sofia. ↩︎
  22. Joshua Logan, My Up and Down, in and Out Life, New York, Delacarte Press, 1976, p. 53. ↩︎
  23. Jerzy Gro­tows­ki, « Vers un théâtre pau­vre », 1965, in Ecrits. Vol.1 : 1954 – 1969, trad. M.-T. Vido-Rzewus­ka, Paris, L’Arche, 2023, p.301. ↩︎
  24. Krys­t­ian Lupa, op. cit., pp. 32, 57, 136, 146. ↩︎
  25. La notion est for­mulée par le philosophe Shaun Gal­lagher en 2005. Voir Gabriele Sofia, « Towards a 20th Cen­tu­ry His­to­ry of Rela­tion­ship between The­atre and Neu­ro­science”, in Brazil­ian Jour­nal on Pres­ence Stud­ies, Por­to Ale­gre, 2014, vol. 4, n°2, p. 316. ↩︎
  26. Gia­co­mo Riz­zo­lat­ti, Cor­ra­do Sini­gaglia, Les Neu­rones miroirs, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 143. ↩︎
  27. Dorys Faria Calvert, « Théâtre et Neu­ro­science : l’éveil d’un nou­veau dia­logue entre arts et sci­ence, in Brazil­ian Jour­nal on Pres­ence Stud­ies, 2014, pp. 238 – 239. ↩︎
  28. Voir Créer, ensem­ble. Points de vue sur les com­mu­nautés artis­tiques (fin du XIXe-XXe siè­cles), éd. M.-C. Autant-Math­ieu, Mont­pel­li­er, L’Entretemps, 2013. ↩︎
  29. Joseph Danan, Entre théâtre et per­for­mance : la ques­tion du texte, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. Appren­dre, 2013, p. 27. ↩︎
  30. Thomas Oster­meier, Le Théâtre et la peur, trad. J. Gori­aux-Pele­chovà, Arles, Actes Sud/Le temps du théâtre, 2016, pp. 84, 111, 115. ↩︎
  31. Mas­ter-class du 26 juin 2015 à Paris, http://www.lemonde.fr/scenes/article/2015/06/26/thomas-ostermeier-detaille-sa-methode-lors-d-une-master-class-a-paris_4662878_1654999.html#uVZxiMsKGu7JocOR.99, con­sulté le 25 août 2017. ↩︎
  32. Entre­tien de févri­er 1919. K. Stanislavskij, Sobranie soči­nenij v 9 t., t.6, Mosk­va, Iskusst­vo, 1994, p. 481. ↩︎
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