Entretien avec Jacques Delcuvellerie réalisé par Bernard Debroux
Bernard Debroux : Comme naît pour toi un projet ? Est-ce au départ d’un concept ? À quel moment intervient le théâtre ? On peut imaginer que c’est complètement distinct. Le fait qu’on s’y attarde, s’y accroche et le fait d’en faire du théâtre sont peut-être deux démarches très différentes ?
Jacques Delcuvellerie : Il ne s’agit jamais d’un concept a priori. Mais effectivement, le projet peut naître soit d’une réalité vécue, d’un désir, d’un cri, sans aucune anticipation des formes que cette réalité pourrait requérir pour s’exposer — le « théâtre » comme tu dis — et c’est ensuite un long travail de faire émerger celles qui s’imposent ; soit il s’accompagne, se soutient d’une vision « théâtrale » précise, immédiate, impérieuse, et c’est un autre travail d’explorer tout ce que cette vision potentialise. Je donne deux exemples, renvoyant à l’un et l’autre cas. Comme je l’ai déjà souvent expliqué, Rwanda 94 est né d’une très violente et double révolte : devant l’événement même du génocide et devant la dramaturgie de « l’information » par laquelle il me parvenait. De ce hurlement devant mon téléviseur s’est finalement accouché sur quatre ans un spectacle dont je ne savais pas du tout les chemins qu’il allait emprunter mais qui, au total, entre autres, affronte bien la question du génocide et celle des médias. Par contre, pour Trash (A Lonely Prayer) (1992), tout découle d’une vision précise qui m’est venue à Rome, dans un contexte sans aucun rapport avec cette image : cinq femmes face public, chacune à un micro, dans un état d’une extrême intensité, ce qu’on nomme parfois un « état second », au bord de la crise mais encore sous contrôle, et débitant un flot d’obscénités sans limites. Mais il s’est passé plusieurs années avant que je rencontre la personne, en l’occurrence Marie-France Collard, qui pouvait produire l’écriture de cette vision, et que je découvre beaucoup d’autres choses qui se cachaient derrière l’intuition première. Sans compter les processus à inventer pour que cela s’incarne dans des corps d’actrices, un espace musical, etc., bref un acte qui soit également une représentation. Ce sont deux naissances de projet très différentes, apparemment.Dans tous les cas, les projets que je me suis senti capable de porter, et pour lesquels j’étais suffisamment motivé pour les faire aboutir envers et contre tout, souvent après plusieurs années, ce sont des projets qui correspondent à une sorte de nécessité. Je veux dire par là que tu ne peux plus t’en débarrasser, même si tu sais que les moyens excèdent tes forces ou que tu risques la déroute. Je me sens donc incapable de fonctionner en enchaînant des spectacles, saison après saison, et l’aisance de ceux qui passent d’une Locandiera à une Cerisaie et d’un Franca Rame à un Boulgakov me laisse toujours perplexe. Pourquoi ça plutôt qu’autre chose, vraiment ? Bien sûr, il y a un grand nombre de textes avec lesquels j’entretiens un rapport et à propos desquels j’aurais quelque chose à dire qui se distinguerait, plus ou moins (nous sommes tous des lecteurs singuliers) de ce que d’autres en ont déjà dit. D’ailleurs — et c’est très sain —l’école, l’enseignement te permettent cette remise en chantier perpétuelle de ton héritage aussi bien que des expériences inédites. Mais la nécessité d’entreprendre une « œuvre » dans le champ de la création et de la production, c’est-à-dire la nécessité d’engager une confrontation vitale avec ça, avec ce que cela comporte de dangereux et aussi de tyrannique vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres, il me semble qu’on ne la commande pas. Je ne réussis pas, en tous cas, à m’en convaincre véritablement quand elle ne s’impose pas. Et si tu peux y résister, abstiens-toi, c’est ma règle désormais.
Bernard Debroux : Comment définirais-tu cette nécessité ? Ou comment la ressens-tu ?
