Toute la mer

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Toute la mer

Le 4 Mar 2016
"Andromaque" de Racine, mise en scène Antoine Vitez, 1971.
"Andromaque" de Racine, mise en scène Antoine Vitez, 1971.
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Antoine habitait le théâtre, y pas­sant le plus clair de son temps, mais le théâtre l’habitait, en comé­di­en qu’il avait si longtemps voulu être, et qu’il était, en fin de compte, en sus, comme quelqu’un qui n’a plus rien à per­dre¹. C’est pourquoi il don­nait l’im­pres­sion, il me don­nait, à moi, cette impres­sion de désir­er tant faire et être que sa seule vie n’y pou­vait suf­fire. Représen­ter la mer ; voilà tout sim­ple­ment ce qu’il cher­chait, accom­plir des mir­a­cles, ce qui se tradui­sait, pour le matéri­al­iste qu’il était, par mon­ter et mon­tr­er sur une scène de théâtre ce qui n’est pas représentable².

Un poly­graphe

C’é­tait un con­tin­uel traceur de signes, dans le sens de graphein, écrire, il souhaitait laiss­er des traces, presque avec dés­espoir, car le théâtre ressem­ble un peu à la paléon­tolo­gie, soit qu’il redonne vie à ce qui est passé, soit qu’il ait dis­paru, qu’il n’ait lais­sé que des indices. Il écrivait beau­coup, cor­re­spon­dance, notes, emplois du temps, listes des acces­soires, tra­duc­tions, exer­ci­ces d’é­cole, médi­ta­tions sur le théâtre, poèmes…

Dans les inter­valles des textes, il aimait à cal­ligra­phi­er, entre­laçant formes et let­tres et dessi­nant, dans les inter­valles de temps il aimait à pho­togra­phi­er, mais il s’in­téres­sait égale­ment à la typogra­phie pour les pub­li­ca­tions de son théâtre, à la ciné­matogra­phie quand on fil­mait ses mis­es en scène, à la scéno­gra­phie, bien sûr.

Dans le sec­ond sens de graphein, celui qui enreg­istre, Antoine était sen­si­ble comme un sis­mo­graphe aux théories de son époque. Bien qu’à ma con­nais­sance il n’en par­lât que peu, au con­traire des pédants, on ne pou­vait pas dire, en voy­ant son théâtre, qu’elles lui étaient étrangères. Bien au con­traire, il en avait acquis une sim­plic­ité, une hau­teur de vue, qui l’a­me­naient à sig­ni­fi­er le plus com­plexe par des actions sur le plateau, sachant qu’en choisir une, c’é­tait tir­er un fil, dévider la pelote entière. Quitte à tir­er, une autre fois, un autre fil. Et il se com­para­it, coupant à grands coups de ciseaux dans le champ des pos­si­bles, à un tailleur d’étoffes.

Sem­blable au Fils du Ciel

Il était, on l’a dit, il le dis­ait lui-même, un artiste de la Rai­son, un homme qui pen­sait, qui inven­tait, un poète et un philosophe, en même temps un homme qui mon­trait, qui offrait des images, dev­enues pour beau­coup d’en­tre nous « sou­venir intouch­able »³. Dans HAMLET par exem­ple, le décor était blanc, lumineux, rigoureux, par con­séquent sen­si­ble aux mou­ve­ments des corps vêtus de som­bre, à leur gra­phie d’en­cre de Chine. « II faut tra­vailler le cadre (…). Peut-être une entrée asymétrique, inat­ten­due, d’en dessous, de côté, de pro­fil, une ombre préal­able » notait-il à pro­pos d’HAM­LET⁴.

Si Antoine cher­chait, dans la douleur, car la tâche était impos­si­ble, à embrass­er le tout à dire, le théâtre le lui per­mit, au moins par­tielle­ment.

Dans le ven­tre ter­restre que Chail­lot souter­rain incar­nait mieux que d’autres lieux, l’artiste qu’il était vivait au Coeur du Milieu du Dedans, pour emprunter à Segalen, qui précé­da Claudel en Chine, une belle for­mule. Comme le Fils du Ciel, mal­gré la porte ouverte il demeu­rait à l’in­térieur, de sorte que ses oeu­vres, sem­blables aux poèmes de la CHRONIQUE DES JOURS SOUVERAINS, parais­saient des écrits tombés de son pinceau.

Vive voix de la poésie

Curieuse­ment, c’est à pro­pos de poésie, dont il avait une longue pra­tique effarouchée, que je com­prends le mieux son fameux « éli­taire pour tous ».

Couv 46Ce texte a été publié dans le numéro 46 d'Alternatives théâtrales (juillet 1994).
À l'occasion des vingt-cinq ans de la disparition d'Antoine Vitez les éditions Gallimard ont réédité Le Théâtre des idées, anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu.
1. Mais n'était-ce pas sa qualité, ou son génie, d'agir et d'être ainsi, un homme qui se jette du haut de la falaise ?
2. Digraphe n°8.
3. Entretien avec Yannis Kokkos, Le Journal de Chaillot n°9.
4. Note de service, 4 octobre 1982, citée dans Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, anthologie de D. Sallenave et G. Banu, ed. Gallimard.
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Théâtre
Vitez
Numéro 46
51
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Marie Etienne
Marie Etienne a vécu en Asie et en Afrique. Collaboratrice d’Antoine Vitez. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages...Plus d'info
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