Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes « Nazim Hikmet »
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Les chants des hommes sont plus beaux qu’eux-mêmes « Nazim Hikmet »

Le 23 Nov 2007
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Entre­tien avec Jacques Del­cu­vel­lerie réal­isé par Bernard Debroux

Bernard Debroux : Comme naît pour toi un pro­jet ? Est-ce au départ d’un con­cept ? À quel moment inter­vient le théâtre ? On peut imag­in­er que c’est com­plète­ment dis­tinct. Le fait qu’on s’y attarde, s’y accroche et le fait d’en faire du théâtre sont peut-être deux démarch­es très dif­férentes ?

Jacques Del­cu­vel­lerie : Il ne s’agit jamais d’un con­cept a pri­ori. Mais effec­tive­ment, le pro­jet peut naître soit d’une réal­ité vécue, d’un désir, d’un cri, sans aucune antic­i­pa­tion des formes que cette réal­ité pour­rait requérir pour s’exposer — le « théâtre » comme tu dis — et c’est ensuite un long tra­vail de faire émerg­er celles qui s’imposent ; soit il s’accompagne, se sou­tient d’une vision « théâ­trale » pré­cise, immé­di­ate, impérieuse, et c’est un autre tra­vail d’explorer tout ce que cette vision poten­tialise. Je donne deux exem­ples, ren­voy­ant à l’un et l’autre cas. Comme je l’ai déjà sou­vent expliqué, Rwan­da 94 est né d’une très vio­lente et dou­ble révolte : devant l’événement même du géno­cide et devant la dra­maturgie de « l’information » par laque­lle il me par­ve­nait. De ce hurlement devant mon téléviseur s’est finale­ment accouché sur qua­tre ans un spec­ta­cle dont je ne savais pas du tout les chemins qu’il allait emprunter mais qui, au total, entre autres, affronte bien la ques­tion du géno­cide et celle des médias. Par con­tre, pour Trash (A Lone­ly Prayer) (1992), tout découle d’une vision pré­cise qui m’est venue à Rome, dans un con­texte sans aucun rap­port avec cette image : cinq femmes face pub­lic, cha­cune à un micro, dans un état d’une extrême inten­sité, ce qu’on nomme par­fois un « état sec­ond », au bord de la crise mais encore sous con­trôle, et débi­tant un flot d’obscénités sans lim­ites. Mais il s’est passé plusieurs années avant que je ren­con­tre la per­son­ne, en l’occurrence Marie-France Col­lard, qui pou­vait pro­duire l’écriture de cette vision, et que je décou­vre beau­coup d’autres choses qui se cachaient der­rière l’intuition pre­mière. Sans compter les proces­sus à inven­ter pour que cela s’incarne dans des corps d’actrices, un espace musi­cal, etc., bref un acte qui soit égale­ment une représen­ta­tion. Ce sont deux nais­sances de pro­jet très dif­férentes, apparemment.Dans tous les cas, les pro­jets que je me suis sen­ti capa­ble de porter, et pour lesquels j’é­tais suff­isam­ment motivé pour les faire aboutir envers et con­tre tout, sou­vent après plusieurs années, ce sont des pro­jets qui cor­re­spon­dent à une sorte de néces­sité. Je veux dire par là que tu ne peux plus t’en débar­rass­er, même si tu sais que les moyens excè­dent tes forces ou que tu risques la déroute. Je me sens donc inca­pable de fonc­tion­ner en enchaî­nant des spec­ta­cles, sai­son après sai­son, et l’aisance de ceux qui passent d’une Locan­diera à une Ceri­saie et d’un Fran­ca Rame à un Boul­gakov me laisse tou­jours per­plexe. Pourquoi ça plutôt qu’autre chose, vrai­ment ? Bien sûr, il y a un grand nom­bre de textes avec lesquels j’entretiens un rap­port et à pro­pos desquels j’aurais quelque chose à dire qui se dis­tinguerait, plus ou moins (nous sommes tous des lecteurs sin­guliers) de ce que d’autres en ont déjà dit. D’ailleurs — et c’est très sain —l’é­cole, l’enseignement te per­me­t­tent cette remise en chantier per­pétuelle de ton héritage aus­si bien que des expéri­ences inédites. Mais la néces­sité d’entreprendre une « œuvre » dans le champ de la créa­tion et de la pro­duc­tion, c’est-à-dire la néces­sité d’engager une con­fronta­tion vitale avec ça, avec ce que cela com­porte de dan­gereux et aus­si de tyran­nique vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres, il me sem­ble qu’on ne la com­mande pas. Je ne réus­sis pas, en tous cas, à m’en con­va­in­cre véri­ta­ble­ment quand elle ne s’impose pas. Et si tu peux y résis­ter, abstiens-toi, c’est ma règle désor­mais.

Bernard Debroux : Com­ment défini­rais-tu cette néces­sité ? Ou com­ment la ressens-tu ?