Jacques Delcuvellerie : Ce n’est pas exactement l’image romantique de la chose irrépressible. Ça tient à la nature du théâtre et des arts de la représentation : quelque chose qui ne surgit pas entièrement de soi et pour soi. On sait que finalement nous serons confrontés à d’autres dans un espace public, lors des représentations. Donc même tes intuitions les plus sauvages prennent forme dans ta tête et au cours de ton travail avec la nécessité de réfléchir ce rapport. Qu’en est-il aujourd’hui des arts de la représentation, du spectateur, du cancer de la spectacularisation de toute réalité, etc. ? Ça, c’est la part du « concept » dont tu parlais au début, il n’est pas à la source vive de ce que tu produis, mais tu dois réfléchir aux conditions où cette source prend naissance et coule. Bon, je m’aperçois que j’évite ta question. Elle a quelque chose de gênant. Au fond, j’identifie ma nécessité d’entreprendre un projet précis quand s’emparent de moi deux émotions très distinctes mais concomitantes. Disons qu’avec la première émotion, quelque chose me soulève… Quelque chose de bon en moi, ou plutôt de meilleur que moi se révèle, est révélé, par quelque chose que je lis ou que je vois ou que j’entends. C’est un fait que souvent cela se traduit par des larmes aux yeux. Je ne fais pas de sentimentalisme, parce qu’en réalité ce n’est pas malheureux, triste, c’est simplement que quelque chose brusquement excède tes capacités de défense et de réponse, quelque chose se réveille. Et d’ailleurs ce ne sont pas des sanglots, ça ne dure pas, c’est une suffocation inattendue d’humanité qui te relie très profondément, toi, à ce que tu viens de lire ou de voir. Cela peut advenir devant un événement réel, une personne (par exemple, au Rwanda, j’ai eu cela non pas devant un charnier mais à l’écoute d’un récit et devant un paysage) ou avec une chanson, ou un texte. Cela peut être apparemment dérisoire, par exemple dans La Mouette, quand Treplev dans sa dernière rencontre avec Nina, quelques minutes avant de se suicider, lui dit : « Restez, je vous ferai à manger ». Et cela peut même advenir dans un texte dont je ne partage pas du tout la vision du monde, par exemple j’ai cette suffocation — et toujours aux mêmes endroits,très précis — dans certains passages de I’Andromaque de Racine, ou de L’Annonce faite à Marie de Claudel. Je l’ai, bien sûr, en quantité d’endroits chez Brecht (l’enthousiasme de Chen Te pour les aviateurs et l’avion postal qui porte le courrier amical, ou dans le poème où elle dit partir avec Sun qui est « mauvais » plutôt qu’avec Chou Fou qui lui offre tout), Brecht qui, de surcroît, réussit deux secondes après à me faire rire (toute la scène du boucher dans La Mère). Je ne voudrais pas être mal compris, il ne s’agit pas là d’émotions comme toute belle lecture ou forte rencontre peuvent t’en procurer. Cette « suffocation » est particulière, elle t’indique « quelque chose » en toi dont tu ne te rappelais pas et avec quoi tu devras travailler désormais. C’est quelque chose qui te réjouit, parce que tu te découvres encore humain à cause d’un autre humain, et en même temps t’effraie. Et l’autre émotion, concomitante, j’insiste, c’est le désir d’entrer en guerre, de se battre avec et contre quelque chose. J’en ai dit un mot pour Rwanda 94, de cette colère. Elle allait devenir colère contre bien d’autres choses que les bourreaux et les médias, par exemple : contre des historiens, contre l’ethnologie et l’idéologie coloniales, contre le rôle de l’ONU, des grandes puissances, de l’Église, etc. Il y en a une de même nature à la source d’Anathème, notre oratorio à partir de la Bible. Mais ce combat n’est pas qu’une affaire de « contenu », c’est aussi un combat avec l’œuvre elle-même, et avec les préjugés esthétiques. Par exemple, en montant Claudel et Brecht, j’étais aussi en guerre contre les visions dominantes actuelles de leurs dramaturgies. Contre ceux (je ne parle pas de Vitez, bien sûr, mais de tant d’autres) qui veulent aujourd’hui rendre la représentation claudélienne plus quotidienne, veulent le « rapprocher de nous », amenuisent sa dimension excessive et, notamment, cet « opéra de paroles » comme il disait lui-même, la question du souffle, en niant que c’est une langue totalement poétique, donc totalement artificielle en même temps qu’articulée aux pulsions les plus animales, et pas du tout sur le « parlé naturel » qui émascule aujourd’hui toute prosodie. Oui, Claudel c’est totalement charnel et en même temps totalement emphatique. Donc, quand j’entreprends de travailler sur cette pièce, je dois d’abord accepter d’être vaincu par elle, par sa langue et, fort de cette défaite, redécouvrir toutes les techniques vocales, toutes les anciennes ressources musicales de l’art rhétorique, en même temps qu’un travail d’implication physique et psychique dans le jeu, qui transforme ces techniques et transcende la simple virtuosité. Alors tu t’approches d’une dramaturgie où le drama — car ces personnages s’affrontent terriblement —et le rituel, la violence et le chant, ne s’opposent plus mais se portent réciproquement à des sommets inconnus de nos existences ordinaires. C’était la même chose avec La Mère de Brecht en 1995. J’étais excédé par tout ce qui se disait : que, finalement, il n’était pas si communiste mais un filou en même temps qu’un grand poète aux thèmes universels, que les procédés brechtiens sont usés, que c’est faire vivre sa leçon que de le traiter avec le même irrespect qu’il a mis en usage avec les classiques, qu’il fallait en finir avec le musée (alors que je te défie de trouver une mise en scène « muséale » dans les trente dernières années), etc. Tout ce jésuitisme mondain qu’on trouve dans les ouvrages des années 1980 et qui descend à Bouvard et Pécuchet après 1989.C’était important pour moi, vital aujourd’hui, de montrer sur scène, par la vie même de la scène, que c’était faux. Claudel était un intégriste catholique et Brecht un communiste, à sa manière, certes, mais profondément, et il n’était pas moins drôle, moins léger, moins fin, moins complexe, moins bouleversant de ce fait, au contraire. C’est précisément en le montant contre lui-même le plus souvent qu’on le rend vulgaire ( les « actualisations » à l’emporte-pièce), lourd, lèche-cul, et finalement pour emballer on est obligé de forcer sur le « culinaire » comme il disait, les effets, etc. Brecht a théorisé subtilement sur le modèle et même la copie (alors que la pire insulte aujourd’hui est d’accuser un artiste de copier), et nous, nous avons passé un an, toute l’équipe, à étudier sa mise en scène de La Mère (mise en place, décors, accessoires, costumes, machinerie, partitions, orchestration, projections, tout), à travailler le chant avec un spécialiste d’Eisler de Leipzig, Dirk Vondran, bref à tenter le plus sérieusement possible de nous rendre capables d’approcher son travail, de l’explorer pas à pas, de comprendre pourquoi ceci et non pas cela, de reproduire de façon minutieuse mais personnalisée, vivante, justifiée, joyeuse. Et nous avons fait sciemment une copie légèrement inexacte. Par défaut, bien sûr : nous n’avions pas son génie ni celui de ses acteurs (mais de cet écart nous savions jouer), mais surtout délibérément en nous écartant un peu, très peu mais nettement, de certaines solutions quand il s’avérait clairement (et c’était rare) qu’en 1995, être fidèle à sa solution scénique revenait à trahir sa position. Peu de spectateurs et même de spécialistes ont vu les écarts (l’original est déjà oublié…) et tous ont senti fortement le « modèle », et cela n’a rien empêché d’un succès au-delà de nos espérances. Où nous avons pu vérifier un vieil adage de Mao Tse Toung : que la vérité est toujours à contre-courant, ici paradoxalement, avec Claudel et Brecht, que pour révéler le présent il fallait regarder résolument en arrière. Naturellement, le choix de la pièce n’était pas innocent pour se livrer à cette gageure du « modèle », ce choix dramaturgique pour cette pièce disait en soi l’essentiel. Cela ne contredisait pas le choix authentique différent de certains pour d’autres pièces maintenant, par exemple I’Arturo Ui d’Heiner Müller.