Jacques Del­cu­vel­lerie : Ce n’est pas exacte­ment l’image roman­tique de la chose irré­press­ible. Ça tient à la nature du théâtre et des arts de la représen­ta­tion : quelque chose qui ne sur­git pas entière­ment de soi et pour soi. On sait que finale­ment nous serons con­fron­tés à d’autres dans un espace pub­lic, lors des représen­ta­tions. Donc même tes intu­itions les plus sauvages pren­nent forme dans ta tête et au cours de ton tra­vail avec la néces­sité de réfléchir ce rap­port. Qu’en est-il aujourd’hui des arts de la représen­ta­tion, du spec­ta­teur, du can­cer de la spec­tac­u­lar­i­sa­tion de toute réal­ité, etc. ? Ça, c’est la part du « con­cept » dont tu par­lais au début, il n’est pas à la source vive de ce que tu pro­duis, mais tu dois réfléchir aux con­di­tions où cette source prend nais­sance et coule. Bon, je m’aperçois que j’évite ta ques­tion. Elle a quelque chose de gênant. Au fond, j’identifie ma néces­sité d’entreprendre un pro­jet pré­cis quand s’emparent de moi deux émo­tions très dis­tinctes mais con­comi­tantes. Dis­ons qu’avec la pre­mière émo­tion, quelque chose me soulève… Quelque chose de bon en moi, ou plutôt de meilleur que moi se révèle, est révélé, par quelque chose que je lis ou que je vois ou que j’entends. C’est un fait que sou­vent cela se traduit par des larmes aux yeux. Je ne fais pas de sen­ti­men­tal­isme, parce qu’en réal­ité ce n’est pas mal­heureux, triste, c’est sim­ple­ment que quelque chose brusque­ment excède tes capac­ités de défense et de réponse, quelque chose se réveille. Et d’ailleurs ce ne sont pas des san­glots, ça ne dure pas, c’est une suf­fo­ca­tion inat­ten­due d’humanité qui te relie très pro­fondé­ment, toi, à ce que tu viens de lire ou de voir. Cela peut advenir devant un événe­ment réel, une per­son­ne (par exem­ple, au Rwan­da, j’ai eu cela non pas devant un charnier mais à l’écoute d’un réc­it et devant un paysage) ou avec une chan­son, ou un texte. Cela peut être apparem­ment dérisoire, par exem­ple dans La Mou­ette, quand Tre­plev dans sa dernière ren­con­tre avec Nina, quelques min­utes avant de se sui­cider, lui dit : « Restez, je vous ferai à manger ». Et cela peut même advenir dans un texte dont je ne partage pas du tout la vision du monde, par exem­ple j’ai cette suf­fo­ca­tion — et tou­jours aux mêmes endroits,très pré­cis — dans cer­tains pas­sages de I’Andromaque de Racine, ou de L’Annonce faite à Marie de Claudel. Je l’ai, bien sûr, en quan­tité d’endroits chez Brecht (l’enthousiasme de Chen Te pour les avi­a­teurs et l’avion postal qui porte le cour­ri­er ami­cal, ou dans le poème où elle dit par­tir avec Sun qui est « mau­vais » plutôt qu’avec Chou Fou qui lui offre tout), Brecht qui, de sur­croît, réus­sit deux sec­on­des après à me faire rire (toute la scène du bouch­er dans La Mère). Je ne voudrais pas être mal com­pris, il ne s’agit pas là d’émotions comme toute belle lec­ture ou forte ren­con­tre peu­vent t’en pro­cur­er. Cette « suf­fo­ca­tion » est par­ti­c­ulière, elle t’indique « quelque chose » en toi dont tu ne te rap­pelais pas et avec quoi tu devras tra­vailler désor­mais. C’est quelque chose qui te réjouit, parce que tu te décou­vres encore humain à cause d’un autre humain, et en même temps t’effraie. Et l’autre émo­tion, con­comi­tante, j’insiste, c’est le désir d’entrer en guerre, de se bat­tre avec et con­tre quelque chose. J’en ai dit un mot pour Rwan­da 94, de cette colère. Elle allait devenir colère con­tre bien d’autres choses que les bour­reaux et les médias, par exem­ple : con­tre des his­to­riens, con­tre l’ethnologie et l’idéologie colo­niales, con­tre le rôle de l’ONU, des grandes puis­sances, de l’Église, etc. Il y en a une de même nature à la source d’Anathème, notre ora­to­rio à par­tir de la Bible. Mais ce com­bat n’est pas qu’une affaire de « con­tenu », c’est aus­si un com­bat avec l’œuvre elle-même, et avec les préjugés esthé­tiques. Par exem­ple, en mon­tant Claudel et Brecht, j’étais aus­si en guerre con­tre les visions dom­i­nantes actuelles de leurs dra­matur­gies. Con­tre ceux (je ne par­le pas de Vitez, bien sûr, mais de tant d’autres) qui veu­lent aujourd’hui ren­dre la représen­ta­tion claudéli­enne plus quo­ti­di­enne, veu­lent le « rap­procher de nous », amenuisent sa dimen­sion exces­sive et, notam­ment, cet « opéra de paroles » comme il dis­ait lui-même, la ques­tion du souf­fle, en niant que c’est une langue totale­ment poé­tique, donc totale­ment arti­fi­cielle en même temps qu’articulée aux pul­sions les plus ani­males, et pas du tout sur le « par­lé naturel » qui émas­cule aujourd’hui toute prosodie. Oui, Claudel c’est totale­ment char­nel et en même temps totale­ment empha­tique. Donc, quand j’entreprends de tra­vailler sur cette pièce, je dois d’abord accepter d’être vain­cu par elle, par sa langue et, fort de cette défaite, redé­cou­vrir toutes les tech­niques vocales, toutes les anci­ennes ressources musi­cales de l’art rhé­torique, en même temps qu’un tra­vail d’implication physique et psy­chique dans le jeu, qui trans­forme ces tech­niques et tran­scende la sim­ple vir­tu­osité. Alors tu t’approches d’une dra­maturgie où le dra­ma — car ces per­son­nages s’affrontent ter­ri­ble­ment —et le rit­uel, la vio­lence et le chant, ne s’opposent plus mais se por­tent récipro­que­ment à des som­mets incon­nus de nos exis­tences ordi­naires. C’était la même chose avec La Mère de Brecht en 1995. J’étais excédé par tout ce qui se dis­ait : que, finale­ment, il n’était pas si com­mu­niste mais un filou en même temps qu’un grand poète aux thèmes uni­versels, que les procédés brechtiens sont usés, que c’est faire vivre sa leçon que de le traiter avec le même irre­spect qu’il a mis en usage avec les clas­siques, qu’il fal­lait en finir avec le musée (alors que je te défie de trou­ver une mise en scène « muséale » dans les trente dernières années), etc. Tout ce jésuit­isme mondain qu’on trou­ve dans les ouvrages des années 1980 et qui descend à Bou­vard et Pécuchet après 1989.C’était impor­tant pour moi, vital aujourd’hui, de mon­tr­er sur scène, par la vie même de la scène, que c’était faux. Claudel était un inté­griste catholique et Brecht un com­mu­niste, à sa manière, certes, mais pro­fondé­ment, et il n’était pas moins drôle, moins léger, moins fin, moins com­plexe, moins boulever­sant de ce fait, au con­traire. C’est pré­cisé­ment en le mon­tant con­tre lui-même le plus sou­vent qu’on le rend vul­gaire ( les « actu­al­i­sa­tions » à l’emporte-pièce), lourd, lèche-cul, et finale­ment pour emballer on est obligé de forcer sur le « culi­naire » comme il dis­ait, les effets, etc. Brecht a théorisé sub­tile­ment sur le mod­èle et même la copie (alors que la pire insulte aujourd’hui est d’accuser un artiste de copi­er), et nous, nous avons passé un an, toute l’équipe, à étudi­er sa mise en scène de La Mère (mise en place, décors, acces­soires, cos­tumes, machiner­ie, par­ti­tions, orches­tra­tion, pro­jec­tions, tout), à tra­vailler le chant avec un spé­cial­iste d’Eisler de Leipzig, Dirk Von­dran, bref à ten­ter le plus sérieuse­ment pos­si­ble de nous ren­dre capa­bles d’approcher son tra­vail, de l’explorer pas à pas, de com­pren­dre pourquoi ceci et non pas cela, de repro­duire de façon minu­tieuse mais per­son­nal­isée, vivante, jus­ti­fiée, joyeuse. Et nous avons fait sci­em­ment une copie légère­ment inex­acte. Par défaut, bien sûr : nous n’avions pas son génie ni celui de ses acteurs (mais de cet écart nous savions jouer), mais surtout délibéré­ment en nous écar­tant un peu, très peu mais net­te­ment, de cer­taines solu­tions quand il s’avérait claire­ment (et c’était rare) qu’en 1995, être fidèle à sa solu­tion scénique reve­nait à trahir sa posi­tion. Peu de spec­ta­teurs et même de spé­cial­istes ont vu les écarts (l’original est déjà oublié…) et tous ont sen­ti forte­ment le « mod­èle », et cela n’a rien empêché d’un suc­cès au-delà de nos espérances. Où nous avons pu véri­fi­er un vieil adage de Mao Tse Toung : que la vérité est tou­jours à con­tre-courant, ici para­doxale­ment, avec Claudel et Brecht, que pour révéler le présent il fal­lait regarder résol­u­ment en arrière. Naturelle­ment, le choix de la pièce n’é­tait pas inno­cent pour se livr­er à cette gageure du « mod­èle », ce choix dra­maturgique pour cette pièce dis­ait en soi l’essentiel. Cela ne con­tre­di­s­ait pas le choix authen­tique dif­férent de cer­tains pour d’autres pièces main­tenant, par exem­ple I’Arturo Ui d’Heiner Müller.

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Bernard Debroux
Écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
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